Tout recommence toujours. Freedom

Texte de David Yon, 2015

« Il faut bien que nous ayons commis des crimes qui nous ont rendus maudits, puisque nous avons perdu toute la poésie de l’univers. »
Simone Weil, La pesanteur et la grâce

Il regarde devant moi, ses mains sont froides. Il me dit que c’est par amour. Je tremble. Une grande nouvelle était entrée dans mon corps. J’étais seul dans la tendresse de mes mains. Plus tard on m’a coupé les ongles. On m’a dit que ce n’était plus moi. Alors, j’ai pleuré mon départ. Rien n’y ferait, je serai orphelin face au soleil et à la lune. Tous les matins, la lumière est là et je n’y suis pas. La lumière dans laquelle je suis la trace. Les restes du monde qui me sont chair. Pour évoquer Freedom, je dois reprendre l’histoire depuis le début.

Enfant, j’observais les oiseaux, ils étaient ma certitude que le monde existait et que j’existais autant que lui. Je marchais sur les chemins de terre, aux aguets, et j’étais sensible à la nécessité qui poussait la nature à se dresser vers la lumière et cette lumière là, réfléchie par la matière, était le signe d’une révélation. Pendant ces moments de contemplation, le cercle du temps pointait sa flèche vers le présent et moi, je devenais la trace d’une humanité en proie à un double mouvement d’amour et de violence. Adolescent, si je me suis intéressé au cinéma, c’était dans l’espoir de retrouver la même sensation de présence au monde. Je suis né à une époque où la découverte du cinéma était encore liée au rituel de la salle obscure. La lumière dans le dos projetait une géométrie du monde sur la surface blanche, face à nous. Nous partagions cela avec les quelques anonymes présents dans la salle. J’ai grandi à la campagne et cette salle, je n’ai pu y accéder qu’à partir du lycée, à Valence. Mais déjà, j’avais l’intuition du cinéma que je voulais voir. Il serait question d’expérience de la durée, de la raréfaction des mots, du surnaturel dans la matière. Les trois premiers souvenirs marquants sont La vie de Jésus de Bruno Dumont, La rivière de Tsai Ming-liang et Freedom de Sharunas Bartas. A chacun de ces rendez-vous, en sortant de la salle, mon regard était orienté (dans le sens où il avait trouvé son orient). Devant le cinéma, je me souviens des visages qui m’entouraient, de leurs incarnations. Je me souviens des graviers positionnés par le hasard sur le trottoir. Ils prenaient un sens nouveau. Ils étaient la trace du travail de l’homme, de la montagne d’où ils avaient été arrachés. Dans la rue, les lumières des phares défilaient. Au loin, des immeubles semblaient dresser un visage. De l’autre côté de chaque fenêtre des corps battaient la mesure. Le sang affluait, les organes se gonflaient. La vision de Freedom m’avait permis d’être à l’écoute des rythmes du monde et ainsi de m’y relier par un autre moyen que le langage. Le film avait agi en moi à travers des rapports de formes, de couleurs, de sons, en dehors de toute psychologie, dans une harmonie au sens musical, ouvrant à une autre dimension et donnant une mesure à mon existence humaine. Les plans qui constituent Freedom se déploient dans la durée et m’avaient laisser la place de les investir, d’y éprouver le temps. Ma relation au film, constituée d’allers retours entre lui et moi, avait fait naître des émotions au présent. Le cœur bât toujours au présent. Des années plus tard dans un entretien vidéo, j’entendais ces mots de Sharunas Bartas :« Que chaque image agisse d’un point de vue émotionnel. Ne pas devoir chercher la signification des images. Le plus important c’est qu’il y ait de la vie dans les films. » Cela rejoignait les propos de Jean-Claude Rousseau que j’avais enregistrés en 2004 :

«Dans la plupart des films, les éléments sont outrageusement saisis pour faire sens. Mais si on les laisse libres, si on n’a pas cette brutalité qui consiste à les lier et à les mettre dans des positions, dans des relations pour dire quelque chose, pour exprimer l’idée, ils vont librement à leur place. On peut alors parler de beauté parce que les éléments se plaisent là où ils sont. »

