Henri-François Imbert. L’or du temps

Sur la plage de Belfast. 1996
Entretien avec Henri-François Imbert par Astrid Adverbe, 2024

« C’était peut-être un moyen de refuser la disparition de ceux que l’on aime. »

J’ai découvert les premiers films d’Henri-François Imbert il y a une vingtaine d’années, ce sont eux qui m’ont donné envie de réaliser des films.
Aujourd’hui, je le rencontre pour la première fois. Simple, généreux, doux et mélancolique. À l’égal de ses films.
Je me retrouve dans son atelier, salle de montage et de production : lieu chargé d’histoires aux murs remplis de livres et d’affiches de films.
Ici ou là, un fusil d’André Robillard et des peintures d’Art Brut.
Dans la petite pièce attenante, plusieurs caméras super 8 et 16 mm, des bobines, des projecteurs…
Avant de commencer l’entretien, je lui offre une petite pellicule 8 mm d’un film documentaire éducatif sur l’organe du cœur.
Secrètement, j’espère retrouver un jour ces images dans l’un de ses films. (A A)

* * *

Astrid Adverbe
Avec le cinéaste Samba Félix Ndiaye, ton entretien a pris la forme d’une conversation, dis-tu. Tu dis aussi que tu ne fais pas un film sur quelqu’un mais avec quelqu’un, alors cet entretien, je voudrais le mener de cette façon, avec toi.

Commençons par Samba Félix Ndiaye… Qu’est-ce qui t’a mené à lui et qu’est-ce que tu as trouvé, (re)trouvé en lui, en ses films ?

Henri-François Imbert
C’est une longue histoire, qui commence peut-être dans l’enfance avec la rencontre de Doulaye, et se poursuit ensuite à la fin des années 80, quand j’étais étudiant et que je travaillais au Festival d’Amiens qui chaque année avait une programmation de films du monde entier et notamment d’Afrique noire. J’y ai rencontré des cinéastes africains avec lesquels j’ai lié des amitiés, comme Pierre Yameogo, dont il y a une affiche, là, sur la porte. Ce sont ces cinéastes africains qui les premiers m’ont mis le pied à l’étrier, qui m’ont dit : « Viens nous aider… », alors que je n’avais aucune compétence.

Ces cinéastes avaient la particularité d’être également producteurs, et ce n’est sans doute pas étranger au fait que j’ai créé ma société de production juste après, à 25 ans, la société avec laquelle je continue à produire mes films aujourd’hui.

J’avais aussi ce désir de faire des études universitaires… Il y avait peut-être cette possibilité de trouver une place dans laquelle je sois plus autonome, plus indépendant vis à vis de la production du cinéma, en gagnant ma vie en enseignant. Comme j’étais déjà chargé de cours, c’était assez naturel de s’inscrire en thèse. J’ai cherché un sujet autour du cinéma documentaire d’Afrique de l’Ouest francophone, et je suis arrivé assez facilement au personnage de Félix. C’était à Dakar, un jour j’ai vu deux de ses courts-métrages de la série Trésors des poubelles, et là j’ai eu envie de voir tous ses films, et ce travail s’est resserré sur une sorte de monographie d’un auteur. Je me suis consacré à cette étude du travail de Samba Felix Ndiaye durant quelques années, puis il y a eu une sorte d’évidence de le rencontrer.

AA C’est comme ça que tu as commencé à le filmer ?

HFI Oui, je lui ai proposé qu’on fasse des entretiens sur son parcours de cinéaste. Il y en a eu trois à l’été 2004. Je lui posais des questions très simples sur la fabrication des films, la production… Et on arrivait à quelque chose de l’ordre de ses intentions, de ses engagements politiques, humanistes, etc. Mais au début, c’était un document de travail, je filmais avec une toute petite caméra mini DV que je posais sur la table.

AA On le voit par exemple sur le toit de sa maison en train d’arranger sa vigne… Tu n’avais pas déjà l’intention d’en tirer un film ?

HFI Non, je crois que c’est le geste habituel, quand je filme mes enfants c’est pareil, quand il se passe quelque chose de singulier, je filme, c’est une manière de suivre ce qu’il se passe avec la caméra.

Après sa disparition en 2009, j’ai été invité à parler de son film Lettre à Senghor et là, j’ai voulu voir si je ne pourrais pas montrer un extrait de l’entretien où il parle de ce film, alors j’ai regardé dans mes rushes, et j’ai été de nouveau frappé par son élégance, le caractère très agréable de sa présence et j’ai décidé d’en faire un premier film en optant pour le plan séquence… On le laisse cheminer.

AA Dans Samba Félix Ndiaye, à propos, il nous fait une leçon de cinéma qui est aussi induite par tes questions.

Samba Félix Ndiaye, à propos… 2014

HFI Son cinéma m’a permis de comprendre des choses par rapport au cinéma documentaire en général et du désir que j’en avais… Et réfléchir à son cinéma m’a permis de réfléchir au mien, c’est à dire comment on fait les films. C’est une sorte de travail partagé : parler des films d’un autre permet de réfléchir à sa propre pratique. Certaines choses que j’ai découvertes de son travail sont peut-être devenues des sortes de guides pour mon travail à moi.

AA Justement, à un moment il te dit : « Il faudrait faire de telle sorte que la chose soit synthétique, ne pas se répandre, dire juste les choses et les voir de façon assez lumineuse, pointue, quand on sait de quoi on parle ».Je me souviens aussi, quand tu demandes à l’un de tes amis comment tu devrais raconter l’histoire dans Doulaye, une saison des pluies, il te répond à peu près la même chose…

HFI Oui, cet ami m’avait dit : « Racontez comme ça s’est passé, tenez-vous-en aux faits et à leur commentaire. » Ce que moi j’entends comme : ne pas entrer dans une analyse des faits que le spectateur pourra faire lui-même, mais simplement lui dire ce qu’il s’est passé.

C’est une phrase qui m’a toujours éclairé, parce que dans le montage d’un film documentaire, on est toujours confrontés à cette question de « j’explique » ou « je n’explique pas », « je laisse de l’implicite » ou je vais vers l’explicite »,« je m’adresse à un spectateur qui va accepter d’être un peu perdu et éventuellement d’y repenser plus tard », ou alors, « je m’adresse à un spectateur à qui finalement il faut donner les clefs de lecture précises au fur et à mesure que le film avance ». J’ai choisi, une fois pour toutes, je crois, de ne pas donner les clefs de lecture, quitte à ce que cela puisse paraître compliqué.

AA On ne les a pas toutes mais on en a certaines quand même… Ce n’est pas opaque non plus.

HFI Ce qui est intéressant c’est de construire un récit dans lequel le spectateur va pouvoir faire son chemin, sans lui dire exactement ce qu’on en pense, mais qu’il puisse le déduire. Et ça, c’est vraiment quelque chose qui m’intéresse dans le travail de Samba Félix Ndiaye ou d’autres cinéastes.

AA Tu m’avais dit être très attaché à l’appellation « documentaire » mais tes films sont portés par un désir de récit, qui pour moi, nous informe qu’il s’agit aussi d’une fiction.

