Apichatpong Weerasethakull, théorie des objets personnels. (Une esthétique de l’effet spécial)

ONCLE BOONMEE (CELUI QUI SE SOUVIENT DE SES VIES ANTERIEURES), Apichatpong Weerasethakul, 2010.
Texte de Pascale Cassagnau, 2024

 

« La jungle est un personnage, car tout être humain change, la nuit venue. On le perçoit mieux, à la manière des aveugles. Le personnage-jungle intervient dans ce sens. Il y a de moins en moins de dialogues à mesure que le film s’y enfonce, et pourtant la « conversation » s’intensifie ». (1)

« Le film sonore ne prendra tout son sens que s’il parvient à révéler l’existence inconnue avant lui, les sons et les bruits autour de nous qui n’ont encore jamais été en communication avec les impressions d’images et ont toujours échappé aux sens ». (2)

«(..) L’image actuelle a elle-même une image virtuelle qui lui correspond comme un double ou un reflet. En termes bergsoniens, l’objet réel se réfléchit dans une image en miroir comme dans l’objet virtuel qui, de son côté et en même temps, enveloppe ou réfléchit le réel : il y a « coalescence »entre les deux. Il y a formation d’une image biface, actuelle et virtuelle. C’est comme si une image en miroir, une photo, une carte postale s’animaient, prenaient de l’indépendance et passaient dans l’actuel, quitte à ce que l’image actuelle revienne dans le miroir, reprenne place dans la carte postale ou la photo, suivant un double mouvement de libération et de capture ». (3)

Formé au cinéma et à l’art contemporain, à l’Art Institute de Chicago notamment, le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul a réalisé un certain nombre de courts métrages en Thaïlande qui interrogent les frontières poreuses entre la fiction et le documentaire, sur un mode lyrique. Le travail de cet artiste est représentatif d’une nouvelle vague de cinéastes thaïlandais partis faire leurs études à l’étranger et venus au cinéma par la publicité, les arts plastiques, le clip, les films musicaux, ou les séries télé. Ses courts -métrages vidéo- de Haunted Houses, 2001 à Green, 2004, White, 2004, à Nabua, 2009, et I’m Still Breathing , 2009, ont été montrés au Musée d’art moderne de la ville de Paris, à Munich notamment. A ce jour, treize courts métrages et cinq longs métrages – Mysterious Object At Noon, 2000, Blissfully Yours, 2002,Tropical Malady, 2004, Syndrome and A Century, 2006, Oncle BoonmeeL’homme qui se souvenait de ses vies antérieures, 2010, composent son œuvre d’essence documentaire, complétée par des films musicaux, des clips, cultivant l’artifice. Le cinéaste forge, à propos de son art cinématographique, une théorie des objets personnels, qu’il décrit ainsi :

« Enregistrer est le mot-clé. Tout ce qui marque notre esprit est enregistré, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. En cette époque d’hyper-information, nous sommes entourés d’une multitude de récits dont nous ne sommes pas les auteurs. Nous avons beaucoup de souvenirs de seconde main. J’essaie de comprendre ces flux. Bien entendu, je me focalise sur ceux des personnes qui me sont chères, mes amis, ma famille, les acteurs. Mais il est fréquent qu’on ne sache pas qui est à l’origine du souvenir. J’essaie de retrouver des traces et de me les approprier, comme des objets personnels ». (4)

Conçus comme une série de portraits intimistes et de relevés géographiques, les films d’Apichatpong Weerasethakul constituent des longs plans fixes sur un ensemble de personnages déracinés, vivant aux confins de la Thaïlande, dans la difficulté de n’appartenir à aucun lieu. Le nord du pays est bien souvent le cadre des films du cinéaste qui mettent en scène des réfugiés birmans, véritable sous-prolétariat, en proie à l’ostracisme et au rejet.

Dès ses courts métrages, réalisés en Thaïlande dans les années 90, jusqu’aux longs métrages, le cinéma est pour Apichatpong Weerasethakull le lieu de l’expérimentation et de l’expression du temps. Ses films exposent toutes les figures du passage et de la transmutation, déployées à la manière d’un recueil de signes, de traces, de souvenirs réels ou imaginaires. En outre, les premiers films exposent les passages multipliés entre la fiction et le documentaire. (5)

« Un documentaire, ce n’est pas le réel. C’est une simulation romancée de n’importe quel sujet. Je pense qu’il n’existe pas de réalité réelle, car tout est appropriation et hybridation de quelque chose, si on considère cette chose à son stade moléculaire ».  (6)

Remarqué lors de l’édition 2001 du festival international du film de Paris au Forum des Images, le premier long métrage d’Apichatpong Weerasethakul intitulé “Mysterious Object at Noon” précisait déjà les orientations esthétiques du vidéaste en faveur d’un parti pris naturaliste, sa volonté de maintenir la caméra à distance des personnages anonymes, pour laisser advenir ce qu’il nomme une matière temporelle énigmatique.