Freedom débute sur le quai d’un port de pêcheurs dans un pays du Maghreb. Des corps immobiles se tiennent là, découpés par la lumière de l’astre solaire. Une tension circule entre les regards. Des jeunes goélands plantent leurs becs dans la carapace d’un crabe. Une barque transporte des passagers. Les premiers mots sont prononcés par des garde-côtes : « arrêtez le bateau ou nous ouvrons le feux ». Le rythme de la nature est soudain remplacé par le rythme des coups de feu. Des éclats de lumière proviennent de la poudre du fusil. L’équilibre est brisé. Nous qui désirons sans fin, nous serons orphelins face à cette terre qui nous a vu naître. Dans ce film, les personnages n’ont pas de nom. La communauté n’est pas reliée par la langue mais par le regard.
Sur une plage déserte, un corps est blessé, ventre au sol. Une jeune femme est assise à ses cotés. Nous entendons une respiration douloureuse. Les algues dansent sur la roche. Le sang se mêle à l’eau salée de la mer. L’organique rejoint l’organique. L’homme n’est que matière vivante, une fois mort, il redevient terre.
Pour les vivants, il faut fuir et tracer des lignes sur ce sable encore vierge : pas des lignes droites, des courbes qui épousent la forme de ce territoire minéral. Face à la dureté de la pierre, les corps vont devoir s’assouplir. Dans cet environnement hostile, leur survie dépend des relations qu’ils seront capables de tisser avec les éléments du monde et avec eux-mêmes. Au cours du film, les deux personnages principaux, l’homme et la femme, effectueront de multiples trajets mais finiront leur errance, là où ils l’avaient commencée. Le voyage que propose Freedom pour le spectateur n’est pas linéaire, en surface, il est circulaire, en profondeur. Lecteurs de ce texte, pour essayer de vous donner une représentation visuelle de cela, j’aimerais vous faire imaginer une spirale en trois dimensions. Si vous la regardez de face, vous voyez des hélices se déployer et le point de départ est aussi le centre de la dernière hélice. Nous voyons ainsi une profondeur que nous appellerons le temps et pourtant le centre de la spirale est le même à chaque instant.
Revenons au film : sur le sable, sur le front, sur les lèvres, de par la répétition des motifs du pli, le macro rejoint le micro. Dans cet espace nu, la peau détermine la limite entre l’intérieur et l’extérieur. Le sable veut rejoindre les organes, alors pour les protéger, les humeurs s’écoulent par le nez, par les yeux et forment des larmes sans émotion. L’homme demande à la femme, en français « Comment tu t’appelles  ? » Elle lui répond, en arabe «  Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu veux ? » A plusieurs reprises au cours du film, une question répond à une question. Les gardes-côtes les cherchent : « Va et regarde la côte. Regarde là-bas. » La quête d’un regard bienveillant pour affronter les épreuves, d’un lieu pour habiter le monde est un des enjeux du film. Au sommet d’une colline, la femme et l’homme on trouvé un point de voir, à côté d’une tour. La femme est assise à l’intérieur du bâtiment, l’homme est debout de l’autre côté de la porte. Toujours ce rapport entre l’intérieur et l’extérieur, entre le regardant et le regardé. Le soleil rasant enflamme le ciel et il restera à la même position pendant tout le film, comme si son mouvement s’était arrêté. La voix de la femme traverse l’espace du paysage : « Je retourne à Dieu, je suis perdu ». Nous sommes perdus dans le temps, perdus dans l’espace et nous ne pouvons même plus nous orienter avec les étoiles, car la révolution des planètes s’est arrêtée. Les yeux grands ouverts, la femme se recueille à l’intérieur d’elle-même, elle chuchote dans l’obscurité chaque mot de la première sourate du Coran : « Guide-nous dans le droit chemin, le chemin de ceux que Tu as comblés de faveurs. » La voix continue :«Non pas de ceux qui ont encouru Ta colère, ni des égarés. » et à l’image nous voyons le visage tendu de l’homme, les sourcils froncés. L’homme est marqué du sceau de la culpabilité, de son incapacité d’aimer. Les gardes-côtes entrent dans le bâtiment. L’homme et la femme se cachent à l’extérieur, contre un mur. Les rapports s’inversent, l’homme est assis et la femme est debout, jupe au vent, les yeux cernés de noir. Elle est comme le spectateur dans un état de grande attention. Il se produit alors une disjonction entre le son et l’image afin de créer une autre image. Nous entendons la résonance aiguë des pas des gardes-côte sur le sol du bâtiment et à l’image, nous voyons la femme, dehors, qui attend. Elle cligne ses paupières de manière synchrone avec le son de la porte qui se referme : « Rien ici, chef. Nous allons regarder ailleurs » et l’espace s’ouvre pour le spectateur. Je repense à cette phrase écrite par Pierre Reverdy : « Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique – mais parce que l’association des idées est lointaine et juste. »