HFI Le résultat final est un récit, mais c’est difficile de le catégoriser. C’est davantage un travail de documentariste, dans la relation au monde, aux personnages, à l’écriture… Le fait qu’il n’y ait pas de scénario, que le film s’écrive au montage, et que je tourne tout seul.

AA Tes films sont construits sur une forme de questionnement, et tu parles de celui qui surgit quand on prend conscience que c’est la trace d’un « geste d’amour », et de cette histoire de Collodi que j’ai trouvé très belle, qui dit vraiment bien tes films, je trouve : l’histoire de Geppetto qui avait gravé un cœur sur un arbre en signe d’amour pour une femme. Et plus tard quand il jette ce cœur au feu, la bûche en ressort, et c’est ainsi qu’il décide de faire un pantin de cette bûche. J’ai ce sentiment que tu t’empares de ces bûches qui peuvent ressortir.

HFI En t’écoutant raconter cette histoire de Geppetto, je pense aux cartes postales de No Pasaran, objets trouvés dont je refuse effectivement l’abandon, la destruction, l’oubli… Et que je tente de faire revivre. C’est un peu la même chose pour la rencontre avec Hilaire dans Le Temps des amoureuses, ce moment où on parle du tournage de Jean Eustache à Narbonne, où je vois bien qu’il n’y a plus qu’Hilaire qui s’en souvient et que personne ne s’intéresse à ça.

Outre faire le film, mon travail a été aussi de faire en sorte qu’il y ait une réinscription de cette présence de Jean Eustache à Narbonne, qui a finalement conduit à la pose d’une plaque à l’endroit où il a vécu : cette prise en compte d’une mémoire locale par la mairie à l’occasion du film qu’ils ont soutenu.

Tout à coup, s’attacher à quelque chose de fragile, de pratiquement disparu, qui n’intéresse pas grand monde et dont j’ai simplement croisé une trace, un indice…

AA Ce n’est pas un élément extérieur qui vient tout d’un coup, c’est plutôt : ça réveille quelque chose en toi, comme un déclencheur…

HFI Peut-être que ça réveille quelque chose qui n’est même pas raconté dans le film. Par exemple, pour Eustache, je passais mes étés à Narbonne, chez mes grands-parents qui n’habitaient pas très loin du square où Eustache a tourné des séquences. Mes petites amoureuses a été tourné au mois de Juillet, et je me souviens du tournage de cette séquence sur « ma » balançoire, qu’on aperçoit dans le film d’Eustache : une balançoire exceptionnelle, un très long banc de 4 ou 5 mètres, suspendu par des chaînes, et tous ces enfants assis sur ce banc se balançant en même temps… J’adorais ça, et je me souviens très bien de ce jour où on est allés au square et où on n’a pas pu jouer ma sœur et moi, où on nous a dit : « C’est à cause du cinéma. » J’avais 7 ans, je me souviens très bien de ça, mais je ne le raconte pas dans le film ; c’est peut-être le point de départ secret du film, ce que ma rencontre avec Hilaire a effectivement réactivé.

Hilaire Arasa et Martin Loeb, Mes petites amoureuses, Jean Eustache, 1974.
Le Temps des amoureuses. 2008

AA Et donc tu pourrais dire pour chacun de tes films que cela vient d’une chose très lointaine ?

HFI Je crois, oui. Pour Le Temps du voyage, ça vient d’un disque que j’écoutais chez mes parents à Châteauroux, à 5 ou 6 ans, un disque de Jean Ferrat avec cette chanson, Les Tsiganes : « C’en est bien fini, nous ne verrons plus, de l’Andalousie les Gitans venus, (…) Et la liberté, femme de Gitan, tombe poignardée sous l’effet du temps, (…) Nous vivons le temps des derniers Tsiganes. »

J’adorais cette chanson et moi, enfant, cette chanson me posait une question quasi politique : qui sont ces gens, qui sont les Tsiganes, les Gitans, les Nomades… Dans la chanson, il décline ces appellations, et je me demandais : « Pourquoi ils ont plusieurs noms, pourquoi il dit que c’est fini, pourquoi ces gens vont disparaître ? » J’ai fait ce film à partir de cette chose de l’enfance qui m’a posé peut-être mon premier questionnement intéressant. C’est la première fois où je me suis dit : « Qu’est-ce qu’il se passe ? » On te parle de gens en te disant : « C’est fini, on ne les verra plus, et la liberté se voit poignardée. » C’est grave quand-même.

J’ai eu cet intérêt très fort pour les Tsiganes toute ma vie, j’ai collectionné des cartes postales de Tsiganes chaque fois que j’ai pu en acheter sur les marchés, j’ai toujours eu envie de parler avec eux, j’ai toujours essayé. J’ai toujours senti une sorte de « paroi de verre » comme dans le poème d’Eugène Guillevic, j’ai toujours senti qu’il y avait quelque chose que je ne pouvais pas traverser… Et je fais le film là-dessus, un demi-siècle plus tard, tu vois, c’est ça qui m’intéresse, c’est de voir comment tout ça se nourrit.

Le Temps du Voyage. 2023

AA Si tout vient de l’enfance, j’ai envie de savoir pour les autres films.

HFI Pour l’Art Brut, c’est quelque chose que j’ai croisé quand j’étais adolescent.

On n’habitait pas loin de Neuilly-sur-Marne et du musée L’Aracine qui a donné aujourd’hui sa collection au musée de Villeneuve-d’Ascq. J’allais beaucoup dans les musées et dans les galeries, c’était la base de la culture familiale. Mais quand j’ai découvert l’Art Brut, il y a quelque chose qui m’a absolument accroché : c’étaient les petits cartels à côté des œuvres qui racontaient à chaque fois le contexte personnel, social et historique de l’artiste. Quand on voit d’autres œuvres il y a aussi un vécu derrière, mais il n’y a pas forcément un cartel qui l’explique.

Ces petits cartels m’ont passionné, et le caractère anonyme de ces artistes aussi… Dubuffet les a appelés « les gens du commun », des gens qui n’avaient pas de formation ou de prétention artistique, parfois reclus ou très marqués par la vie et qui tout à coup faisaient des choses magnifiques. Ce sont ces parcours de vie qui m’ont plu.

AA Ce serait presque la première graine qui serait entrée en toi pour t’amener au cinéma ?

HFI C’est à L’Aracine que j’ai commencé à faire du cinéma documentaire en tout cas. Dans l’enfance, j’y ai vu toutes les expos, puis je suis devenu membre de l’association, et à ce titre, plus âgé, je rendais des petits services… J’allais rapporter des œuvres à la fin d’une exposition, après le décrochage, auprès des galeristes ou particuliers qui les avaient prêtées, j’étais là au moment de l’accrochage, je donnais mon avis. Et c’est la directrice du lieu qui m’a dit un jour : « Il y en a un que vous devriez filmer c’est André Robillard. » Ce n’était pas une commande, c’était comme une mission… qui reconnaissait en moi le jeune cinéaste qui peut-être allait trouver un sujet intéressant si elle l’orientait.