« Mysterious Objet at Noon » Conçu comme un journal filmé, sans scénario préétabli, montant bout à bout des tableaux fragmentaires autour d’une figure en ellipse, Mysterious object at noon  mène une double enquête sur une histoire mythologique et une réalité culturelle, sous la forme d’une réalité -fiction. “ Je m’intéresse à la possibilité de faire un film où fiction et réalité se croisent et se complètent. ” (7) Pour réaliser Mysterious object at noon, le cinéaste a utilisé plusieurs trames narratives qui viennent s’agréger au synopsis de base. Les histoires racontées dans le film reposent sur un matériau documentaire rassemblé au cours d’un voyage dans le nord de la Thaïlande, ainsi qu’auprès d’acteurs d’une compagnie de théâtre à Bangkok. Le cinéaste convie auteurs épisodiques, acteurs, et spectateurs à investir son film qu’il conçoit comme un espace à habiter.

« Constamment, le contexte, l’intrigue, les complications menacent de revenir, de reprendre le dessus. Il faut les éloigner, les tenir en respect. C’est une mue ininterrompue , une fuite toujours recommencée mais comme en douce(…) Contrairement aux apparences, Apichatpong Weerasethakul ne filme pas des états immuables mais un processus, les différentes étapes d’un voyage secret ». (8)

Film aux fils narratifs qui bifurquent : Mysterious Object at Noon constitue un tableau de bord qui documente des métiers et des natures mortes du quotidien ; c’est également « un film de voix », au sens durassien du terme. Tous les registres des voix et de leur enregistrement sont déclinés dans le film : dialogues au style direct ou commentaires indirects dans le plan, radio, conversations téléphoniques, bruits de la télévision, chants, textes récités par les acteurs, construisent une architecture sonore des images en chambre d’échos, qui décalent à leur tour les images. Film ouvert conçu comme le déroulement d’un long cadavre exquis, selon le cinéaste, multipliant les hypothèses de son récit, il est traversé par des images médiatiques et l’Histoire (images de presse, documentaires ready-made, actualités télévisées). «Le film-concept devient bien vite film-dispositif, qui disparaît lui-même derrière ce qu’il produit. Blissfully Yours est constitué de moments par essence uniques, comme gravés dans un présent éternel dont le spectateur ne peut qu’être contemporain. D’une certaine manière, l’espace-temps qu’installe le film englobe la salle de cinéma alors même qu’il nie son propre environnement narratif. C’est là sa grande réussite : plus qu’aucun autre film récent, Blissfully Yours crée un lieu de communication directe entre un spectateur et les gestes des acteurs, fruit de l’application inspirée avec laquelle il travaille à se dépouiller à chaque instant du superflu ». (9)

Apichatpong Weerasethakul cartographie des petits métiers, en réalisant des portraits de passants, des instants partagés, tandis que des inserts narratifs racontent l’histoire du personnage principal. Composé de fragments, le film conduit le double récit croisé du petit garçon handicapé et de son professeur, entrecoupé de récits de rêve et de scènes de théâtre. Le récit principal est mis en abyme par le dévoilement du dispositif de filmage et la place du réalisateur, qui décale à son tour la perspective, tout comme l’irruption des voix des acteurs commentant leur métier, dans le générique de Syndromes and a Century, creusent un autre espace narratif à l’intérieur de la séquence.

Le fantastique est ici naturalisé : l’intrusion du surnaturel ne résulte d’aucun traitement visuel spécifique ; celui-ci est porté par le récit et son commentaire, n’entraînant aucune solution de continuité dans le plan. L’étrange réside dans le film, désignant une autre scène à l’intérieur même du plan.