La femme est à l’intérieur du bâtiment. Elle regarde en direction de la caméra. Le visage de l’homme sort de l’obscurité et relève la tête vers la caméra, comme s’il regardait la femme. Il prononce lentement « Pourquoi tu me regardes ? » Cette adresse nous interpelle en tant que spectateur et nous inclue dans la circulation des regards. Ils se regardent à travers nous. Nous sommes la liaison possible entre elle et lui. Sommes-nous capable de regarder sans attachement ? Sommes-nous capable d’aimer ?
Au loin, une tempête s’annonce, il faut partir. Une sauterelle s’agrippe aux pierres et un chant monte de la terre, se mêlant aux vibrations du vent. L’homme et la femme avancent en luttant contre les éléments. De la résistance des corps. La femme tombe à terre puis se relève. Ils arrivent au bord de la mer. Le son du vent est étourdissant. L’homme tourne en rond, les mains dans le dos, la tête baissée vers son ombre puis il se rapproche de la femme, la regarde puis tire sur ses habits en la poussant vers la mer. Ces mouvements filmés dans la durée en plan-séquence forment une chorégraphie où les corps se rapprochent et s’éloignent, se tendent et se détendent. La femme rentre dans l’eau, chute, emportée par le courant, et se mêle à l’écume. L’homme est assis sur le sable, on ne sait pas s’il rigole ou s’il pleure. Nouvelle disjonction entre l’image et le son. Nous voyons, en plan rapproché, un lézard marcher lentement sur le sable. Le rythme saccadé de sa marche entre en résonance avec le rythme saccadé de la voix de l’homme. Le rire devient douleur et l’homme finit par se taire. La femme est nue, ses jambes serrées contre elle, en position foetal. Les rayons du soleil réchauffent sa peau. Elle regarde l’homme avec un sourire intérieur. Il la regarde fixement avec dureté. Entre eux, une distance que l’homme ne peut franchir avec la volonté. Les montagnes sont embrasées par l’astre solaire. Nous entendons l’écho d’un cri humain.
L’homme est allongé sur le sable, il a les yeux fermés face au ciel. La femme est à côté de lui, elle regarde fixement l’horizon et donne l’impression qu’elle s’abandonne à ce qu’elle voit. Des bandes aux teintes bleues constituées par le ciel, la terre et la mer forment des rapports harmonieux, comme un tableau de Rothko. Des flamands roses traversent lentement l’étendue. La beauté existe :

« Ainsi le détachement parfait permet seul de voir les choses nues, hors de ce brouillard de valeurs mensongères, c’est pourquoi il a fallu les ulcères et le fumier pour que fût révélée à Job la beauté du monde. Car il n’y a pas de détachement sans douleur. Et il n’y a pas de douleur supportée sans haine et sans mensonge sans qu’il y ait aussi détachement. » a écrit Simone Weil dans La pesanteur et la grâce.

L’homme est assis sur une roche, il jette des cailloux sur le crâne d’un animal. Le bruit du choc de la pierre sur l’os nous rappelle notre nature minérale. Nous ne sommes que d’argile. Dans une ruine, la femme serre ses jambes contre son ventre. Un nomade habite là et lui demande « D’où tu viens ? Qui est cet homme avec toi ? » Nous entendons les cris d’un enfant. Elle se tait, regarde par terre puis lui demande « Est-ce que je peux rester là ? » L’homme répond « non. » Elle baisse le regard. Une femme âgée se cache le visage et chante. Nous voyons les ombres portées de l’homme et de la femme qui reprennent la marche sous les aboiements d’un chien. La vieille femme se découvre le visage, elle est aveugle. Il n’y aura pas de repos sur cette terre. Des moutons errent sous le soleil rouge et immense. L’homme et la femme se font face, seuls au milieu d’un désert de pierre. L’homme hésite puis caresse ce visage féminin. Elle pose sa main sur celle de l’homme. Pour la première fois, nous voyons un geste d’amour. Au cinéma, tout est question de rapport et la retenue de ce geste, le temps qu’il aura fallu pour qu’il existe, lui donne une grande intensité. Leur contact se prolonge puis l’homme retire lentement sa main et avec attention, il la regarde. Elle le regarde en souriant puis baisse le yeux.
Le chemin est encore loin, la steppe à perte de vue. Le vent fouette les visages et à chaque pas, le sable virevolte. La femme tombe à terre, épuisée. L’homme se relève difficilement. La femme exprime du fond de son corps « Ne me laisse pas là. » Des mirages au loin. L’homme avance en titubant jusqu’à la mer, là où il avait commencé son errance. Il s’effondre en silence. Le ressac de la mer, immuable. Le soleil se couche enfin. Tout recommence, toujours.

J’avais vingt et un ans et dans cette salle noire, j’avais vu des circulations de rythmes, de matières, de formes, de regards et les correspondances entre ces éléments avaient imprimées en moi l’émotion d’une cosmogonie retrouvée. A travers le cinéma, j’avais eu la connaissance par l’amour.
Quinze ans après, avec ma caméra, je poursuis la même émotion.

Marseille, décembre 2015

 

Texte initialement publié dans l’ouvrage collectif « Sharunas Bartas ou les hautes solitudes » que Robert Bonamy a dirigé aux Editions de l’Incidence (coédité avec le Centre Pompidou). Nous remercions l’éditrice, Sabrina Luce-Bonamy.

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