Le cinéma n’existe pas en dehors du monde. Entretien avec James Benning

Cet entretien avec James Benning a été réalisé par Clara Drevet Lopez et Damien Cattinari, lors du festival du cinéma du réel de 2024.

Pour commencer, nous voudrions parler de l’évolution de votre cinéma. Au fil des années, celui-ci semble se diriger vers toujours moins de narration, jusqu’à une staticité de l’image dans les derniers films, qui nous invite à exercer notre attention à percevoir des mouvements subtils à l’intérieur du cadre. Qu’est-ce qui a motivé ce glissement ? Pourquoi avez-vous abandonné la création de petits récits comme on le voit dans 11×14 ou One Way Boogie Woogie ? Pourrait-on interpréter ce changement, non pas comme un abandon de la narration, mais plutôt comme une quête de ses structures minimales ?

Quand j’ai commencé mon premier long métrage 11×14, je ne connaissais pas encore très bien le cinéma. J’étais donc certainement marqué par le cinéma dominant et le cinéma narratif, car c’est principalement ce que j’avais vu. Mais j’ai presque immédiatement su que je ne voulais pas faire ce genre de films. Cependant, je n’étais pas encore capable d’abandonner complètement la narration à ce stade, alors dans un premier temps, j’ai essayé de déconstruire le récit, de l’utiliser à revers, comme une sorte de squelette qui me permettrait de pratiquer des expériences formelles. Et puis, au fur et à mesure que j’ai réalisé des films, je me suis de plus en plus rapproché des débuts du cinéma, où les premiers films étaient tournés simplement pour observer, tels les vues Lumière. J’ai repoussé la narration au second plan et j’ai fait des films qui regardaient et écoutaient. Mais je sais aussi que lorsque l’on regarde et que l’on écoute, des récits se développent. Cependant, il s’agit d’un type de récit différent de celui qui est créé à partir d’un drame artificiel. Les récits que l’on trouve dans le monde, simplement en regardant avec attention, sont à mes yeux bien plus intéressants qu’un récit inventé.

11×14, 1977

Nous avons en effet eu cette impression pour votre dernier film, Breathless : la durée crée du narratif, le temps est toujours plein.

Oui, je pense que notre esprit veut toujours mettre une chose sous forme d’histoire, même si c’est aussi élémentaire que voir la lumière changer et que j’observe la façon dont la lumière change à travers le cadre. Cela devient un récit. Et cela peut être énoncé comme tel.

A ce sujet, on se demandait si le travail du son avait suivi la même trajectoire que l’image. Optez-vous pour une prise de son faite uniquement sur place, avec sa narration propre, ou considérez-vous encore la possibilité d’ajouter et de remanier le son ?

Pour travailler le son, il faut pour moi que ça prenne la forme d’une musique. Mais encore une fois, c’est du déjà-là, ou c’est en quelque sorte trouvé. Ça existe et on le découvre grâce à la concentration et à l’observation, au fil du temps. Toutes ces choses s’emboîtent. Donc, quelqu’un qui a l’habitude de regarder des films narratifs, s’il regarde mon dernier film, qui, je pense, est absolument exigeant pour un public qui ne connaît pas mon travail, pourrait se dire que rien ne s’y passe. Mais il se passe tellement de choses. Il faut simplement faire attention pour y trouver un récit. C’est sûr que si vous êtes habitué au cinéma dominant, la narration vient normalement à vous et vous n’avez pas besoin de la chercher, donc vous pouvez être frustré parce que vous avez la sensation de ne rien voir. Alors qu’en réalité, vous voyez beaucoup. C’est simplement que vous ne faites pas le travail nécessaire. Et je comprends tout à fait que je peux frustrer le public. D’ailleurs, je pense que Breathless est un film très difficile même pour ceux qui connaissent mon travail. Lors de sa réalisation, je pensais que ça allait être fondamentalement un film sans narration, sur le changement de lumière. Alors que maintenant, je peux énoncer un récit très complexe qui se déroule au cours de ces 87 minutes. Ce récit, certaines personnes pourraient penser que je l’ai créé en utilisant des sons hors champ et en les développant, et cela m’arrive parfois, mais pas pour ce film, c’était juste là. J’ai allumé la caméra et le film est venu. Pour cette raison, c’est un film que je trouve vraiment passionnant, car c’est un film qui vous fait prendre conscience que le cinéma n’est pas en dehors du monde.