AA Car à ce moment-là, tu faisais déjà des films super 8.

HFI Oui, tout ça s’est fait un peu par hasard. Quand j’étais au festival d’Amiens, mon travail était d’accueillir les gens, les cinéastes, de faire un catalogue, et là peut-être que j’aurais pu devenir distributeur de films ou producteur, c’était ce vers quoi j’allais. Et puis il y a eu la rencontre avec quelqu’un qui veut me prêter une caméra super 8. Je ne lui avais rien demandé… Une superbe caméra super 8, très belle, très complexe, très électronique. Il me donne des chargeurs. C’était incroyable. Et là je commence à filmer un peu, chez moi, mes parents… Je fais notamment un petit film sur la construction d’un théâtre qui se déroule sous ma fenêtre. Puis je dois rendre la caméra et mon colocataire me dit que j’avais l’air heureux avec cette caméra, qu’il peut m’en donner une, parce que son oncle est douanier et qu’il en a saisi plusieurs. Le week-end suivant, il me présente trois caméras de contrebande et je choisis la plus petite. Ma première caméra super 8. Une fois de plus sans l’avoir cherché. Je ne serai peut-être jamais allé m’acheter une caméra. Et là tout en filmant plein de petites choses, je commence un premier film documentaire sur un peintre, que je n’ai pas réussi à achever mais qui déjà m’amenait à l’Art Brut. D’ailleurs je me suis fait la promesse avant de terminer Le Temps du voyage que je ne me relancerai plus comme ça dans un film sur sept ans, mais que je devais terminer les projets restés en suspens.

AA Pour beaucoup de tes films, il y avait l’envie de départ, d’aller à la rencontre… À l’heure d’aujourd’hui tu ferais comme une pause ?

HFI Oui je crois. J’aimerais bien monter les choses que j’ai filmées ces vingt dernières années. Certaines de ces choses entrent en résonnance avec des films terminés, il n’y a pas de raison de ne pas les monter. Ce qui m’intéresse dans tout ça, ce sont les liens qui se font entre tous ces films, entre tous ces personnages des films existants et des films qui ne demandent qu’à exister.

AA Ce qui, peut-être, ne t’empêchera pas de faire des bifurcations ailleurs, tu as souvent travaillé sur plusieurs films en même temps.

HFI Oui sûrement.

AA Aujourd’hui, avec moi, ce serait une façon de te retourner sur l’œuvre accomplie, serais-tu en mesure de dire après quoi tu courrais ? Il y a une quête derrière tout ça.

HFI Je crois qu’il y a une sorte d’état dans lequel je me sens bien quand je suis en train de travailler à la construction de ces histoires. Et je crois que c’est cet état qui est finalement l’objet de ma quête : être quelque part avec quelque chose à y faire. C’est finalement la même chose que lorsque je vais visiter un musée, je m’intéresse à ce que je vois. Je sors mon carnet, je note le titre de quelques œuvres, je suis en train de travailler… de manière très ponctuelle comme ça, en train de travailler et en train de me détendre. Ce serait ça sur du long terme avec un sujet qui m’entraîne dans des voyages, des espaces autres, où j’ai largué les amarres, où je ne suis plus chez moi, sans mes repères, en Irlande, au Mali ou là avec les Tsiganes. Je suis dans un ailleurs auquel je n’aurais pas eu accès si je n’avais pas quelque chose à y faire. Je ne serais pas allé faire du tourisme avec l’idée que j’allais rencontrer des gens, ce n’est pas dans ma nature, je ne rencontre pas facilement les gens. Donc pour les rencontrer, il faut que j’aie quelque chose à partager. Et ce quelque chose à partager, c’est un travail auquel je leur propose de s’associer, auquel je leur donne un accès, et pour lequel j’ai besoin d’eux. C’est ce dispositif de travail qui me permet de faire un chemin qui me plaise. Tout simplement. Il n’y a pas plus que ça en fait.

AA Il y avait aussi l’idée de te fabriquer une famille… Je me souviens avoir lu que tu voulais faire des films pour t’inventer une famille élective… En quête de figures masculines aussi… Il y en a beaucoup dans tes films.

Dans Le Temps des amoureuses, tu dis en voix off : « C’est un peu comme si dans cet atelier de réparation, Eustache avait voulu s’entourer de ses amis pour ne pas rester seul face à ce film sur son enfance, comme s’il avait voulu recréer une sorte de famille idéale, de gens qui lui étaient proches, en amitié comme en cinéma. »

Maurice Pialat, Mes petites amoureuses. Jean Eustache. 1974.

HFI C’est vrai que beaucoup des choses fortes que j’ai vécues dans ma vie, je les ai vécues par mes films. Tout ça s’est constitué ensemble. Je me demande parfois quelle est ma relation avec toutes ces figures masculines que j’ai filmées, certaines sont comme des figures de pères ou de frères, d’autres, des espèces de guide, des gens dont j’ai apprécié la personnalité, la vie, l’humour, la force… Ils se ressemblent aussi, c’est étonnant. Avec Bérangère Lallemant qui fait le graphisme, les génériques, les affiches de mes films depuis le début, on a fait un petit dépliant avec les personnages de tous mes films. Et dans la mise en page, il y a Molly qui tient son plateau à côté de Doulaye qui tient la caméra super 8, c’était évident pour moi, que ces deux-là allaient très bien ensemble ; et Molly au-dessus de Robillard, pareil. Ils sont comme les personnages d’un seul grand film, d’une seule histoire.

Sur la plage de Belfast. 1996.
Doulaye, une saison des pluies. 1999.

AA Tes films sont comme des rituels de guérison, par la répétition des gestes ou des procédés. Dans tes carnets de tournage, tu emploies même le mot « prière » que le 16 mm ou le super 8 sert à marquer. Tu emploies ce langage, tu parles de reliquaire, de châsse…

HFI C’est vrai. En tout cas, ce sont des objets pour lesquels je me fixe un objectif assez difficile à atteindre, il faut des années de travail, ça a l’air très simple, mais pour arriver à cette simplicité il faut énormément de travail, d’écriture, de tournage, de montage.

Ce vocabulaire, c’est pour essayer de trouver du sens à cet effort, de marquer le caractère important que ça revêt pour moi de faire ça, et pour les personnages aussi. Car il y a cette chose incroyable de filmer des gens à un moment, puis de faire ce montage, de faire un film dont on espère qu’il va être reçu pratiquement comme un cadeau par les gens qu’on a filmés, dont il va constituer une trace, il n’y en aura peut-être pas d’autres, parce que ce ne sont pas des acteurs. Beaucoup des gens que j’ai filmés sont aujourd’hui disparus. Il faut essayer d’être à la hauteur de ce que les gens donnent.

AA Pourrait-on dire que tu laisses le film venir à toi, sans rien forcer, que tu prends tout ce qui arrive comme ce qu’il doit arriver pour ton film ? C’est presque une démarche que je ressens comme mystique.

