Croyons à l’aube de la saison froide*

Journal de bord de David Yon, 2025

Contact : david.yon(arobase)tuta.com 

Débuts
Mai 2025

Le premier paysage dont je me souviens est une plage près de Royan. Une grande étendue de sable dans laquelle s’enfoncent des blockhaus construits pendant la seconde guerre mondiale. Suivant les marées, je pouvais m’y aventurer. Le ciel était immense et l’étendue de l’océan sans fin. Lorsque je m’approchais plus près des blockhaus une autre strate de temps s’ouvrait à moi et qui venait de plus loin. Sur le béton, des milliers de coquillages attendaient que la mer monte afin de pouvoir s’ouvrir et se nourrir des particules apportées par l’eau. J’étais un enfant et dans ce paysage composé d’éléments hétérogènes, il existait une tension qui ne m’a plus quittée ; différentes strates temporelles se côtoyaient et j’étais un élément parmi un ensemble qui me dépassait.

Lorsque j’ai eu 6 ans, nous avons déménagé au pied du Vercors. Mes années de jeunesse ont été nourries par de longues marches où j’explorai les collines environnantes à la recherche de fossiles. Les falaises de calcaire qui surplombaient le paysage étaient constituées de sédiments accumulés au fond de la mer il y a des millions d’années. Une présence qui me rappelait l’épaisseur du temps.

Au début des années 2000, alors étudiant à l’Université en études cinématographiques, je désirai réaliser des films qui partagent avec les spectateurs une présence intense des éléments du monde. Un jour, j’ai lu cette phrase dans une revue de cinéma : « Il n’y a que le lieu ». Elle avait été prononcée par le cinéaste Jean-Claude Rousseau, proche des cinéastes Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Le cadre est au centre de son travail et j’avais l’intuition que sa démarche pouvait m’aider à tracer mon propre chemin. Nos rencontres furent mon apprentissage en cinéma. Ses films n’avaient jamais été édités et afin de pouvoir diffuser son œuvre, avec des amis, nous avons créé une revue. C’est ainsi, qu’en 2007, est né le premier numéro de Dérives, revue & dvd et site internet autour du cinéma. Aujourd’hui www.derives.tv est un espace de ressource en ligne avec plus de trois mille films et textes accessibles gratuitement.

Lors de nos rencontres, Jean-Claude Rousseau m’a parlé plusieurs fois de Simone Weil dont les écrits avaient une grande importance pour lui. Une phrase de la philosophe, lue dans son livre la pesanteur et la grâce, m’a particulièrement marqué et continue de donner une orientation à mes recherches cinématographiques : « Le poète produit le beau par l’attention fixée sur du réel. De même l’acte d’amour. Savoir que cet homme, qui a faim et soif, existe vraiment autant que moi — cela suffit, le reste suit de lui-même ». Avec mon frère Mathieu, nous avons décidé de réaliser un film, Les oiseaux d’Arabie, qui propose un espace de dialogue entre le spectateur et la philosophe. Pour cela nous avons travaillé à partir de sa correspondance, écrite entre 1941 et 1942, avec Antonio Atarès, un anarchiste espagnol. En mars 1941, le gouvernement de Vichy avait déporté Antonio Atarès dans un camp d’internement à Djelfa  ; c’est là qu’il recevait les lettres de Simone Weil. Pendant les repérages, ce fut la première fois que j’entrais en Algérie et je découvrais Djelfa, une ville aux portes de la steppe où aucun touriste ne s’attarde. Dans ce pays qui n’est pas le mien, chaque jour, j’étais éprouvé par la chaleur, les bruits, la lumière, les paroles, l’organique et le minéral. Cette traversée des éléments était une expérience d’épuisement qui m’obligeait à un lâcher-prise vis-à-vis de mes intentions de maîtrise. Et dans ce lâcher-prise, je découvrais une liberté nouvelle synonyme d’ouverture. Je me souviens d’un moment de contemplation particulièrement marquant. À flanc de colline, j’étais resté des heures à observer le lieu où avait été dressé le camp d’internement que j’étais venu chercher. Il n’en restait qu’un tas de pierre. Le soleil était haut et la lumière blanche venait habiller les pierres. A cet instant, j’ai pensé : « il s’agit de la lumière des débuts et de la fin ». Quelque chose traversait le temps. Et cette expérience m’a fait prendre conscience que ma relation au cinéma était liée au désir de me servir de ce médium afin d’ouvrir des brèches dans le continuum temporel et ainsi de m’émanciper de la linéarité chronologique. Au sein du film je souhaitais faire résonner au présent, les lettres écrites par Simone Weil, 70 ans auparavant. L’intuition du film était que le passé et le présent, les vivants et les morts pouvaient être réunis dans une forme où les strates temporelles coexistaient, comme sur cette plage à Royan, comme sur les collines du Vercors, où enfant, j’étais sensible à l’épaisseur du temps et ses multiples dimensions. J’ai alors décidé de récolter différentes matières d’images (des archives et super 8 noir et blanc, des vidéos et super 8 couleur) et chacune des images appartenait à un temps distinct. Je filmais en étant attentif à la lumière, aux ombres et aux rapports entre les lignes contenues dans le cadre, ainsi que me l’avait enseigné Jean-Claude Rousseau. Le montage a ensuite mis en mouvement ces matières d’images et de sons. La différence de temporalité entre les archives et les images super 8 noir et blanc est difficile à déterminer pour le spectateur car la matérialité plastique de ces images est proche. Au bout d’un moment, le spectateur ne cherche plus à dater ces images et la correspondance passée entre Simone Weil et Antonio Atarès s’inscrit dans le présent du spectateur, tel un appel à une résistance poétique.