Avec le passage au numérique nous avons la sensation que vous avez privilégié ce mouvement vers le minimalisme. Mais en même temps, avec ce médium, j’imagine que la prise de vos plans est plus longue. Vous êtes donc peut-être paradoxalement plus présent que lorsque vous tourniez en argentique, puisqu’il y a maintenant votre sélection au montage.  Vous n’êtes plus contraint par la durée de la bobine. C’est vous qui choisissez la durée.

La plupart de mes films, je les conçois avant de les tourner afin d’avoir une structure spécifique. Pour 13 Lakes, je savais d’avance que j’allais faire dix minutes par plan. Pour le tournage, j’utilisais un magasin de 11 minutes. J’avais donc un petit peu de marge au début et à la fin, mais pas beaucoup. Mais ce n’était pas grave parce que j’avais construit une structure rigoureuse pour le film. Et comme la pellicule coûtait très cher de toute façon, je n’avais pas les moyens de faire des plans de 20 minutes. Mais si j’avais pu, je l’aurais fait, afin de pouvoir choisir mes dix minutes.

Donc, dans mes premiers films en pellicule, j’étais assez limité par la structure choisie et le matériel que j’utilisais. Maintenant, avec le numérique, ce n’est plus le cas. Je peux filmer beaucoup plus et choisir ensuite. Mais comme j’ai acquis une discipline depuis le début avec la pellicule, je ne tourne vraiment pas grand-chose de plus que ce que je conçois, même aujourd’hui.

13 Lakes, 2004

Pour poursuivre sur cette question du numérique : comment choisissez-vous cette contrainte de temps ? Pour Breathless, c’est la durée du film de Godard, alors que pour Rhur c’est six plans de dix minutes et un de soixante. Comment insufflez-vous une nécessité à cette contrainte ?

Cela diffère pour chaque film. Pour la trilogie californienne par exemple, j’avais 36 plans de 2,5 minutes. Cela avait été fixé a priori. Restait simplement la question de ce que j’allais en faire. Pour Rhur, c’est différent, je savais que j’allais faire des plans longs, mais je ne savais pas encore du tout comment le film serait structuré. Et puis, alors que j’accumulais des images, je suis tombé sur cette cheminée qui recrachait sans cesse de la fumée. Je l’ai tourné au crépuscule car je savais que la fumée de la tour changerait en fonction de la lumière. Puis j’ai pensé que c’était une image si puissante qu’il fallait la faire durer. Cela a donné ce plan d’une heure. Et alors je me suis dit, c’est la moitié du film. Je ferai ensuite six plans qui totaliseront cette durée. Donc, cette fois-là, la structure est issue de la collection d’images, mais parfois c’est elle qui vient en premier, car elle fait partie de la réflexion du film, comme 20 cigarettes. 20 cigarettes, c’est ce qu’il y a dans un paquet.

Il nous semble qu’il y ait dans votre travail une tension politique entre deux pôles. D’une part, la dimension systémique – celle des relations de classe, de genre et de race, dont les paysages sont chargés. D’autre part, votre intérêt récurrent pour des personnages marginaux, en rébellion contre l’ordre social, contre la société et ses codes, et qui embrassent la violence comme une forme de révolte. Est-ce que ces deux sujets de votre travail sont comme les deux faces d’une même pièce, comme si l’on avait d’une part une focale sur le collectif, le systémique, et d’autre part une focale sur l’individu et son rapport à la société ?

