Ce Victor, là – Voyou – Mythologies noires

Renaud Victor et Charles
Texte de Stef Moro, 2024
« C’est l’histoire du gamin qu’il s’était mis en tête d’écrire. »

 

Renaud Victor avait deux grands regards sur la vie qui se résument en une photo qui date de son enfance. Deux regards très opposés qui communiquaient une inquiétante étrangeté, mais néanmoins réunis en une combinaison aussi disjointe que pouvaient l’être Jekyll et Hyde. On le voit ici avec son demi-frère Charles (dont on disait qu’il était autiste) avec lequel il a grandi.
Renaud Victor n’était reconnaissable que dans l’association de ces deux regards (selon Caroline Caccavalle et José Césarini qui découvraient cette photo avec moi) :
L’un exprimait clairement une force vitale et chaleureuse, l’attachement ;
et l’autre était un regard noir, plein de colère et de doute, à en devenir mutique.

 

« Mais faut-il écrire SE taire ou CE taire ? »
 (Nous et l’innocent, Fernand Deligny)

 

Issu d’une famille de 4 enfants avec une mère femme de ménage qui les élevait seule, Renaud Victor a grandi dans un entourage précaire sans réelle protection. Parmi les grands textes de la psychanalyse, il y en a un particulièrement qui peut nous renseigner sur l’enfance de Renaud Victor et son demi-frère Charles quant à pallier un certain manque de témoignages sur leurs premières années dont Renaud Victor n’a laissé dans les rares interviews sur ses films que quelques sombres évocations. Je fais référence à un texte assez court de Sándor Ferenczi sur les impressions traumatiques de la première enfance : « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort« 
Ferenczi nous parle de l’histoire d’une mère rejetant ses enfants parce qu’elle est surchargée de travail ; il écrit :
« Tous les indices confirment que ces enfants ont bien remarqué les signes conscients et inconscients d’aversion ou d’impatience de la mère, et que leur volonté de vivre s’en est trouvée brisée. Des occasions relativement minimes, au cours de la vie ultérieure, suffisaient alors pour susciter en eux la volonté de mourir, même si elle était compensée par une forte tension de la volonté. Pessimisme moral et philosophique, scepticisme et méfiance, devinrent les traits de caractère saillants de ces sujets. »
J’ai interrogé plusieurs fois Monique Parelle qui était la compagne de Renaud Victor, la femme de sa vie. Ils se sont connus très jeunes et le cinéma de Renaud Victor s’est élaboré avec Monique Parelle. Monique avait un des rôles principaux dans le second long métrage de fiction de Renaud Victor « Hé tu m’entends« (1978-79), elle a aussi travaillé dans le cinéma toute sa vie comme costumière (notamment pour les frères Dardenne et Alain Cavalier).
Monique Parelle m’a fait le récit du destin brisé de Charles(voir note en fin de texte), le demi-frère de Renaud Victor, qui n’était nullement autiste, mais avait subi des traumatismes irréparables dans son enfance qui l’ont rendu mutique, le figeant dans ce regard noir. Et c’est encore le cinéma de Renaud Victor qui l’évoque le mieux dans la période où il écrivait « Le meilleur de la vie« , avec les acteurs Jacques Bonnaffé et Sandrine Bonnaire :
« J’ai lu, il y a deux ans et demi, une nouvelle de Patricia Highsmith qui s’appelait « Les petits matins » et où il s’agissait de l’assassinat d’un enfant par sa mère. C’est une nouvelle qui m’a complètement bouleversé et j’ai commencé à me dire que peut-être à partir de ça je pourrais écrire un récit. Progressivement je me suis dit : « non, ce qui m’intéresse, c’est plutôt que ce soit l’homme qui tue l’enfant. » Déjà j’avais dépassé la nouvelle. Je suis parti là-dessus, j’ai abandonné, j’y suis revenu, je me suis dit : « il y a quelque chose de plus intéressant, c’est qu’il y a une tentative de meurtre sur enfant, c’est un acte manqué et en fait l’enfant continue à vivre. »
(Renaud Victor, séminaire « Écritures et cinéma » avril 1982)
Quelques notes succinctes sur le père de Renaud Victor, qui semble avoir abandonné le domicile familial, Renaud Victor n’a fait sa connaissance que très tardivement à l’âge adulte. La rencontre fut d’ailleurs expéditive selon Cyrill Renaud, le fils de Renaud Victor. Le jeune apprenti-plombier devenu cinéaste n’a rien trouvé qui puisse l’intéresser en ce père occupé de manières petites-bourgeoises, il lui tourna le dos immédiatement et l’oublia.

