La revue Dérives a pour origine, la découverte, il y a plus de vingt ans, du cinéma de Jean-Claude Rousseau. Et la rencontre avec le cinéaste avait été motivée par la lecture d’une de ses phrases, « Il n’y a que le lieu », retranscrite dans une autre revue de cinéma.
Son premier film Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre (1983) a été réalisé sous l’influence du tableau homonyme de Jan Vermeer. Il s’agissait pour le cinéaste de retrouver dans son cadre le même rapport entre les lignes que celui qui existe dans ce tableau. Jean-Claude Rousseau a écrit ces notes pour présenter le film.
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Par la fenêtre on ne sait pas quel est le paysage. Une rue, un canal, la vue sur Delft, le port peut-être. On est à l’intérieur dans la lumière du jour. Au mur, les cartes de géographie sont plus grandes que les tableaux et pourtant nous ne savons pas où nous sommes. La femme est à la fenêtre. Elle est debout lisant une lettre. Elle ne sait plus quel est le paysage tant elle fixe la lettre. Ce pourrait être n’importe lequel, n’importe quel point sur la carte.
À Rome, à Venise, à New York j’ai posé ma caméra pour faire le point, m’y retrouver, reconnaître finalement ce même lieu où nous sommes.
L’éternité a ses icônes.
Elle est visible.
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Pendant ces années, ces quelques mots nous ont accompagné au cours des Dérives. Cette lettre « Automne 2024 – Hiver 2025 » initiée par Damien Cattinari réactualise aujourd’hui cette réflexion sur le lieu et le paysage. Ci-dessous ses mots.
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Le landscape-film : ce sont des œuvres qui ont souvent la réputation d’être radicales ou exigeantes. Pourtant, il m’a toujours semblé que ces formes nous faisaient renouer avec des émotions très primaires de notre humanité. Dans RR de James Benning, c’est par exemple le bonheur enfantin de voir des trains passer, les uns après les autres, la stupéfaction de les voir entrer dans le cadre puis ressortir, avec un bruit si particulier, leurs couleurs criardes ou délavées. On est happés par un mouvement qui nous entraine dans notre propre espace mental. Cela m’a particulièrement frappé un jour où je visitais mon frère habitant près de la gare St-Charles. J’y voyais mon jeune neveu débouler dans le salon chaque fois qu’il entendait le son du train, pour le regarder s’en aller vers Paris, suspendu à son tabouret. A travers le cadre de la fenêtre, cette vision l’émerveillait. C’était le cinéma paysage, sans caméra. Et c’était l’émotion, que je retrouvais à mon tour, chaque fois, le sourire béat, devant un film de Peter Hutton ou de James Benning. L’émerveillement du réel : du rouge profond de l’automne, lorsque les feuilles tombent sur un chemin comme des peaux mortes, ou bien, lorsque la lumière du ciel vacille, et que les étoiles apparaissent dans l’obscurité grandissante. Le film paysage nous rappelle qu’il existe un déjà-là poétique du monde, bien avant le verbe et le langage, que la vie nous enchante parce que nous avons la possibilité d’en être le témoin. Car si un paysage n’a pas l’intention de dire quoi que ce soit, avec lui les choses s’entêtent à exister, en toute liberté, témoignent du passage ; ils libèrent la pensée au profit de la vision. Et c’est ce que le cinéma peut montrer : comment l’on peut apprendre à habiter un monde en apprenant à le regarder ; et à quel point on a besoin d’un cadre pour cela.
Dans un autre registre, ou disons plutôt, à son envers, d’autres cinéastes décident au contraire d’intervenir sur l’image, pour se rapprocher de l’émotion qu’a provoqué l’expérience du dit paysage. Iels ne s’attachent pas tant à capter la puissance du réel, ni à paraître vraisemblable, mais cherchent à ce que leurs images sonnent justes. C’est ainsi que Gaëlle Rouard, pour instaurer l’éclat de mirages, manipule ses images à coup de lentilles anamorphiques, superpositions, ou en jouant sur le développement des négatifs lors de bains chimiques. A travers ces différents processus, chaque objet, chaque lieu connu, ou reconnu, par le truchement de phares, prend soudain la consistance vaporeuse de la nuit. On entre dans un pays de songes et de mémoires. Et pourtant ! loin de nous perdre, un chemin, persistant dans la brume, nous ramène infailliblement chez nous, dans une intimité plus profonde, faite du croisement de la matière du monde et de nos rêves.