HFI Oui, en tout cas c’est l’idée de vivre une aventure, voir ce qu’il va se passer en sachant qu’elle va peut-être nous dérouter. Avant le tournage, ce sont des sortes de fantasmes, « j’aimerais bien qu’il se passe ça, qu’on aille là, qu’on parle de ça, que je rencontre untel… » mais il peut arriver complètement autre chose et cette autre chose, il faut la suivre, c’est peut-être ça qui va être intéressant, davantage que l’idée que j’avais.

Quelqu’un commence à me parler ou s’approche d’un personnage que je suis en train de filmer. Et au moment où il entre dans mon cadre, mon travail, ce que je trouve le plus excitant, c’est de repérer que là il y a quelqu’un. Qui arrive. Et ce quelqu’un qui arrive, va peut-être, être un personnage… Donc immédiatement, je filme de mon mieux. Je ne filme pas en me disant : « Lui je ne le connais pas, on verra » ; non, je filme à fond, je suis à fond avec cet inconnu qui arrive.

AA Tu es en train de filmer et ça arrive ? Par exemple pour Doulaye avec les étudiants, tu leur expliques à l’intérieur même du film l’objet de ta quête, au moment où tu filmes, tu ne le dis pas avant ?

HFI Oui, c’est ce qu’il y a de très ludique, et c’est peut-être pour cette raison que les gens sont si sympathiques, ils sont amusés du fait qu’ils se sentent en train d’entrer dans un film. Il y a un moment de reconnaissance du désir de faire quelque chose ensemble, sans se parler et sans se connaître.

Doulaye, une saison des pluies. 1999.

AA Mais par exemple dans Sur la plage de Belfast, quand tu es dans la brocante, tu filmes directement, tu ne demandes pas la « permission » de filmer ?

HFI Je suis déjà en train d’installer ma caméra… Je suis tellement embarqué par ma démarche que je la vis comme naturelle et donc je m’installe. C’est un moment assez étrange surtout quand on pense que je suis quelqu’un d’assez timide et introverti et qui ne recherche pas forcément le contact, c’est bizarre…

AA Ta caméra fait tellement partie de toi, elle fait corps avec toi, tu la portes sur ton ventre comme un kangourou… Tu le ressens comme une entité… et donc les gens le ressentent de la même façon ?

HFI Oui je crois, c’est ça, c’est une entité de concentration. L’entité du filmeur… « Faire corps avec », pas quelqu’un qui interrompt pour donner des indications, pour que la personne change de place par exemple. Moi je peux me déplacer, entrer dans une sorte de danse autour des personnages pour capter la lumière, m’éloigner d’un son qui pose problème, éviter un obstacle etc.

Mais c’est « quelqu’un au travail » c’est tout, avec son outil ; et ce « quelqu’un au travail » intéresse les gens parce qu’il est concentré sur son travail et il peut donner envie de participer à son travail, tellement il est concentré sur son travail. Il se joue quelque chose dans cette manière de filmer qui crée un espace pour les gens.

AA L’imprévisible et l’intime sont deux notions importantes pour toi. Les résultantes sont le romanesque et la mélancolie, sentiment qui irrigue tous tes films. Tu filmes d’un trait, sans rature, avec ses bifurcations qui laissent parfois des liens à imaginer.

HFI Oui, je ne m’en tiens pas à la progression narrative, ce qui m’intéresse ce sont les fausses pistes, le chemin parcouru, les personnages secondaires qui deviennent de vrais personnages, en entrant en résonnance avec le personnage principal. Par exemple dans Le Temps du voyage, on retrouve le personnage de No pasaran, Jo Villamosa. Ça, ça me plaît beaucoup. C’est à dire que vingt ans plus tard je retourne à Agde pour filmer une autre histoire, et à l’intérieur du film, je dis : « Avant de quitter Agde, j’ai voulu rendre visite à Jo Villamosa », et ça n’a rien à voir avec l’histoire des Tsiganes que je suis en train de raconter. Il n’est pas Tsigane, mais j’ai trouvé une manière de le rattacher à ça, de raconter mon parcours. Retrouver les gens vingt ans plus tard, les filmer à nouveau, faire une sorte d’actualisation de leur présence, un peu comme j’ai pu faire avec Robillard pendant vingt-cinq ans. Je trouve que c’est quelque chose d’aussi intéressant à raconter que ce qui a davantage trait au sujet documentaire de mon film. Et j’aime beaucoup ces digressions… Je me disais que c’était une séquence qui allait ouvrir sur un autre espace et c’est ce qui se passe à ce moment-là, Jo, à 90 ans, sort son saxophone et se met à jouer. Ma venue, le fait que je lui rende visite ce jour-là lui donne envie de faire quelque chose d’exceptionnel, alors qu’il pensait ne jamais retoucher à ce saxophone. C’est très précieux pour moi : ce qu’on a fait ensemble ce jour-là, fait écho à ce qu’on avait fait ensemble vingt ans plus tôt… C’est peut-être ça quand tu parles d’une démarche un peu mystique… Ce serait d’explorer des pistes de la vie humaine, qui ne sont pas grandiloquentes, ce sont des petites choses, qui sont belles… Ce vieil homme qui sort son saxophone en disant à sa femme : « On ne peut pas être mourant devant un homme comme ça, il faut donner l’exemple. » J’adore cette phrase.

AA Tu disais à l’époque de Sur la plage de Belfast, que tu n’avais jamais revu le film car tu avais le sentiment que c’était très intime… Tu as le même sentiment pour tes autres films ?

HFI Oui, je ne les revois pas… Mais cette intimité ne me pose pas de problème, je ne raconte pas une histoire personnelle, mon personnage qui fait son parcours n’est pas le sujet du film. On peut dire que c’est intime parce que je deviens un des personnages du film en racontant mes pérégrinations. Quand par exemple je dis en voix off : « J’ai demandé à Jim si je pouvais prendre la caméra, Jim pensait qu’il ne fallait pas, je l’ai prise quand même… » Je construis ce personnage qui est embarqué avec quelqu’un pour aller chez quelqu’un d’autre qui va devenir un nouveau personnage, et avec lequel je partage mes soucis du moment. En racontant ça, je parle de mes hésitations, de mon angoisse, de comment faire le film, de ma solitude dans cette situation, et du besoin de ce personnage qui non seulement me guide mais m’emmène sur le lieu de tournage avec sa voiture, alors qu’il ne me connaît pas ; tout à coup il devient pratiquement un coproducteur du film… Si on parle d’intimité, elle est peut-être à cet endroit, dans ce que je raconte de moi, au contact des autres, en train de faire un film… Je ne raconte pas plus que ça en fait.

AA Et donc tu te penses comme personnage à l’écriture de ta voix off ou directement pendant le tournage ?

HFI Déjà je suis le personnage de l’écriture de mes carnets, je tiens un journal, je suis le personnage de ce journal-là, j’écris ce que je fais. Il reste dans le film au montage une trace du personnage en train de vivre et écrire son aventure tout seul. Tout cela est très lié à la solitude. Si je tournais avec une équipe, ce serait complètement différent mais comme je tourne seul, il y a un moment où j’écris ce que je fais, où je décide ce que je fais, c’est comme si je me parlais à moi-même… L’écriture c’est un moment pour faire le point, réfléchir, poser des hypothèses, se dire : « Qu’est-ce que je vais faire demain, est-ce que je me sens bien, là ? » Surmonter la difficulté d’être là, si j’ai le sentiment d’avoir mal filmé, que je n’étais pas à ma place etc.