 

VOYOU

 

Très éloigné d’un cinéma hédoniste comme Renaud Victor qualifiait les films du milieu, une telle approche de la mise en scène au cinéma ne peut s’apprendre dans aucune école, elle provient d’un homme ascétique, qui a souffert de la relégation, qui s’est confronté aux idéologies de son époque sans jamais s’y affilier.
Renaud Victor appartenait à cette période du baby-boom des années 62-63 où il échappe de peu à la guerre d’Algérie, son adolescence a été proche du phénomène « blouson noir », une jeunesse contestataire branchée sur la vibration rock.
« Sitôt touché par la musique rock’n’roll, j’ai été chimiquement modifié », écrivait Jean-Paul Bourre dans « Quand j’étais blouson noir« (2009).
Renaud Victor est né en 1946, comme Jean-Paul Bourre qui raconte cette génération des blousons noirs des années 60 à 63. « Quand j’étais blouson noir » apporte un témoignage intimiste sur cette culture populaire dans laquelle a baigné Renaud Victor.

 

 

On citera également les travaux de l’écrivain Émile Copfermann aux Éditions Maspero qui restituent le milieu social de cette jeunesse au début des années 60 comme la cause de bien des inadaptations : « La génération des blousons noirs« (1962) et « Problèmes de la jeunesse« (1967). Aucune société bourgeoise n’a garanti ni jamais vraiment désiré l’égalité des chances au départ de la vie, sur les possibilités de s’instruire, de se loger, d’accéder à la culture, provoquant l’écœurement d’une certaine jeunesse qui ne trouvait sa place nulle part.
Deux films importants des années 60 ont su refléter singulièrement ce phénomène « blouson noir » dans une approche de cinéma-vérité avec « Le chemin de la mauvaise route« (1963) de Jean Herman, et « Les coeurs verts« (1966) d’Edouard Luntz, montrant une jeunesse qui menaçait l’ordre et le travail. Elle était révoltée, nihiliste, amorale, et à l’occasion délinquante écrivait Copfermann, tout la poussait vers la marge et ainsi en témoignait également Renaud Victor[pour son film « Hé tu m’entends » à l’émission-radio « Le cinéma des cinéastes » de Claude-Jean Philippe du 29 octobre 1980] :
«… On ne peut jamais nier l’endroit d’où l’on vient. À partir du moment où vous êtes à 15 ans au Certificat d’Études et vous passez en centre d’apprentissage, il y a évidemment pas beaucoup de champ, devant vous. Donc l’idée du cinéma, elle est pas vraiment présente, l’idée de tout autre chose d’ailleurs non plus. Si ce n’est qu’à un moment, vous pouvez faire des rencontres, et ces rencontres vous amènent à faire tout autre chose que ce que vous pensiez pouvoir faire. Et elles sont comme des révélateurs. La rencontre avec Deligny est un révélateur. Mais il est bien évident qu’il y avait ailleurs avant un autre révélateur et c’est vrai, qu’il était pour moi mai68. C’est-à-dire que, un moment donné, quand vous êtes dans une situation où vous vous sentez mourir, et que surgi quelque chose comme un éclatement, et que vous avez l’impression que non seulement peut-être vous ne pouvez ne pas mourir mais en plus il y a moyen de faire tout autre chose, de sortir de ce lieu que moi je considère comme horrible aujourd’hui qui est le lieu de l’usine, qui est le lieu du travail, qui est le lieu des horaires, qui est ce monde concentrationnaire, ce monde complètement bétonné, et je crois que j’ai eu certainement énormément d’envie, y compris comme certains jeunes, puisqu’à quinze ans j’étais comme les autres, chanteur de rock, il y a quinze ans c’est-à-dire, en 65. 
En 65, bien oui, je chantais du rock, déjà. Mais Johnny Halliday, Les Chaussettes noires, Les Chats Sauvages le chantaient déjà dès les années 60, 61. Et nous dans les cités, notre envie c’était d’être autre chose que ce que nous étions. Et être autre chose que ce que nous étions c’était se faire voir, se faire reconnaître, se faire entendre, d’une manière ou d’une autre. Si effectivement, on trimballait sur les bords de Marne et qu’éventuellement on faisait ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui des petits coups, je veux dire, on les faisait pas par méchanceté, on les faisait parce qu’il fallait exister, parce qu’il fallait prouver à l’autre qu’on était pas tout à fait comme lui, qu’on était différent, fallait se mesurer, il y a une espèce de loi comme ça absolument absurde, mais de la même manière qu’on était capable d’aller au boulot tous les matins à six heures, et que ça nous empêchait pas le dimanche matin d’aller faire de l’aviron et donc de se lever encore à six heures. C’est-à-dire il y a une folie comme ça qui s’opère. Et donc il y a une espèce de folie qui est celle simplement d’exister violemment. Mais parce que c’est le seul moyen de se faire reconnaître, de se faire entendre. »