«  (.. ) Car le temps glisse, s’interrompt avec ces personnages qui se dédoublent dans l’espace et dans le temps. C’est une suggestion très simple des différents niveaux du temps. (…) On suggère qu’il y a des réalités multiples au cinéma. J’avais envie de mélanger les styles et les temporalités, c’est ce que j’ai apporté de personnel dans cette histoire que je n’ai pas inventée ». (10) Le générique placé avant-prologue documente à son tour le film, en en multipliant les hypothèses. Le récit rétrospectif, raconté au passé simple par des enfants, de la vie du professeur qui s’est transformée en tigre sorcier, vient clore le film.

Avec « Blissfully Yours » sélectionné en 2002 à la Quinzaine des réalisateurs, la dimension d’expérimentation cinématographique se précise: le vidéaste suit en temps réel un épisode de la vie de quatre personnages. avec des acteurs non- professionnels, cette dérive des quatre personnages dans la forêt procède par une succession de révélations d’indices, de traces qui mesurent l’écoulement du temps.

Film sans parole, ou aux langues non traduites- ici la langue birmane- Blissfully Yours multiplie les signes graphiques, les pictogrammes qui se déploient à la surface des plans, créant des partitions. Introduisant les successifs chapitres narratifs, les partitions en conditionnent le déroulement, l’esprit.

« Tropical Malady« primé en compétition officielle en 2004 poursuit une démarche cinématographique qui se situe à la frontière du documentaire et de la fiction: la lente déambulation des deux personnages dans la forêt, la quête de l’animal fabuleux – le tigre sacré – racontées sur le mode du conte, où les hommes se métamorphosent en animaux, où les animaux dialoguent avec les hommes. La disparité des segments narratifs, la diversité du traitement des images, fondent la singularité de Tropical Malady et du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul.

Comme dans Blissfully Yours, paysage urbain et paysage naturel constituent les deux scènes principales du film disposées en diptyque. «  Les paysages suffisent à faire un film. Ils en sont la structure. J’ai voulu éprouver la force de cette structure. Je veux parler aussi des paysages urbains ».(11)

La structure du film en deux parties porte l’expression du souvenir : «  La seconde partie s’appuie sur cette permanence. Le personnage du jeune soldat se souvient de son histoire d’amour ; le public se souvient de la partie du film où il était directement question de cette histoire d’amour. A l’heure du basculement vers les scènes de la jungle, un enchevêtrement de mémoire s’est déjà formé ». (12)

Blissfully Yours et Tropical Malady désignent un moment de bonheur arraché à la jungle , porté par un regard lucide posé sur un moment du monde , dans une géographie politique précise. « Il s’agit aussi de parler de la situation de la Birmanie et de la Thaïlande, avec d’un côté la répression, de l’autre un bonheur un peu factice, une autre forme de répression. » (13)

Si Tropical Malady est un film scindé en deux parties, Syndrome and A Century (2007) est un film dupliqué, dont les deux parties se répètent et se répondent en écho : inspiré par l’histoire personnelle et professionnelle de ses parents, le film met en scène deux hôpitaux, deux époques, deux décors semblables et différents, séparés par l’infra-mince d’un temps répétitif. Les différentes versions de la même histoire se succèdent comme le feraient des mues successives, en autant d’identités qui permutent. La desquamation, les peaux qui s’effritent, sont le sujet profond de Blissfully Yours : chez Apichatpong Weerasethakul, les dermes sont des surfaces feuilletées qui renvoient à des peaux d’images n’épuisant jamais la profondeur.

Le motif de la réincarnation des personnages multiplie les lignes narratives, porte le travail de la mémoire, entre les deux époques différentes, entre les personnages. Le fantastique s’effectue par glissement de plans, de moments ponctués de signes énigmatiques, d’actions décalées, de gestes, de plans détachés de toute diégèse : plans flottants qui jouent le rôle d’embrayeurs entre les strates temporelles. Un garçon joue au tennis dans un couloir de l’hôpital, de l’alcool est conservé dans des prothèses, un moine est poursuivi dans ses cauchemars par des poulets, les récits de rêves envahissent l’espace narratif. « Rappelez-vous : le garçon mystérieux, c’est elle », dit un personnage dans Mysterious Objet at Noon.

Les personnages rejouent des scènes deux fois, dans des décors et des moments légèrement différents. Des objets-réalités ponctuent la fiction, signes de la réincarnation, de l’eschatologie et des métamorphoses: la jungle, l’orchidée, qui incarnent des entités réelles ou des entités métaphoriques, alimentent le souvenir ainsi qu’une conception de l’imaginaire, du fantastique, qui se joue dans les films d’Apichatpong Weerasethakul .