Mes films naissent de ma propre biographie ou de ce que j’ai vécu. Quand j’étais plus jeune, je faisais de l’organisation communautaire et j’ai grandi dans un quartier blanc pauvre qui était très raciste envers le quartier voisin Noir. On se détestait réciproquement alors que nous ne nous connaissions pas. C’était une situation typique où les pauvres sont montés les uns contre les autres, essentiellement pour maintenir le coût de la main-d’œuvre au plus bas, et où entretenir la défiance entre les quartiers populaires permet d’éviter que ces colères ne soient dirigées envers les quartiers riches. Comme j’ai grandi dans cet environnement, j’ai remis en question ce genre de racisme aveugle. Par la suite, j’ai aussi fait de l’organisation politique dans le Sud. Cette expérience m’a beaucoup politisé. Mais après avoir fait cela pendant plusieurs années, j’ai pris conscience que ça consumait ma vie et que je ne savais pas ce que je voulais faire. C’est à peu près à cette époque que j’ai acheté une caméra. Au début, je faisais alors des choses assez lyriques. J’essayais de comprendre comment regarder le monde à travers un objectif, car c’est très différent de la vue humaine, vous savez, voir avec une caméra. Vous pouvez, par exemple, voir des choses avec une courte profondeur de champ, ce que nous ne pouvons pas faire avec nos yeux. Initialement, c’est la découverte de ces idées formelles qui m’a le plus intéressé. Ces premières expérimentations étaient des films en huit millimètres qui malheureusement ont été perdus. Mais ensuite, au fil de mes réalisations, la politique a commencé à revenir dans mes films. C’est pourquoi vous trouvez dans mes travaux ces deux dimensions auxquelles vous faisiez référence. J’ai réalisé que le cinéma avait ce pouvoir, et que je pouvais parler de certaines choses, même si mes films ne rencontraient pas un large public.

Lorsque j’ai commencé à travailler comme cinéaste, j’étais très influencé par Michael Snow et Hollis Frampton, qui faisaient des œuvres structurelles mais apolitiques. Bien qu’on puisse argumenter qu’elles étaient politiques puisqu’elles étaient si radicalement différentes formellement du cinéma dominant. Mais ils ne traitaient pas de ces questions que j’avais vécues, et donc j’ai commencé à apporter ce contenu dans une forme qui ne ramenait pas spécifiquement de contenu politique auparavant. Mais j’ai toujours été intéressé par l’incidence de la lumière sur les choses, par la façon dont les choses changent avec le temps, car je pense que cela nous apprend à regarder de plus près et différemment. Et c’est le genre de pensée dont nous avons besoin pour changer les choses politiquement. Donc les expérimentations formelles dans mes films sont tout aussi importantes que le contenu politique. Au début, elles étaient plutôt au premier plan et la politique était à l’arrière-plan. Maintenant elles font un peu un va et vient, passent du second ou premier plan et vice versa. Mais je conserve des structures qui impliquent vraiment le regard et l’écoute, je maintiens un formalisme, parce que je pense que ce sont des outils pour comprendre les événements politiques, et peut-être même pour provoquer un changement. Mais ironiquement, cela confine mes films à un public limité par rapport à ce que fait le cinéma dominant.

Four corners, 1998

Ce que vous dîtes nous mène à une autre question, qui concerne le rôle spécifique du paysage dans vos films, et à la relation entre le paysage et les dimensions politiques qu’il agrège. Nous nous demandons, concernant des films comme Landscape Suicide ou Four Corners particulièrement, si le paysage n’est pas d’abord pour vous un outil, à la fois esthétique et conceptuel, d’analyse et de critique de la société américaine ?

Mon intérêt pour le paysage s’est révélé très tôt, sans doute même lorsque j’étais encore enfant. À mon époque – j’ai grandi dans les années 50 –, les parents ne s’inquiétaient pas lorsqu’on sortait dehors. En été, je pouvais partir le matin, être absent toute la journée et revenir seulement pour le dîner. Donc je pouvais sortir, faire ce que je voulais, avoir des aventures et apprendre par moi-même. Tant que je ne faisais pas de trop grosses bêtises, j’avais cette liberté, à jouer le long de la rivière ou dans la cour, le long des chemins de fer, à sauter sur les wagons de marchandises. Le paysage était devenu pour moi un endroit où je pouvais m’amuser, mais aussi, duquel je pouvais apprendre des choses en le contemplant. C’est ce témoignage de la façon dont l’Histoire s’est déroulée qui continue de m’intéresser en lui aujourd’hui. Si l’on remonte très loin, et qu’on le regarde avec un œil de géologue, il porte en lui des changements qui, bien que parfois dramatiques, ont aussi cette sérénité du temps long. À l’inverse, si vous vous intéressez à une période plus courte, il témoigne alors de la manière dont les humains le détruisent. Le paysage porte en lui beaucoup de réponses. C’est une matière complexe. Mais pour peu qu’on le regarde avec attention, la cupidité humaine nous apparait comme une évidence.