AA Donc c’est toi mais pas tout à fait toi…

HFI C’est moi en train d’écrire, il y a presque une sorte de dédoublement et il en reste une trace dans les films finis.

AA Une fois l’histoire vécue, tu la racontes dans ton carnet, pour la voix off à venir, mais ce n’est qu’une fois le film monté que tu la réfléchis complètement ?

HFI L’écriture de la voix va avec l’écriture du film, au sens de, raconter les choses, commencer par la première séquence, ensuite je suis allé là, l’écriture d’un scénario dont la voix est une des composantes.

AA C’est la voix off qui donnera le rythme du montage.

HFI Oui… La structure, la colonne vertébrale.

AA Il n’y a rien de plus intime que de donner sa voix, le reflet de l’âme… On reconnaît tes films aujourd’hui par ta voix, si singulière.

HFI Le premier film que j’ai fait avec André Robillard, il n’y a pas ma voix. À un moment, il fallait donner un élément de récit qui n’était pas dans les sons directs, alors j’ai écrit un carton : « Quelques semaines plus tard, André était invité à présenter son travail… » et ce carton se superpose sur une image de train. Ça a été ma première idée pour combler un trou de la narration.

Quand j’ai fait Sur la plage de Belfast, dès le tournage je me suis retrouvé en train d’écrire des petites phrases de liens entre les différentes séquences : « J’avais trouvé ce film dans une caméra que mon amie m’avait rapporté d’un voyage à Bangor, en Irlande du Nord, près de Belfast… » Explication toute simple. Pendant les deux semaines de tournage, j’avais écrit sous forme de schémas, comme des flèches de temps et des petites phrases, pour raconter. J’ai écrit, ce que j’ai appelé une narration. Je ne pouvais pas faire autrement. Comme tu disais, c’est un récit, un film dont le scénario n’a pas été pré-écrit. Les choses avaient besoin d’être explicitées, les enchainements des séquences qui surgissent, parce que quelqu’un m’emmène là etc.  Et donc il fallait écrire : je suis là, je vais là, et le dire était la solution la plus simple. Le texte était à la fois informatif, et j’y ajoutai, en l’écrivant, quelque chose qui était d’un ordre moins nécessaire, plus poétique : « C’était l’automne, la mi-octobre et je découvrais la campagne avec plaisir… » C’était un essai de montage, et je crois que ça m’a plu parce que c’est resté dans le film. Mais c’est presque davantage par nécessité de trouver un moyen de raconter que par choix. Je n’avais pas réfléchi au fait qu’un jour j’utiliserai ma voix. Et je ne m’étais pas rendu compte qu’elle était si personnelle que ça.

Pour chaque film, on a fait des enregistrements en cours de montage et une fois le film fini, on enregistre la voix définitive avant le mixage. J’ai toujours eu beaucoup de mal à la « sortir », je sens ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. C’est assez précis finalement. Je ne pourrais pas expliquer ce que je souhaite, c’est pour ça que je ne pourrais pas confier cette tâche à un acteur, mais au moment où je la dis, il y a une espèce de fragilité qui me plaît et qui est à peu près la manière dont je voudrais qu’elle soit entendue. Mais je n’ai pas beaucoup de recul, je n’analyse pas, tout ça est assez instinctif.

AA D’ailleurs tu choisis de nous parler au passé. Pas au présent. Il y a le présent du film contre le passé de l’histoire racontée qui a déjà eu lieu.

HFI Oui, tu as raison, il y a un décalage, on voit les personnages au présent et je raconte l’histoire au passé. Ce sont des choses que j’ai faites sans trop y réfléchir. Je pense vraiment que c’est important de ne pas trop réfléchir, je le dis souvent à mes étudiants à la fac dans les ateliers de réalisation. Ils se posent beaucoup de questions et j’ai toujours envie de leur dire : « Allez-y, vous verrez bien, c’est en avançant qu’on trouve le chemin. »

AA Tes parents… Tu n’aurais pas le désir de les filmer aujourd’hui ? Car j’ai cette image très présente d’eux, comme personnages dans Doulaye, et en tant que spectatrice, ce serait un désir aussi de les retrouver.

HFI C’est une piste, que j’ai même explorée cette année. À un moment je me suis lancé dans une espèce de quête d’un objet annexe qui me rapprocherait d’eux. Quand j’arrive à la gare pour aller chez eux, j’explore différents trajets, et sur ces trajets j’ai rencontré plusieurs maisons signées du même architecte, et je me suis lancé en quête d’autres maisons de cet architecte en prenant différents itinéraires. Ce serait une façon de dire : « Je vais chez mes parents », et peut-être filmer mes parents à travers ça. Si les choses partent de l’enfance, tout part de ce moment très précis à Châteauroux… J’avais 4 ans, un jour ma mère revient à la maison annonçant qu’elle a découvert une galerie… Mes parents y vont le week-end suivant, et quelques jours plus tard, le galeriste est venu installer une toile immense chez nous… et ça m’a impressionné, l’ouverture sur le monde par cette peinture, à 4 ans. Et mon grand fantasme aujourd’hui, c’est d’aller filmer le peintre de cette toile. Si j’ai un autre film à faire…

AA Avant de mourir, tu veux dire ?

HFI Non mais… Comme je mets presque dix ans pour faire un film… Je suis dans une position où je ne choisis pas des sujets de films, mais ce sont des sujets qui s’imposent par rapport à une association d’idées, un vécu et une urgence. Et mon grand fantasme c’est d’aller filmer ce peintre que je n’ai rencontré qu’une seule fois quand j’étais enfant… La dernière toile que mes parents ont achetée de lui, c’était il y a quinze ou vingt ans, j’étais allé avec mon père dans une galerie pour l’anniversaire de ma mère… C’était une toile que je n’aimais pas beaucoup, j’étais un peu déçu que ce soit celle-là que mon père achète.

AA J’imagine déjà ta voix off, je l’entends déjà : « Mais quelques années plus tard… »

HFI Exactement, cette toile est sur le mur du salon de mes parents, et j’ai appris à l’aimer, beaucoup. Ce n’est pas un peintre très connu. Il s’appelle Joël Frémiot. C’est quelque chose pour lequel j’ai un désir absolu, le désir de ce que j’ai vu apparaître sur les murs de mes parents quand j’étais enfant.

