L’éveil d’un cinéma de l’être

Texte de Mauricio Hernández, 2024

Borges aimait le chiffre trois : 1- c’était l’apparition, 2- le hasard, 3- la confirmation. De cette même manière, en trois films, se confirme en 1968 le destin voué au cinéma d’un jeune Français de 27 ans, Dominique Dubosc.

Cocteau, fervent soutien d’un renouveau cinématographique chez les jeunes, donnait toujours le même conseil : faites-vous aider. Tant les enjeux techniques liés à la réalisation d’un film étaient nombreux. Ces difficultés, Dominique les avait envisagées lors d’une première tentative de réaliser un film de fiction, finalement avortée. Il faudra attendre que des circonstances personnelles amènent le futur cinéaste dans “un pays en dehors du temps” pour que l’éveil du regard cinématographique — pour celui qui avait déjà une pratique aguerrie de la photographie à l’agence Rapho — germe dans le fragile équilibre d’un monde qui allait bientôt disparaître.

Kuaray Ohecha, “Le soleil l’a vu” en guaraní, tient à une simplicité déconcertante. Chaque plan de la vie d’une famille paysanne du Paraguay, du petit matin jusqu’à la fin de l’après-midi, révèle une présence au monde rarement atteinte par le cinématographe. Certes, le médium s’est allégé, Dubosc n’a pas besoin d’abuser de la mise en scène comme Flaherty à cause de la lourdeur du matériel. Si mise en scène il y a, il s’agit de quelques clins d’œil cinéphiles, que ce soit à Buñuel ici ou à Dreyer dans Manojhara. C’est l’éducation sentimentale faite à la Cinémathèque française qui opère : une dimension plastique utilisée comme une puissance adjointe au rapport documentaire, qui ponctue les moments où les êtres dévoilent leur essence. Manojhara ou la région de la mort est le plus clair exemple de ce don de soi à l’autre sans aucune réserve.

Contrechamp du premier film, de cette paix intérieure partagée dans la collectivité du foyer paysan, Manojhara témoigne de l’arrivée hasardeuse du cinéaste, égaré une nuit d’orage, à la léproserie Santa Isabel. Toute sa vie, il aura une aisance exceptionnelle pour se rapprocher des gens, des plus humbles ici, bouleversé·e·s par la maladie et la déchirure de la mort en permanence. De ceci émerge un lien d’une qualité humaine qui s’offre à nous comme une leçon de vie ou, dans les mots d’un des internés, comme “une manière d’être”.

Dans le troisième film, qui contient l’essence de la condition humaine d’un continent tout entier, se décline la condition ouvrière des mineurs boliviens deux ans après le massacre de la Saint-Jean. Avec Les Jours de Notre Mort, se confirme le dessein d’un cinéma voué à l’engagement politique. Mais cette fois, la mise en scène est orchestrée par la société elle-même. En parallèle avec les images du travail, littéralement tuant dans ces mines situées entre 4000 et 5000 mètres d’altitude, les scènes de carnaval se présentent comme un rêve libérateur s’écroulant sur lui-même : espace ancestral de résistance d’abord, dans les représentations du colonisateur par le colonisé, et finalement de déchéance dans l’abandon total à l’alcool.

Réunis après leur remastérisation numérique en 4K dans Une trilogie sud-américaine, ce geste leur confère la force d’un parcours initiatique, d’un parcours où le regard s’éveille à l’être. Vous connaissez la légende : le prince Siddharta Gautama, au centre d’une vie épanouie, est devenu le Bouddha après avoir rencontré la vieillesse, la maladie, la mort et l’ascèse. Le cinéma accomplit cette ascèse capable de nous rapprocher de ces réalités.

Mauricio Hernández, 2024

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