Le paysage porte donc l’empreinte de cette cupidité ?

Oui, dans mon film tourné en Utah par exemple, beaucoup de choses qui y sont filmées témoignent de ce que les humains font au paysage. Et j’ai également réalisé un film appelé Sogobi, qui est le troisième film de la Trilogie Californienne, dont la première moitié est presque exclusivement centrée sur des paysages non affectés par les activités humaines, puis la deuxième moitié se tourne progressivement vers l’exploitation minière à ciel ouvert et les incendies, vers les dégâts que nous causons.

Sogobi, 2002

Nous souhaiterions évoquer maintenant le rôle de la musique dans vos films. Nous voyons deux fonctions différentes. Vous avez, d’une part, une utilisation de la musique et des sons qui agissent comme des « véhicules idéologiques », en utilisant des extraits d’actualités télévisées et de la radio par exemple, ou des extraits de magazines, des chansons populaires, et, en même temps, vous avez une utilisation de la musique qui est radicalement différente, qui indique une sorte d’en-dehors du film, et qui nous rappelle comment nous pouvons être profondément affectés par une œuvre musicale. Nous pensons par exemple à l’utilisation de Leonard Cohen dans L. Cohen, de Nina Simone dans Allensworth ou de The Last Poets dans Four Corners. Pouvez-vous nous parler un peu de ce second niveau ?

À ce second niveau dont vous parlez, ce sont tous.tes des artistes qui ont des significations personnelles très fortes pour moi, et qui sont lié.es à la façon dont la musique m’a affecté politiquement. J’ai été très touché par la musique, et je suis très conscient de la façon dont elle a influencé ma vie. Elle m’a ouvert les yeux à un monde plus vaste et à une autre façon de penser. Donc lorsque j’utilise ces œuvres, c’est comme une célébration, et un moyen de témoigner de quelle manière elles ont affecté ma vie. Je pense aussi que ces œuvres peuvent toucher quelqu’un d’autre, si il ou elle les écoute dans un contexte plus spécifique, en les rapprochant d’une image ou d’une situation précise. Et L. Cohen, bien sûr, est le meilleur exemple de cela. Lorsque j’ai vécu l’éclipse solaire totale – c’est la première et la seule fois jusqu’à aujourd’hui où j’ai fait l’expérience de cela, c’était un événement tellement stupéfiant… qui change votre concept du temps. J’ai senti que c’était quelque chose que Leonard Cohen avait cherché toute sa vie à travers sa musique, en termes spirituels, mais qu’il n’a jamais véritablement atteint. Alors, quand j’ai vécu cette expérience, j’ai pensé à lui, et je lui ai donc fait un film hommage à cause de cela. Je suppose que j’ai utilisé un certain nombre de morceaux de musique à travers mes films qui sont là pour ce que j’ai appris de ces artistes, et je rends ainsi une forme d’hommage à la manière dont leur musique m’a transformé.

Cela se ressent également par le choix récurrent de faire figurer un morceau dans toute sa durée.

Oui, cela rend à la musique le respect qu’elle mérite. Elle n’est pas utilisée comme un simple « remplissage », mais comme quelque chose que je veux que vous écoutiez et que vous respectiez parce que je la respecte.