AA Tu me disais avoir été épuisé après les finitions de ton dernier film mais il n’y a que toi qui décide du rythme que tu t’imposes…

HFI Oui, mais à la fin c’est très compliqué, tu t’occupes du mixage, de l’étalonnage, il y a une accélération énorme. Je suis toujours surpris par l’effort qu’il faut pour faire un film, c’est très surprenant. Ce n’est pas rien d’aller au bout d’un film, de vivre ce moment du mixage, c’est très beau… le mixeur qui te donne des idées jusqu’au bout. Là c’est la première fois que j’ai des coproductrices. Avant celui-là, j’ai fait tous mes films tout seul en termes de production. Et je vais le distribuer seul comme j’ai fait pour André Robillard, en compagnie. C’est un métier que j’ai appris comme ça, sur le tas, en bricolant, et aujourd’hui on ne peut plus bricoler.

André Robillard, en compagnie. 2018.

AA Il y en a encore qui « bricolent »… Je pense toujours à Hong Sang Soo.

HFI Oui, Hong Sang Soo, il fait deux films par an… Je suis allé voir La romancière, j’ai trouvé ça génial.

AA Il a un système bien à lui, mais il n’y a pas que lui, je te parlais de Kazuhiro Sōda la dernière fois : avec l’argent de l’exploitation d’un film à l’étranger, il en fait un autre et ainsi de suite. Ça se suffit à soi-même.

HFI Oui, j’ai fonctionné comme ça pendant longtemps, les télés achetaient mes films, Doulaye ou No pasaranpar exemple, ont été achetés plusieurs fois.

Ce n’étaient pas des sommes énormes mais « ce peu d’argent » à l’échelle d’un gros producteur, c’était assez d’argent à mon échelle pour fonctionner.

Aujourd’hui c’est devenu très difficile d’être dans les cases des télés et même du CNC. Les coproductrices sont bien plus rodées que moi.

AA C’est toi qui es allé les chercher ?

HFI Non, c’est elles.

AA Il y a plein de gens qui viennent te chercher finalement. Tu as réussi à rayonner…

HFI …Tout en étant dans une marginalité, une solitude. Mais dans cette marginalité et dans cette solitude, régulièrement, il y a quelqu’un qui m’envoie un mail pour programmer un film. Mon désir de rencontrer des gens est tout à fait satisfait dans le fait d’aller montrer les films. Je suis très heureux quand je prends un train. Il y a un cinéma à Nantes, Le Cinématographe, qui m’a contacté il y a quelques mois pour montrer deux de mes films. C’est ce que je trouve extraordinaire dans le métier de distributeur, d’avoir quelques salles comme ça où tu peux montrer ton travail. Donc même si on fait une sortie très confidentielle, je sais déjà que certaines salles en France me sont fidèles, et au-delà de ces salles, quelques médiathèques, des associations liées aux Tsiganes etc.

AA Qu’est devenue ta première monteuse ?

HFI C’est bizarre, Marianne Rigaud avait fait la Fémis en montage et on a monté ensemble Sur la plage de Belfast, Doulaye… Et ensuite elle est devenue conservatrice d’un musée à Lyon. Et Céline, qui a fait l’École du Louvre est devenue ma monteuse.

AA …Et la femme de ta vie… comme Alain Cavalier avec Françoise Widoff. Est-ce que ta monteuse doit être la femme de ta vie ?

HFI Pourquoi pas… Et je ne sais même pas dans quel ordre ça s’est fait…

AA C’est vertigineux… comme tes films.

HFI Oui complètement vertigineux. J’ai fait un rêve cette nuit, incroyable, j’ai rêvé de la femme qui m’a offert la caméra super 8 avec la pellicule inachevée, le point de départ de Sur la plage de Belfast. Dans le rêve je reconnais bien son accent irlandais au téléphone. Je ne lui ai pas parlé depuis vingt ans mais je pense que c’est parce que je voudrais faire éditer des textes et qu’elle est éditrice. J’aimerais publier des histoires que j’ai écrites pour les enfants ces vingt dernières années. Ce serait presque changer complètement, c’est-à-dire, avoir fait depuis trente ans des films et se dire maintenant tout à coup que je vais faire autre chose. C’est aussi pour cette raison que je ne veux pas me relancer dans un gros film.

AA Parce que tu as l’impression d’être allé en quelque sorte au bout de toutes tes quêtes ?

HFI J’ai l’impression d’avoir travaillé en tout cas sur certaines choses, des pistes qui m’ont constitué quand j’étais enfant, comme pour la chanson de Jean Ferrat. Finalement je crois qu’avec DoulayeNo pasaran ou Le Temps du voyage, j’ai exploré des routes de l’enfance… Et ce sont mes routes principales.

AA Justement, dans No pasaran, ce rapport à l’intime et à la grande Histoire, tu peux m’en parler ?

HFI Je vais te raconter quelque chose… Mon père a un peu perdu la mémoire, mais il y a quelques semaines, il me raconte l’exode des Républicains Espagnols qui traversent Le Boulou, le village d’origine de sa famille, avec beaucoup de détails. Sauf que c’était en février 1939 et lui est né en 1942. Mais mon père est certain de l’avoir vu. C’est incroyable ! C’est comme si, quand j’ai fait No pasaran, je portais la mémoire inconsciente de mon père qui avait dû entendre son père à lui raconter ce souvenir. Et finalement je me retrouve à avoir fait un film là-dessus, un film sur le fantasme inconscient de mon père, quelque chose qui a peut-être bercé son enfance… Est-ce que cela a été raconté dans mon enfance à moi ? Je ne crois pas. Si tu fais un film sur quelque chose qui n’a même pas été raconté dans ton enfance mais qui est dans la mémoire inconsciente, purement subjective et quasi fantasmée de ton père, c’est encore plus fou. Ça m’intéresse de suivre ces pistes.

AA Mais du coup tu es dans le sillon de la psychanalyse.

HFI Oui, complètement. Mon père était psychanalyste… Et je fais finalement un cinéma qui travaille à réparer aussi. Parce que Doulaye par exemple, ça répare l’absence, la défection imaginée de mon père. Et c’est ce que je dis à mi-voix : « Je ne comprenais pas pourquoi mon père acceptait la disparition de son ami. » En tout cas c’est drôle de voir que les films viennent de très loin.

Dans mon désir de monter maintenant les choses anciennes, il y a aussi tous les films super 8 faits à l’époque où je tenais un journal filmé, je filmais mes amis, mes amoureuses. Et cela me plairait beaucoup de mettre à jour ce matériel et d’en faire un film.

AA Tu dis d’ailleurs que l’espace de travail que tu proposes avec la caméra n’est pas très éloigné de celui du psychanalyste…

HFI Oui, c’est un espace d’écoute, je pose très peu de questions, les gens comprennent assez vite qu’ils vont pouvoir occuper à leur rythme l’espace que j’ouvre avec cette écoute. Il y a un travail en cours qui est le film et ça les renvoie à une question : « Qu’est-ce que j’ai envie de dire, de partager, de transmettre ? » Il n’y a pas beaucoup d’espaces dans la vie où on est écouté comme ça. Cela devient un moment que les personnages peuvent utiliser comme une sorte de mise au point de leur histoire.