« Aucun des événements appartenant au temps du vécu ne se laisse filmer, et nul film ne saurait intégrer un tel événement dans l’ordre du temps du vécu. Tout se passe pour ainsi dire comme si les humains perdaient leur vie intensive, impossible à rendre par des images, à mesure qu’ils sont capables de conjurer la vie extensive, spatiale. S’il en était ainsi, la technique aurait triomphé de l’humain, et l’humain tridimensionnel se serait complètement assimilé à l’humain sur l’écran. L’homme ne sera maître de la technique que s’il se préserve la vie, celle qui apparaît non pas à l’objectif de la caméra, mais seulement à la mémoire ». (14)

C’est ainsi que le philosophe et théoricien du cinéma Siegfried Kracauer élabore une

défense et illustration d’une poétique de la représentation, qui désigne dans le même temps l’ambiguïté fondamentale du réel. La revendication d’un réalisme poétique diffère chez Siegfried Kracauer de la notion d’illusionnisme. Tel est le court-métrage Vampyre (2009) d’Apichatpong Weerasathakul, qui interroge des régimes diversifiés de visibilité.

La répétition, la reprise des motifs narratifs, les histoires qui recommencent dans la différence, constituent l’architecture première du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul. A propos de Tropical Malady, il écrit :

« Les deux parties du film ne sont qu’une, mais à la façon d’une même rue qu’on arpenterait deux fois. Des détails apparaissent au second passage, tandis que la magie première s’est évaporée, subsiste à l’état de souvenir ». (15) D’autres films ou installations, telles que Ghost of Asia conçu avec Christelle Lheureux, reposent sur ce principe de la reprise, d’une deuxième fois : deux écrans instituent un mode d’interactivité entre les personnages, le récit et le spectateur, dans l’espace même de l’exposition.

Si Tropical Malady est un diptyque dont les deux chapitres s’articulent de part et d’autre du générique placé à la pliure en deux du film, c’est que « Ce film, c’est : deux champs magnétiques de même signe, que je fais tenir ensemble ». (16)

L’installation  Primitive  composée d’un double écran synchrone représente des jeunes garçons du village Nabua – Province de l’Isan- jouant d’une part avec des feux d’artifice et d’autre part dans un vaisseau spatial construit en plein champ. La duplication des personnages et le dédoublement de l’écran engendrent l’étrangeté même du récit.

Dans les courts – métrages Nabua, Making of the Spaceship, Phantoms of Nabua, An Evening Shot, les ruptures temporelles, les ruptures narratives et les répétitions de situations, de géographies, de lieux, de gestes déployent les histoires selon la figure du tour d’écrou. Une boucle prend le récit, l’histoire, les histoires, et les étirent puisque l’espace des films d’Apichatpong Weerasethakul est un espace élastique, comme l’écrit Jean-Philippe Tessé :

« L’écran est moins un espace qu’un temps, moins un lieu du film que son moment. Ses entrées sont multiples, puisque sont innombrables les entrées et les sorties du temps ( Mysterious Object at Noon, mais aussi Blissfully Yours, Tropical Malady et leur coupure au milieu). L’écran est naturellement élastique. Sans pousser sur les bords, sans pression, l’ondulation du rectangle enchante les images ». (17)

I’m Still Breathing, A Dedicated Machine, Nabua Song sont des films – souvenirs, rejouant les entrées et les sorties, hors et dans le cadre, dans l’histoire et les histoires, dans les occurrences temporelles. Ces pièces courtes sont des concrétions, des condensés de toute l’oeuvre d’Apichatpong Weerasethakul.

Avec Oncle Boonmee qui raconte les vies successives d’un homme à travers le temps, Apichatpong Weerasethakul porte à sa quintessence l’expression de la porosité des espaces réels et imaginaires, véritable architecture de son cinéma. Le film est précédé par le court – métrage Primitive : A Letter to Uncle Boonmee. Conçu comme une lettre cinématographe, ce bref récit modélise le film à venir.