Pour faire le lien avec une autre question, élargissons aux différentes formes d’art, comme les peintures ou les sculptures que vous citez dans vos films. On peut bien sûr penser à Spiral Jetty ou à la sculpture de Richard Serra dans Ruhr. En rejoignant ce que vous venez de dire, est-ce que les faire figurer dans vos films est également une manière de rendre hommage à ces œuvres et ces artistes ? Mais aussi – car nous pensions également aux deux cabines de Thoreau et de Kazinscky que vous avez reproduites et pour lesquelles vous avez précisé avoir même reproduit les peintures accrochées aux murs : ces citations ne consistent-elles pas à créer votre propre musée, avec ces œuvres qui vous inspirent, comme pour cheminer avec elles ? Enfin, figurent-elles aussi pour leur signification politique ?

C’est tout cela à la fois je pense. Dans Ruhr par exemple, c’est parce que je suis un grand admirateur du travail de Richard Serra, de cette espèce de virilité qu’ont ces sculptures en acier et simplement de leur beauté. Mais ce qui est intéressant, c’est que dans ce plan que j’ai tourné, un homme est en train de retirer les graffitis de ce grand monolithe qu’il a construit, qui est vraiment une belle pièce, et qui ne mérite pas d’avoir des graffitis dessus. Mais le fait de les retirer suggère qu’il y a une hiérarchie, que cet art est meilleur qu’un autre. Et cela me dérange, car qui sont les gardiens du bon goût et qui prend ces décisions ? Si je devais prendre cette décision, j’aurais sûrement également effacé les graffitis, parce que je pense que c’est une sculpture incroyable. Mais l’acte de le faire est autre chose, parce que cela dit que tel art a plus d’importance que tel autre, et sans aucun débat. Les graffitis sont qualifiés de vandalisme mais je ne pense pas que le vandalisme soit nécessairement mauvais. Je pense que parfois il marque un point. Peut-être ces artistes disent : « nous ne recevons aucune reconnaissance », « va te faire foutre », cela soulève des questions intéressantes à propos de qui crée l’art, qui est érigé comme créateur, quel art est exposé et qui le regarde, qui en sont les gardiens. Donc j’aime ce plan pour cette raison. Et pourtant, je suis du côté de Serra quand ils les enlèvent (rires)… Certains graffitis étaient assez brillants, mais ils ont choisi de les faire sur cette sculpture et ils savaient qu’ils allaient être enlevés bien sûr, et les gens qui les enlèvent savent, eux, que les graffitis vont revenir dans deux jours. Dès que j’ai arrêté de filmer, ils ont d’ailleurs arrêté de les effacer.

C’est presque comme si c’était une autre façon de peindre, mais en enlevant plutôt qu’en ajoutant.

Oui, c’est de la peinture négative.

Ruhr, 2009

Il nous semble que cette idée de tenir ensemble la culture populaire et l’art institué, l’art « pauvre » et ce qui est considéré comme art par les gardiens du temple, est très présente dans vos films, qui mêlent souvent les deux.

Oui, et dans Ruhr il y a ce dernier plan d’une heure qui est aussi spectaculaire que la sculpture de Serra. Ce sont juste des changements de lumière sur une cheminée qui recrache sa fumée, mais en le filmant, cela en fait une œuvre d’art. Alors que cela se produit tous les jours. Vous pourriez y aller et regarder ça tous les jours. 24 heures sur 24. Mais à ce moment précis de la journée, avec ce changement de lumière au crépuscule, cela devient vraiment intéressant, dans la façon dont cela marque le temps. Mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de confronter cette temporalité de la lumière au temps industriel. Car lorsque je l’ai filmé, ils ont sauté une itération. Il y a une rupture dans le plan. Cela devrait se produire toutes les 15 ou toutes les 12 minutes, mais l’une des répétitions ne s’est pas faite. Nous avons donc dû attendre 24 minutes pour revoir ce surgissement de fumée. C’était accidentel, mais c’est un événement fortuit qui est précieux, car il parle du temps et de la fiabilité de nos processus industriels.