Quand Claude Lanzmann dans Shoah fait parler un personnage qui s’appelle Abel, qui raconte quelque chose d’horrible, il ne veut pas le raconter, et Claude Lanzmann lui dit : « Raconte-le », il l’invite à le raconter, et c’est parce que Claude Lanzmann est là pour l’écouter qu’il va le raconter. Et il ne l’a jamais raconté avant. C’est quelque chose qui est aussi de l’ordre de la maïeutique, accueillir un récit.

AA J’ai aimé être attentive aux moments où tu apparaissais à l’image dans un reflet de miroir, d’une vitre… C’étaient des accidents que tu as conservés au montage ?

HFI Ce ne sont pas vraiment des accidents, plutôt un jeu. Dans Sur la plage de Belfast on me voit deux fois dans des miroirs, une fois dans le reflet d’une vitre…

AA Après il y a le geste assumé de passer la caméra à tes personnages…

HFI Oui, à la fin de Doulaye, de Belfast. Dans Le Temps du voyage aussi, on me voit dans un miroir. Là c’est une façon pour moi de me faire un clin d’œil.

AA Comment partages-tu ton temps entre tes différentes caméras ?

HFI Ce n’est pas très réfléchi. J’aime ces outils différents, j’aime bien écrire, faire des photos, du super 8, du 16 mm, de la vidéo… C’est comme un peintre qui ferait tout à coup des croquis, qui travaillerait au fusain, à l’aquarelle, à la gouache, parfois sur des grands formats et parfois dans des carnets. C’est juste la question du montage… Comment ces éléments qu’on pourrait dire hétérogènes vont pouvoir être utilisés. Je n’ai pas de grande théorie ! La caméra super 8 que j’ai utilisée pour la plupart des films, c’est une petite caméra, ça peut sortir du sac très vite. Une caméra vidéo, il faut mettre une batterie, brancher un micro, il faut s’installer un tout petit peu. Une caméra super 8, il n’y a pas ce temps d’installation, tu la sors, tu filmes. C’est un autre rapport à l’action en cours de pouvoir filmer tout de suite, des fragments, des petites choses… La caméra vidéo, pour moi, c’est plus une caméra de l’écoute. Écouter les gens parler, être avec eux longtemps. La caméra super 8 ou 16 mm c’est plus quelque chose de pratiquement pictural avec des plans courts, une utilisation du zoom en cours de tournage, des surimpressions filmées dans la caméra 16 mm en filmant quelques mètres de pellicule et en rembobinant pour refilmer par-dessus… Ce sont des choses plus plastiques. Mais il n’y a aucune règle. J’avais le sentiment sur Doulaye ou sur No pasaran que le 16 mm était plus précieux, plus cérémonieux. Les belles séquences de Doulaye à la chasse par exemple, c’est du 16 mm, mais ça aurait pu être du super 8 aussi.

AA On a l’impression que tes films se sont faits presque par hasard, c’est la dame de l’Aracine qui t’invite à filmer Robillard, c’est la pellicule super 8 que tu trouves dans la caméra qu’on t’offre, ce sont les cartes postales dans la maison de tes grands-parents…

No pasaran, album souvenir. 2003.

HFI Oui, mais on peut dire que tout ce qui nous arrive est le fait du hasard bien sûr, il y a les choses vers lesquelles tu vas, mais tu marches dans la rue, tu rencontres quelqu’un c’est du hasard, tu achètes un livre, tu ne sais pas si tu vas l’aimer ou pas. C’est une sorte de réponse à des rencontres… Mais plus encore que le hasard c’est la question du désir qui compte : la délimitation d’un champ du désir dans les rencontres plus ou moins fortuites qu’on fait. Et se dire : cet endroit-là pourrait être un terrain de travail où je pourrais faire un film. Un endroit, au sens géographique, et un endroit du désir qui peut toucher à l’errance, l’histoire, le politique, et tout à coup donne accès à un terrain de travail.

Mais je ne suis jamais à l’affût, je ne vais pas quelque part en me disant : j’ai un film à faire là. J’ai suffisamment de matériaux dans tout ce qui arrive pour ne pas être à l’affût qu’il se passe encore quelque chose.

AA J’aime beaucoup la phrase que tu dis dans Sur la plage de Belfast qui résume un peu ce que tu dis là : « J’attendais que quelque chose arrive. » C’est presque une sorte de contemplation aussi. Tu ne brusques rien. Tu ne provoques rien ?

HFI Quand au café à Narbonne, je m’avance vers deux hommes pour dire à l’un d’entre eux qu’il ressemble à Jean Eustache, je provoque. Mais c’est une façon d’écrire avec le réel, c’est une façon de se mettre en situation à la fois de contemplation et en même temps, c’est une contemplation active. Être sur le lieu de son propre désir et imaginer que peut-être il se passera quelque chose. Mais les désirs sont nombreux… Narbonne est propice à un de ces désirs. Il n’y avait pas que le désir de Jean Eustache, il y avait le désir de cette ville, de faire quelque chose dans cette ville.

AA Tu fais souvent apparaître comme des notes de lumière à la fin de tes films. No pasaran par exemple ?

HFI C’est toujours difficile de trouver la séquence de fin. Le fait d’aller à Sangatte, ce n’était pas pour la fin du film, c’était davantage pour une sorte d’ancrage personnel dans l’histoire contemporaine. Je faisais ce film sur les réfugiés de 1939, on était soixante ans plus tard, et il y avait tous les jours dans la presse des articles sur ces réfugiés du présent. Et je sentais qu’il fallait les rapprocher. L’histoire que je racontais, le film que j’étais en train de faire, me permettait d’avoir une démarche légitime vers eux. Mais je ne savais pas que ce serait la fin du film. Tout ça est très instinctif. Je ne pouvais pas savoir que j’allais rencontrer ces trois gars sur la plage et qu’on parlerait comme ça, qu’ils seraient curieux de ma caméra 16 mm, qu’ils l’essaieraient, et que pendant que je les filmerais en super 8, il y en aurait un qui se détacherait et irait écrire sur le sable ENGLAND.

C’est incroyable, ce personnage qui ne me connaît pas, tout à coup, a une idée de mise en scène de son propre désir et, sans que je sache ce qu’il est en train de faire, il se met à faire ces lettrages dans le sable, et moi je le filme et c’est ce que je trouve formidable, cette espèce de tension du tournage, tout à coup il se détache du groupe, je le suis et il écrit ça. Ça prend du temps d’écrire avec le bout de la chaussure toutes les lettres de ENGLAND, c’est en plan séquence, son copain voit que je filme ça, il entre lui aussi dans la scène et écrit son nom : ZORAN. C’est assez magnifique ce que ces personnages font, et le troisième qui continue de filmer avec ma caméra 16 mm… Ils deviennent auteurs d’un geste qui dépasse la barrière de langage que nous avons. C’est peut-être ça le moment le plus précieux de mon travail, ce moment où je vais quelque part avec une caméra, je rencontre des inconnus, j’évoque à peine mon projet, et les gens instantanément apportent quelque chose dans la construction d’un récit. Dans Sur la plage de Belfast, Jack qui dit : « Il faut retourner sur la plage où le film a été filmé », ou Doulaye qui filme ses enfants au karaté comme une lettre filmée pour mes parents et certainement pour la fin du film aussi. Et dans Le Temps des amoureuses, Hilaire qui dit : « Ce qu’il faudrait faire c’est retrouver les membres de la bande » et cela devient le but du film… Chaque personnage devient auteur.