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Le cinéma n’existe pas en dehors du monde. Entretien avec James Benning
Cet entretien a été réalisé par Clara Drevet Lopez et Damien Cattinari en 2024
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Gaëlle Rouard. La matière du monde.
Le travail au noir : Avec Gaëlle Rouard
Entretien avec Gaëlle Rouard par Federico Rossin, 2023
Les Noces Rompues
Film de Gaëlle Rouard, 2014
Zooscopie
Film de Gaëlle Rouard, 2012
En quête de cinéma : Gaëlle Rouard
Entretien sonore, 2022
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Sous d’autres cieux, nous partageons également quatre films d’Emily Richardson, autre cinéaste particulièrement habitée par le paysage, et son rapport au temps. Aussi, la trilogie élémentaire et habitée de Calypso Debrot. Dominique Dubosc nous partage généreusement son geste de naissance en cinéma, trois films sud-américains datant de la fin des années 60, et récemment restaurés. Autres paysages intenses et familiers, Mineurs, de Ouahib Mortada, qui scelle un long retour dans sa ville originelle de Jerada auprès des mineurs, la découverte des récits minimalistes qu’abritent des côtes donnant sur l’océan dans deux films de Kyle Faulkner, suivi de la progressive remontée d’un fleuve, et tous les récits sans mots, qui peuvent s’y dérouler, avec Damien Catinari et son Trois Rives, Lo Thivolle filmant avec Elle, la fenêtre d’en face, tandis que dans une déambulation vers son passé, Richard Kerr reparcourt le Canal de son enfance. Et enfin, quelque chose d’une persistance, d’une insistance, à tenir position, sur la Palestine, avec Un peuple comme les autres, le dernier film du Groupe Jourdain.
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Emily Richardson. Une cinéaste du temps.
Block
Film d’Emily Richardson, 2005
Memo Mori
Film d’Emily Richardson, 2009
House Works
Film d’Emily Richardson, 2020
Immaterial Terrain
Film d’Emily Richardson, 2023
Calypso Debrot. La crise du sensible.
Troglodyte
Film de Calypso Debrot, 2023
La Nuée
Film de Calypso Debrot, 2022
Verdure
Film de Calypso Debrot, 2022
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Kyle Faulkner
Wabi Sabi
Film de Kyle Faulkner, 2019
Sangha
Film de Kyle Faulkner, 2020
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Richard Kerr
Canal
Film de Richard Kerr, 1982
Hawkesville to Wallenstein
Film de Richard Kerr, 1975
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Dominique Dubosc
Un trilogie Sud-Américaine
Films de Dominique Dubosc, 1968-1969
L’éveil d’un cinéma de l’être
Texte de Mauricio Hernández, 2024
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Autres films
Trois rives
Film de Damien Cattinari, 2023
Grand Incendie
Film de Marylène Negro et Nicolas Losson, 2023
Mineurs
Film de Ouahib Mortada, 2020
elle
Film de Lo Thivolle, 2022
Ce qu’il reste des vagues
Film de Camille Ringuet, 2024
Un peuple comme les autres
Film du Groupe Jourdain, 2024
Santa Puttana
Film de Eva Bottega, 2023
RLD
Film de Basile Trouillet, 2021
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Autres documents
Henri-François Imbert. L’or du temps
Entretien avec Henri-François Imbert par Astrid Adverbe, 2024
Apichatpong Weerasethakull, théorie des objets personnels. (Une esthétique de l’effet spécial)
Texte de Pascale Cassagnau, 2024
Ce Victor, là – Voyou – Mythologies noires
Texte de Stef Moro, 2024
Voir du merveilleux
Texte de Hans Richter, 1947
Lieux communs
Texte de Bruno Le Gouguec, 2024
Vers un cinéma candide et prolétarien
Texte de Pierre Tonachella, 2024
Ouvrir la caméra Bolex H 16 : le paysage de l’invention
Document filmé de Vincent Sorrel, 2024
En quête de cinéma.
Entretiens sonores de Ouahib Mortada et Edouard Mills-Affif avec Gérard Meylan et Hassen Ferhani, 2024
Croyons à l’aube de la saison froide*
Journal de bord de David Yon, 2024
Diffuser au futur antérieur
Texte de Jacopo Rasmi, 2024