Le synopsis du film, conçu d’après le livre «  Un homme se souvient de ses vies antérieures », décrit une boucle spatiale et temporelle :  

« Oncle Boonmee souffre d’insuffisance rénale. Comme il pratique avec passion le yoga, il est très conscient de son corps. Il sait qu’il va mourir dans quarante-huit heures. Il appelle ses parents éloignés et leur demande de le ramener de l’hôpital pour qu’il puisse mourir à la maison. Là-bas, ils sont accueillis par le fantôme de sa défunte épouse, qui est réapparue pour s’occuper de lui. Son fils mort revient aussi de la jungle sous la forme d’un singe. Le fils s’est accouplé avec une créature connue sous le nom de « fantôme singe » et a vécu avec elle dans les arbres pendant quinze ans. Le premier soir, Boonmee parle de ses dernières vies, dont il a conservé le souvenir. Le deuxième soir, pendant que son épouse fantôme s’occupe de sa dialyse, Boonmee éprouve soudain le besoin impérieux de visiter un lieu dont elle a parlé. Le groupe fait donc un voyage dans la jungle, de nuit. Elle est pleine d’animaux et d’esprits. Ils finissent par atteindre une grotte, au sommet de la colline. Boonmee se rend compte que c’est la grotte dans laquelle il est né, dans la première vie dont il se souvient. Puis il décède, emportant avec lui des contes centenaires ». (18)

Ce film multiplie les occurrences des visions, des motifs des vies antérieures, des réalités multiples, des doubles et des dédoublements, des apparitions, des fantômes, des revenants, qui sont autant de figures de la discontinuité et du trouble d’une mémoire linéaire, sous la forme « d’images-réalité ». « Il y a différentes réalités, différents mondes spirituels. Vous voyez quelqu’un ici, et soudain il y a un intervalle, et alors deux, trois autres mondes apparaissent. C’est comme les reflets. Comme la princesse dans le miroir, dans l’eau, tout est sur l’illusion. Pour moi, ce film est vraiment sur l’obsession du cinéma (…) Dans le livre, le moine dit qu’il est né buffle et aussi esprit. En Thaïlande, on peut se réincarner en humain, en animal ou en fantôme. Le moine s’est réincarné en vache et deux fois en fantôme. Mais il ne décrit pas précisément les fantômes, alors j’ai imaginé les créatures d’après mes souvenirs de cinéma. Le film est une sorte de biographie avec mes souvenirs, c’est un mélange entre nos deux mémoires ».(19)

Comme Tropical Malady, Oncle Boonmee cartographie un grand nombre d’effets spéciaux qui donnent forme aux visions, engendrant une élasticité du traitement du récit et des images, traduisant l’hybridité des identités multiples.

Chez Apichatpong Weerasathakul, les effets spéciaux modélisent ce qui se joue entre le réel et l’imaginaire, entre le récit et le fantastique qui le décadre perpétuellement, entre le documentaire et la fiction. L’effet spécial est un artifice technique aux valeurs d’usage paradoxales, dont la fonction est de masquer et révéler, de cacher et rendre visible, d’affirmer une présence fût-elle la plus singulière ou fantastique. Pris dans l’injonction de déterminer à la fois un effet de réalité et d’en exprimer la dénégation, l’effet spécial se définit par sa « duplicité », que Christian Merz identifie comme trucage dans « Essai de la signification au cinéma » :

« Une certaine duplicité s’attache donc à la notion même du trucage. Il y a en lui quelque chose qui est toujours caché (puisqu’il ne demeure trucage que dans la mesure où la perception du spectateur est surprise), et en même temps quelque chose qui toujours s’affiche, puisqu’il importe que ce soient les pouvoirs du cinéma qui se voient crédités de cette surprise des sens. Le trucage visible, le trucage invisible et le trucage imperceptible représentent trois types de solution, trois niveaux d’équilibre entre ces deux exigences fondamentales ». (20)

S’attachant à définir la Représentation et à fonder une sémiologie du langage cinématographique, Christian Metz consacre, dans « Essai de signification au cinéma », un chapitre à la question du trucage et des effets spéciaux, à l’horizon d’une théorie critique de l’effet de réalité et des rhétoriques de l’image.

« En somme, le secret du cinéma, c’est d’arriver à mettre beaucoup d’indices de réalité dans des images, qui, ainsi enrichies, restent néanmoins perçues comme images. Des images pauvres ne nourrissent pas assez l’imaginaire pour qu’il prenne de la réalité. Inversement, la simulation d’une fable par des moyens aussi riches que le réel- c’est le cas du théâtre-risque toujours de n’apparaître que comme la trop réelle simulation d’un imaginaire sans réalité ». (21)

Chez Apichatpong Weerasethakull, au contraire, l’usage des effets spéciaux cultive avant tout l’ambiguïté des états de réalité et des images. Privilégiant les seuils de conscience et de perception, la mise en exergue de la fluidité des passages, le cinéaste multiplie toutes les modalités d’apparition du double, du revenant, du fantôme.