À ce sujet, nous avons tous.tes deux été très frappé.es par cette scène dans Ruhr, quand l’avion atterri. Ce premier avion est comme une sorte de miracle, un événement… Les arbres, en perdant leurs feuilles, semblent pleurer. Puis, le fait que cela se répète encore et encore, produit une sorte de peur et de mélancolie, quelque chose comme « d’accord, donc c’est un événement, mais en même temps, c’est le temps industriel, donc ce n’est pas une question d’événement, c’est une question de rythme et d’uniformisation… »

Oui et ça crée son propre système météorologique ! Il y a ce vent après le passage de l’avion. Environ 15-20 secondes après son passage, vous voyez le vent dans les arbres. Et donc vous ressentez ces changements subtils qui peuvent se produire, mais que l’on ne voit pas dans la vie. Si ça avait été une journée venteuse, nous n’aurions jamais vu cela. Mais comme c’était si calme, ça s’est produit. Lorsque vous l’observez la première fois, vous pensez « oh, c’est une coïncidence ». Mais quand cela se reproduit, alors vous apprenez. Cela pourrait être une coïncidence, mais probablement pas, et alors à la troisième fois, vous vous dites « ça crée son propre système météorologique en atterrissant ». Ce qui est un peu la façon dont un système se connecte à un autre, et comment le changement advient. Et c’est assez subtil.

Un autre type d’écosystème.

Oui.

Comment avez-vous tourné ce plan, aviez-vous anticipé que cela se produirait ou en avez-vous été témoin par hasard ?

J’avais donné un cours à Duisburg, et j’avais emmené les étudiants dans ce bois plus tard dans la journée. Il faisait sombre, et nous regardions les feux d’atterrissage s’allumer. C’était incroyable. Quand je suis revenu seul, je suis allé là-bas pour filmer cela, mais je suis arrivé plus tôt et j’ai directement commencé à filmer. J’ai enregistré ce phénomène et j’ai pensé « oh, c’est encore plus intéressant ». Je suis resté et j’ai également tourné de nuit, mais ça ne rendait rien… Ma caméra ne pouvait pas enregistrer la subtilité de la lumière dans la nuit, je n’avais pas assez de définition, l’image était mauvaise. Finalement j’ai utilisé le début.

Cela nous fait penser que c’est très rare que vous filmiez de nuit ?

Oui, j’aime utiliser les lumières naturelles disponibles et j’ai une simple caméra HD donc je ne peux pas filmer dans l’obscurité, comme le 4K peut le faire, ou le 8K, ou peu importe ce qu’ils utilisent aujourd’hui.

C’est un autre aspect intéressant. Tandis que le film argentique est très pictural, avec la HD, vous avez une image qui est plus proche de ce que vous voyez, de la réalité. En même temps vous dites que vous n’êtes pas intéressé par la transparence. Le 2K, 4K, c’est « trop » réel ?

Oui, je pense que la haute définition est mon médium et je l’adore parce que c’est bon marché et que je n’ai plus jamais à voir un laboratoire de ma vie. En plus, les fichiers sont petits et faciles à gérer. Le HD a tendance à avoir une petite douceur qui se rapproche un peu de l’esthétique du film, mais je ne veux pas reproduire le film argentique avec le numérique. Maintenant, quand je vois les films en 16 mm c’est trop romantique pour moi. Donc j’aime le HD. Il y a une sorte de réalité là-dedans qui n’est pas romantique et qui n’est pas non plus surréelle. Donc ça semble être la bonne caméra pour ce que je veux faire.

L. Cohen, 2017

Vous ne fétichisez pas le médium en soi. Beaucoup de gens reviennent aujourd’hui, pour de bonnes raisons d’ailleurs, au film argentique, mais c’est intéressant de savoir, comme vous dites, que le médium n’est pas tant important en lui-même que pour ce qu’il permet.

Je pense que maintenant, pour moi, ce médium est le bon. J’aurais aimé l’avoir dès le début. Mes œuvres plus anciennes me semblent beaucoup trop romantiques, et c’est en partie parce que dans celles-ci, j’étais encore très influencé par le cinéma dominant, et je surproduisais le son, en ajoutant beaucoup de choses qui n’étaient pas là. Quand je regarde un film comme 11×14, j’aime le son, mais je le rendrais beaucoup plus subtil aujourd’hui. Je le simplifierais. Mais il est ce qu’il est. Je ne vais pas le changer quand je le restaurerai. Cependant j’ai beaucoup appris sur le son depuis.