Le temps de l’agnelage
Janvier 2025

Dans la bergerie, c’est le moment des naissances. Je commence à venir à la ferme avec la caméra. Ci-dessous 5 plans.

 

Il y a 2 ans, avec mes deux frères, nous avions enregistré une discussion avec Alexandre Berger. Nous avons grandi à côté de la ferme de ses parents. Il est devenu paysan. 

Vercors
Décembre 2024

Mes deux frères sont devenus paysans. Ils trouvent une assise politique dans ce travail où ils se réapproprient des moyens de production. Dans le Vercors, l‘un de mes frères élève des brebis. Je prépare mon prochain film en passant du temps avec lui et son troupeau. Au rythme des saisons, j’observe ses gestes et le cycle de vie des animaux et des végétaux. Ces observations nourrissent l’écriture d’un récit qui se déroulera dans ce territoire. 

Le cinéma se passe ailleurs
Novembre 2024

J’ai 45 ans, mes trois premiers films ont été tournés à Djelfa, en Algérie et à Marseille. Ils forment un triptyque où l’intime se mêle à une histoire plus collective. Les trois films racontent la même histoire : un homme adulte vit une séparation, un exil, un deuil et par la parole, l’écriture et la relation à l’autre, il apprend à vivre avec cette perte et retrouve une unité. Mes films donnent forme au sentiment que le passé est toujours avec nous et que l’acte de remémoration nous permet de vivre au présent.

Les oiseaux d’Arabie (2009), La nuit et l’enfant (2015), Ne me guéris jamais (2023)

Je me demande quelle place a ce cinéma dans les circuits de diffusion ?

Après une projection de son film Point de départ à Roubaix en mai 1995, Robert Kramer expliquait :
« Le vrai travail quotidien du réalisateur est de ménager le trouble – et ça va se manifester dans le film à chaque coup. S’il n’y a pas cette énergie, cette envie de défaire le nœud – et de trouver, dès qu’on l’a défait, qu’il est fait autrement -, et si ça ne peut pas s’exprimer dans ce qu’on fait, je ne vois pas pourquoi on le fait. Dans le domaine audiovisuel actuel, tout cela est exclu parce que ce sont des états d’âmes et qu’on n’est pas payé pour des états d’âme, on est payé pour des performances. » (« Rencontre avec Robert Kramer », propos recueillis par Civan Gürel, Bertram Dhellemmes et Cédric Verlynde, Tausend Augen #5, Février 1996 )

La caméra des frères Lumière servait à la fois à enregistrer et à projeter des images. Aujourd’hui les fonctions ont été séparées et je me demande s’il ne serait pas intéressant de retrouver une autonomie dans la diffusion des films. Le cinéma peut se penser pour d’autres espaces que la salle de cinéma. Etre spectateur d’un film est une relation intime où nous sommes traversés par les images et les sons. Avec un vidéoprojecteur et des enceintes, nous pouvons inventer d’autres modalités de partage du cinéma. Quelque-part, ce désir est déjà à l’oeuvre avec la revue de cinéma Dérives que nous avons fondé avec des amis il y a maintenant 20 ans. Il reste à travailler la question économique de ces diffusions.

Revenir
Octobre 2024

Cette année, 25 ans après être parti, je suis revenu vivre au pied du Vercors. Chaque jour je vois cette montagne sur laquelle j’ai formé mon regard. J’y retrouve les textures, les couleurs et les rythmes qui me donnent l’élan d’un film nouveau. Mais j’ai aussi découvert une ruralité qui est plus ou moins abandonnée par les services publics. Aux dernières élections, un député d’extrême droite a été élu dans la circonscription où je vis. Je me demande quelle est ma responsabilité face à cela, moi le faiseur d’images dont les films n’ont jamais été partagés dans ce territoire. Je commence un cycle de programmation intitulé le monde et ses visages, à 200 mètres de là où je vis, comme une manière de revenir au local dans un rapport simple au cinéma. Se retrouver à plusieurs et partager nos positions.

Croyons à l’aube de la saison froide est le dernier recueil de Forough Farrokhzâd.

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