« La jungle est un personnage, car tout être humain change, la nuit venue. On le perçoit mieux, à la manière des aveugles. Le personnage-jungle intervient dans ce sens. Il y a de moins en moins de dialogues à mesure que le film s’y enfonce, et pourtant la conversation s’intensifie. De la même façon, la première partie n’était pas non plus très réelle, on se posait des questions sur l’effectivité de ce qui était montré. Tout était vrai, mais recouvert d’un voile. De la même manière, la bande-son paraît naturelle mais est très manipulée. Au ciseau. La voilà, l’écriture de la seconde partie. L’informatique n’est intervenue que pour recréer des bruits de tigre ». (22)

Ce sont les décalages qu’engendrent les fluctuations entre la fiction et le documentaire qui déterminent l’étrangeté. A propos de Tropical Malady, le cinéaste écrit : « Tout apparaît d’abord très naturel dans cette histoire d’amour, mais il y a quelque chose qui cloche. Il y a un sentiment d’étrangeté qui s’installe et je veux que la structure du film le reflète ». (23) Si « Le paradis n’existe pas », comme l’affirme le fantôme de la femme de l’Oncle Boonmee, la croyance en la transmigration des âmes entre les hommes, les animaux, les végétaux est une véritable énergétique et économie du cinéma d’Apitchapong Weerasethakul.

« J’ai grandi dans le nord-est de la Thaïlande, dans une région appelée Isan. Plus qu’ailleurs, les vies y sont modelées par l’animisme et les influences khmers et laotiennes. Les gens croient en la transmigration des âmes entre les humains, les plantes, les animaux et les fantômes. Je me souviens d’histoires, comme celle d’une femme devenue un fantôme affamé, d’un tigre devenu homme, ou encore celle d’une herbe qui avait transformé un homme en un fantôme avec un nez lumineux. Peut-être nos ancêtres ont-ils inventé ces contes pour faire face à une réalité trop difficile. Les gens du coin avaient dû endurer la rudesse d’une éducation pauvre, des manipulations politiques et de l’expression ». (24)

En outre, loin de glorifier l’efficience et la virtuosité de la technique en matière d’images numériques, le cinéaste a choisi de continuer à explorer le devenir-magie du cinéma, en recourant au langage traditionnel de l’effet spécial, lorsque celui-ci engendre une dé-réalité et non un réalisme appuyé.

« C’est très archaïque, nous avons fait un peu comme dans les vieux films dont je me suis inspiré, avec des systèmes de miroirs pour l’apparition du fantôme de la femme de Boonmee. Ce qui est bizarre, c’est que ces effets très simples, très anciens, coûtent plus cher que les effets par ordinateur. Il faut un grand miroir, ça complique les choses pour les éclairages, etc. Du coup, il y a aussi des plans que nous n’avons pas faits, comme celui où l’on devait voir le château de la princesse, peint sur un miroir ». (25) Le film s’attache à multiplier les lignes narratives, les hypothèses de récits, les potentialités du langage cinématographique, qu’explore Apichatpong Weerasethakul en inventant un art du temps :

« (..) Car le temps glisse, s’interrompt avec ces personnages qui se dédoublent dans l’espace et dans le temps. C’est une suggestion très simple des différents niveaux du temps : vous ne savez pas dans le karaoké, dans le restaurant ou dans la chambre d’hôtel quelle est la vraie voie narrative que nous devons suivre. On suggère qu’il y a des réalités multiples au cinéma. J’avais envie de mélanger les styles et les temporalités, c’est ce que j’ai apporté de personnel dans cette histoire que je n’ai pas inventée ». (26)

Si revenants et fantômes font de nombreuses apparitions dans Oncle Boonmee, la dernière partie du film instaure néanmoins un nouveau régime de l’effet-spécial,

relevant davantage de la logique de la duplication du même, par auto- génération de l’image.

Succédant au moine qui revient de Syndromes and a Century, Sadka le moine, qui retire son vêtement sacerdotal pour se glisser dans une autre vie, se libère de sa doublure. Décalque de lui –même et mue de l’image, le personnage se duplique dans le plan, engendrant une image-cristal, immobilisée sous nos yeux.