AA Pour Sur la plage de Belfast, tu dis dans un carnet qu’une grande part de la mélancolie du film est dans cette nouvelle restée cachée : que cette femme au bord de l’eau a gardé sa robe car elle était enceinte et qu’ils n’ont jamais eu ce bébé. C’est comme si tu pensais qu’il y avait quelque chose qui passerait d’inconscient à inconscient. Celui du spectateur. Je trouve très belle cette idée.

HFI Il y a des sortes d’objets enfouis comme ça, des choses qui sont enfouies assez profondément dans le film et qui vont à un moment, donner une couleur à une séquence, sans que cette chose enfouie ne soit révélée.

Dans Le Temps des amoureuses il y a tout le film de Jean Eustache qui nourrit le film mais sans que cela soit toujours dit. Par exemple, quand la jeune fille à la fin dit qu’elle voudrait être archéologue, mais que ce n’est pas pour elle parce qu’il faut faire de grandes études, que c’est cher et qu’elle ne pourra jamais se les payer, c’est l’histoire de Jean Eustache et c’est ce qu’il raconte dans Mes petites amoureuses. Bien sûr je ne dis pas : cette jeune fille actualise aujourd’hui les déceptions de Jean Eustache quand il était jeune, mais il n’empêche que c’est là.

Dans Le Temps du voyage, je filme des gens à Agde et je sais que mon oncle y était pianiste de jazz quand il était jeune. À 16 ans, il jouait avec Django Reinhardt. Donc je vais dans une ville dans laquelle je n’étais jamais allé mais dans laquelle je sais que s’inscrit quelque chose de très important pour ma famille. J’ai monté une séquence en ce sens, et finalement elle n’est pas dans le film, elle est restée enfouie.

AA Mais il y aura une couleur, une sensation qui nous parviendra d’une façon ou d’une autre…

HFI Je pense. Et juste avant je dis en voix off qu’en arrivant à Agde, je me suis installé à l’hôtel sur les bords de l’Hérault qui se jette dans la mer à 4 kilomètres, et donc ce personnage de voyageur qui arrive dans cette ville où il y a quelque chose qui l’émeut, est là quand même. Il y a le voyage vers l’histoire de ma famille qui me donne une sorte de nostalgie, sauf que je ne dis pas d’où vient cette nostalgie.

AA J’aimerais parler un peu de ce compagnonnage avec André Robillard sur ces 25 années et les 3 films. On voit l’amitié qui se construit entre vous. « Tout près c’est assez loin parfois », j’aime beaucoup cette phrase d’André Robillard.

HFI C’est pour ça que je fais des films, c’est pour que tout à coup quelque chose comme ça du réel apparaisse. Je n’aurais jamais pu écrire cette phrase d’André. Il n’y a pas que les mots, c’est le rythme, c’est la façon de poser cette phrase, la façon d’y arriver, le cheminement. C’est ce qui fait une séquence, tout à coup, il se passe quelque chose. Dès la toute première rencontre avec lui, j’ai senti que c’était ça que je pouvais faire avec ma caméra. Au départ, je pensais faire un film en 16 mm avec une équipe, et quand je l’ai rencontré pour faire des repérages avec une caméra vidéo, là, la présence d’André, seul face à moi, avec ma caméra, je me suis dit : c’est ça, faire du cinéma, c’est être là ensemble, attentif et capter au mieux ce qui est beau, ce qui surgit, ce qui est amené par le personnage.

AA Dans une certaine intimité, justement.

HFI Je n’ai pas pensé au mot intimité, mais au plaisir de filmer tout simplement, en étant là, à écouter : le regardeur, l’écouteur, celui qui reçoit, ce qui est offert, la parole, les anecdotes, le geste, André qui me montre ses fusils…

AA Qu’est ce qui te fascinait et qui a pris de l’ampleur au fur et à mesure des années ?

HFI Je ne crois pas ce que ce soit la fascination, mais simplement continuer à être là, à faire son travail. À partir du moment où on s’était rencontrés et où on était embarqués tous les deux dans ce que tu appelles « compagnonnage », j’avais pratiquement l’obligation d’aller le voir, comme j’ai l’obligation d’aller voir mes amis ou mes parents. Il y a les endroits où tu dois être, c’est tout, parce que la vie t’a conduit là. À un moment, la vie m’a conduit chez André Robillard, il n’est pas question de ne pas y retourner après, il n’était pas question d’oublier sa date d’anniversaire, de ne pas lui envoyer des marrons glacés à Noël et de ne pas aller le voir de temps en temps. Le travail de continuer à faire des films était posé sur le socle de cette amitié, de cette relation, de ce désir de continuer à être là où on a été, et où on doit être. Parce que finalement, film après film, c’est un peu de ça dont il s’agit. Tu ouvres un espace de rencontre, après il faut continuer à être dans cet espace. Il ne s’agit même plus de cinéma, il s’agit d’être ensemble. Ce cinéma ouvre sur un « être ensemble », qui permet d’arriver jusqu’à la fin du film et au-delà… quinze ans, vingt ans plus tard.

AA Il y a ces fils tendus d’un film à l’autre qui se croisent, se mélangent… Le rapport à la Guerre d’Espagne, le reportage sur l’IRA entendu à la radio au Mali, Charles Trenet…

HFI Je parle déjà de Charles Trenet dans Doulaye, puis dans Le Temps des amoureuses. Eustache adorait Charles Trenet : il a mis une de ses chansons au générique de son film. Et la première séquence qu’on tourne avec Hilaire dans la voiture on entend La Mer ! Sur une radio catalane ! C’est incroyable. Le personnage de Charles Trenet revient vingt ans plus tard. Ce sont des petits signaux.

AA D’où vient ta mélancolie ?

HFI Je ne sais pas d’où elle vient…

AA Du plus loin que tu t’en souviennes…

HFI Du plus loin que je m’en souvienne, quand je pense à ça, dans ma famille, des deux côtés, il y avait des disparus. Ma mère est née après le décès d’un grand-frère. Du côté de mon grand-père, il y a le décès de son frère aussi, et je pense sincèrement que la mélancolie peut venir de là. Cela ne m’étonnerait pas. Et je pense que les figures d’hommes vers lesquels je vais, comme Jack dans Sur la plage de Belfast, ou Hilaire dans Le Temps des amoureuses, sont comme des frères que je n’ai pas eus. C’est comme si deux générations plus tard, ressurgissait la quête de ce frère perdu. Les choses viennent comme ça. Comme Modiano qui parle de ce frère qu’il a perdu enfant. Il était interne dans un collège, un jour son frère est malade, il rentre pour le voir et le week-end suivant, son frère n’est plus là. J’avais trouvé ça bouleversant. Et je pense que mon grand-père a vécu ça, et la mélancolie, la gravité, elles viennent de là, j’en suis sûr.

 

* * *

Aucun article à afficher