Concernant le son justement, une partie de vos films joue sur les ruptures d’échelles entre l’image et le son. Dans 13 Lakes par exemple, on entend d’abord le son des lacs, comme s’ils étaient proches de nous, tandis qu’ils sont relativement plus lointains à l’image. Dans votre dernier film, Breathless, au contraire, vous allez vers plus d’épure, le son est in et synchrone.

Oui, je cherche plus à nous faire entrer dans l’image. Mes œuvres plus anciennes illustrent davantage ce que le son devrait être. Je me détache de cela dans mes œuvres plus récentes. Allensworth par exemple, est très calme et est intéressant pour cela.

Pour rebondir sur ce film que vous mentionnez, vous travaillez généralement essentiellement en solitaire, mais dans Allensworth, il y a cette partie avec la jeune fille qui récite une poésie, et vous avez dit à l’occasion d’autres entretiens que vous aviez travaillés avec une équipe pour recréer certains artefacts, comme par exemple la robe qu’elle porte. Qu’est-ce qui a guidé cette modalité de travail ?

Eh bien j’ai pensé à cela lorsque je filmais simplement les bâtiments sur place, je me suis dit que ce n’était pas suffisant, qu’il me fallait faire référence à la raison pour laquelle cet endroit a été construit. Que les Noirs souffraient des lois Jim Crow. Qu’ils ne pouvaient rien gérer eux-mêmes. Il y a un certain nombre de villes noires comme celle-ci qui ont vu le jour au début des années 1900, dans une tentative d’autonomie et de prise de contrôle par les Noirs de leurs propres vies, pour se donner leur propre système de justice et d’éducation, pour enseigner à leurs propres enfants, en dehors de ce que l’Amérique blanche faisait aux Noirs à cette époque. Puis, parce que j’ai milité et que j’ai grandi avec cette expérience d’organisation politique locale dans un ghetto Noir et blanc pauvre, je voulais que le film fasse aussi référence à d’autres injustices envers les Noirs. Je me suis dit que ce serait intéressant de faire un film sur une ville en 1908, mais ensuite de faire référence à la poésie de 1975 et à une jeune fille intégrée dans une école entièrement blanche en 1956 et aux tourments qu’elle a traversés pour simplement obtenir une éducation. J’ai cherché à agréger différentes périodes de temps et différentes choses dans un même discours : ce contre quoi ils se battaient et qui se produisait en 1956, un poète qui écrivait en réaction aux événements des années 70 et 80, pour que le discours devienne plus dialectique. Cela vous fait aussi ressentir les raisons pour lesquelles cette ville a été construite. Ces discours pouvaient émerger grâce à des personnes courageuses. Puis vient Blackbird, la chanson de Nina Simone, qui est tellement déchirante (« pourquoi, pourquoi s’envoler, jeune fille Noire, vers où peux-tu voler de toute façon ? De toutes parts autour de toi le monde est misérable »). Je fais dialoguer tout cela, rendant le film plus complexe qu’un simple portrait de ces bâtiments. J’essaye de faire référence à d’autres énonciations, d’autres luttes, qui renforcent un même discours.

Allensworth, 2022

Cela nous fait également penser à l’usage de la répétition que vous faîtes dans vos films. Vous semblez la considérer comme une manière de rendre visible un phénomène d’insistance ou de persistance d’un processus historique qui continuerait à avoir des effets au présent, comme un retour du refoulé. L’Histoire fait ressurgir certaines choses. Il nous semble que dans Four Corners on retrouve la même idée.

Oui, exactement. L’idée que les Blancs pauvres de mon quartier sont montés contre les Noirs pauvres est répétée dans Four Corners, où les Blancs pauvres et les Navajos sont montés les uns contre les autres, sauf que c’est jusqu’à l’absurdité de se faire tuer. Bien sûr, cela arrivait aussi aux Noirs. Ils étaient pendus. Donc oui, il y a ces types de références. Et c’est là que la question politique revient, insiste, en l’intégrant dans ces structures du film, ces structures qui sont si rigides qu’elles deviennent des « contenants » pour le temps, historique ou subjectif.

 

 

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