Le court-circuit de l’image qui s’opère dans la dernière scène d’Oncle Boonmee est homologue à la notion d’image-cristal forgée par Gilles Deleuze dans « L’ImageTemps » :

« L’image actuelle et son image virtuelle constituent donc le plus petit circuit intérieur, à la limite une pointe ou un point, mais un point physique qui n’est pas sans éléments distincts. Distincts, mais indiscernables, tels sont l’actuel et le virtuel qui ne cessent de s’échanger. Quand l’image virtuelle devient actuelle, elle est alors visible et limpide, comme dans le miroir ou la solidité du cristal achevé. Mais l’image actuelle devient virtuelle pour son compte, renvoyée ailleurs, invisible, opaque et ténébreuse, comme un cristal à peine dégagé de la terre. » (27)

Les fantômes très proches de Mekong Hotel (2013) sont des âmes errantes dotées de corps qui habitent les maisons.

En 36 plans, Mekong Hotel déplie et multiplie les strates narratives qui font coulisser un documentaire sur le film, une réflexion poétique que les fantômes, et la recherche musicale du guitariste, cherchant tout au long du film le fil conducteur musical qui fera le lien entre tous les sédiments constituant le film.

L’architecture de l’hôtel instaure l’architecture des récits délinéarisés, donnant un cadre aux déplacements des personnages et des «pobs », leurs fantômes errants qui peuplent néanmoins de leur présence l’hôtel. Phon, Tong Masado vont et viennent à travers les chambres, les couloirs, la terrasse qui surplombe le fleuve Mékong. La musique- ramenée à un accord illimité de la guitare- accompagne le défilement des images et le flux des courants du fleuve et construit ainsi un seul plan signifiant pour la co -existence poétique du monde des vivants et du monde des fantômes.

Chez Apichatpong Weerasathakul, la duplication de l’image par elle-même nie toute ontologie de la représentation. Elle crée une nouvelle matière d’image non mimétique, apparition féconde d’un nouveau registre d’image dans son cinéma.

Au-delà d’un effet-Matrix ou d’un effet-Opération Dragon des images, la singularité du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul consiste dans la signature du signifiant : une sorte d’effet-spécial du signifiant.

Pascale Cassagnau

 

 

Notes :

(1) Apichatpong Weerasethakul, L’amour est souffrance, Cahiers du cinéma, n°595, novembre 2004, p.15

(2) Siegfried Kracauer, Le Voyage et la Danse, Figures de ville et vues de films, Presses universitaires de Vincennes, 1996, p. 97.

(3) Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Minuit, 1985, p.92 

(4) Apichatpong Weerasethakul, Angeline Scherf, Entretien , dans Primitive, 2009, n.p.

(5) Sur Apichatpong Weerasathakul, lire James Quandt, Exquisite corpus, Artforum, mai 2005, p. 227-231. Ainsi que Apichatpong Weerasethakul, Austrian Film Museum, sous la direction de James Quandt, 2009.

(6) Apichatpong Weerasethakul, Angeline Scherf, Entretien, dans Primitive, 2009, n.p.

(7) Apichatpong Weerasethakul, notes inédites

(8) Erwan Higuinen, Apichatpong Weerasethakul, à propos de Blissfully Yours, Cahiers du cinéma, n° 572, octobre 2002, p.71.

(9) Erwan Higuinen, à propos de Blissfully Yours, Cahiers du cinéma, n°572, octobre 2002, p.72

(10) Apichatpong Weerasethakul, Différentes réalités, Entretien avec Apichatpong Weerasethakul, Cahiers du cinéma, n° 657, juin 2010, p. 11.

(11) Apichatpong Weerasethakul, L’amour est une souffrance, Cahiers du cinéma, n°595, novembre 2004, p.14.

(12) id.p.14.

(13) Apichatpong Weerasethakul, notes inédites.

(14) Siegfrieg Kracauer, Le Voyage et la Danse, op.cit., p.97

(15) Apichatpong Weerasethakul, L’amour est souffrance, Cahiers du cinéma, n°595, novembre 2004, p.14.

(16) op, cit., p.14.

(17) Jean Philippe Tessé,  Le nombre dort, Cahiers du cinéma, n°600, avril 2005, p.83). On lira également ici le texte de Patrice Blouin sur le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul :

«  On devrait étudier plus en détail les règles et les perturbations de cette vision stéréophonique (ainsi : les images documentaires de l’écran de gauche débordent à intervalles réguliers sur l’écran de droite, mais seule une lumière rouge, comme échappée du cœur de la navette, arrive à se glisser, le temps d’un plan, sur l’écran de gauche ). Mais on craint déjà de donner une impression trop sèche et trop abstraite d’un travail qui vaut, à tout moment, par l’évidence poétique de ces rapprochements : d’un chat sauvage serré dans des bras délicats à un masque de gorille perdu dans la bataille, d’un visage couché de profil à un visage dressé de face, d’un endormissement collectif à la déflagration colorée d’une fusée ».

Patrice Blouin, Apichatpong Weerasethakul, l’intermédiaire, les Cahiers du cinéma, n°650, novembre 2009, p.77.

(18) Apichatpong Weerasethakul, Synopsis, Cahiers du cinéma, n° 654, mars 2010, p.75.

(19) Apichatpong Weerasethakul, Cahiers du cinéma, n° 657, juin 2010, p.12.

(20)Christian Metz, Trucage et cinéma (1971), dans Essais de signification au cinéma, Klincksieck, 2003, p.18.

Sur une définition de l’effet-spécial, on lira ici les lignes d’Olivier Assayas, ainsi que ses articles parus dans les Cahiers du cinéma :

« Il n’est ni hasardeux ni téméraire d’avancer que les effets spéciaux visuels et sonores auront sur le cinéma un impact comparable à l’apparition du microsillon pour le disque ou l’enregistrement digital pour le son – Reste à savoir comment ils seront utilisés ». (Olivier Assayas, SPFX News ou situation du cinéma de science-fiction envisagé comme un secteur de pointe, Cahiers du cinéma, n°318, décembre 1980, p.40. Ainsi que la totalité du dossier consacré par Olivier Assayas aux effets spéciaux, Cahiers du cinéma, N°315 ( septembre 1980), 316 ( octobre 1980) ,317 ( Novembre 1980).

Pascal Bonitzer, quant à lui, à propos de la Féline de Jacques Tourneur et de Paul Schrader, écrit ceci sur les effets spéciaux :

« C’est là la malédiction de l’époque des effets spéciaux : le « on peut montrer » se transforme automatiquement en «  on doit tout montrer ».Et ce qu’on montre, c’est toujours la même chose : la nudité, la boucherie, les changements à vue- l’ineffable quincaillerie pour crétin. « On doit montrer » veut dire que le metteur en scène, au point crucial où cette loi passe dans le réel, n’a plus rien à dire : il délègue ses pouvoirs aux techniciens, aux spécialistes, qui savent comment, image par image, on fait voir Nastassia Kinski se muer en panthère de bande dessinée. Misérable miracle ».

(Pascal Bonitzer, Une certaine tendance du cinéma américain, Cahiers du cinéma, n°382, avril 1986, p.39. En précisant que : «(…) Sa loi, la loi nouvelle, fondée sur le renversement de la censure ancienne, c’est : montrer un maximum ». (Pascal Bonitzer, id, p.38)

Et : Jean Marc Lalanne, Michael Jackson, L’homme effet-spécial, Cahiers du cinéma, n°562, novembre 2001.

(21) Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, L’impression de réalité, Klincksieck, 2003, p.23.

(22) Apichatpong Weerasethakul, L’amour est souffrance, Cahiers du cinéma, n°595, novembre 2004, p.15.

(23)Apichatpong Weeerasethakul, propos inédits recueillis pas Brice Pedroletti, Cahier du cinéma, n° 587, février 2004.

(24) Apichatpong Weerasethakul, Uncle Boonmee, Note d’intention, Cahiers du cinéma, n°654, mars 2010, p.71.

(25) Stéphane Delorme, Jean –Philippe Tessé, Différentes réalités, Entretien avec Apichatpong Weerasethakul, Cahiers du cinéma, n°657, juin 2010, p.11.

(26) Apichatpong Weerasethakul, id., p.11.

(27) Gilles Deleuze, L’Image- Temps, Minuit, 1985, p. 95.

Sur l’effet-Opération Dragon, on lira le livre que Bertrand Benoliel vient de consacrer au film Opération Dragonet plus précisément les chapitres L’unique et son double et Défigurations.

(Bertrand Benoliel, Opération Dragon de Robert Clouse, Yellow Now, 2010)

Sur Matrix, on lira Matrix Machine philosophique, Ellipses, 2003.

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