 

MYTHOLOGIES NOIRES

 

« J’étais un révolté et je cherchais des frères. »
René Char

 

 
Le cinéma de Renaud Victor avait pour principale volonté d’avancer dans la connaissance de ses propres bouleversements traumatiques, mais il témoignait davantage encore d’une immense responsabilité face à ce qui était en souffrance d’écoute :
« Vous pensez que votre vie a été fichue en l’air avant que vous puissiez en faire quelque chose ? ». C’est une question centrale du cinéma de Renaud Victor qui intervient à la fin de son dernier film documentaire « De jour comme de nuit», face à un jeune prisonnier dont la vie dévastée révèle qu’ON ne lui a jamais donné les moyens de s’éduquer, ni même de commencer à apprendre.
À la base de ce questionnement, Renaud Victor fuit l’asphyxie tant il souffre d’être un agonisant chronique dans un milieu social qu’il déteste profondément, mais il y avait aussi un choc de cinéma qui fut un puissant révélateur. Renaud Victor découvre à Vincennes dont l’université était ouverte aux ouvriers le film « Los Olvidados » de Luis Buñuel :
« J’ai vu quand même des films, « Eldridge Cleaver » et bien d’autres choses comme ça qui m’ont passionné, faut dire aussi que j’avais été complètement bouleversé en sortant du service militaire au moment même où j’avais décidé de ne plus aller travailler à l’usine, que j’irai apprendre, que j’irai étudier, j’ai fait une découverte absolument extraordinaire en 67 qui était Los Olvidados de Buñuel, qui m’a complètement bouleversé, qui m’a je crois aidé à comprendre que peut-être le cinéma pouvait être autre chose que simplement du spectaculaire, qu’il était quelque chose qui finalement pouvait permettre aux gens de penser un petit peu plus à ce qu’ils vivaient, et si on arrive un peu à penser, à pointer ce qui fait notre vie, on se laisse pas couler, on se laisse pas entraîner comme ça, et on a des moyens de réaction.»(²)
À la fin de Los Olvidados, les enfants des rues tombent dans des trous noirs, leur solitude est implacable et mène à une mort certaine dans la plus grande violence. Celui qui cherchait réconfort et tendresse sera assassiné et jeté dans une décharge, mais le plus cruel des gamins ne sera pas épargné non plus et sera abattu par la police.
Avant Ce gamin, là, le premier projet de cinéma de Renaud Victor s’inscrivait dans des mythologies noires aussi sombres que Los Olvidados de Buñuel.
Le Talion est cette justice violente et expéditive qu’on trouve dans les westerns, les films noirs. Le Talion est ce maléfice étroitement incrusté dans la vie qui en fait une guerre perpétuelle, la rabaissant toujours davantage à des niveaux obscurs où règne bassement l’intérêt de chacun, « Le Talion » est un polar de Catherine Arley sorti en 1962.
Habilement écrit à la première personne, les différents personnages se relaient tour à tour pour narrer une histoire de claustration jusqu’à l’asphyxie finale :
« Toutes les issues étaient fermées, il n’y avait plus la moindre brèche
Monique Parelle se souvenait que ce polar de Catherine Arley fut le premier désir de mise en scène de Renaud Victor avant la rencontre décisive avec Deligny qui allait tout bouleverser, un cinéma qui voyait ses racines dans les mythologies noires. La schizoïdie généralisée du Talion de Catherine Arley allait ricocher jusqu’au personnage de Bertin dans « À propos d’un film à faire » :
« On ne peut pas vivre dans un monde, où il n’y a pas quelqu’un qui, à tout moment, risquerait sa vie pour vous. Bertin ne peut pas vivre solitaire. »
Il s’agit toujours de l’humain en quête du reste de la tribu.

 

 

Note 1 : Monique Parelle m’a fait le récit de l’événement qui figea Charles durablement dans le mutisme. L’enfant avait alors deux ans tout au plus, et il fut victime de la chute violente d’un matelas qui l’écrasa(Monique paraissait incertaine et gênée quant à savoir si cette chute était accidentelle ou non). Ce fut la première version que me donna Monique. Revenant ensuite sur le sujet, elle me raconta tout en restant assez vague qu’on ne savait pas trop ce qui avait provoqué le mutisme de Charles, et qu’il y avait peut-être eu d’autres agressions bien plus graves sur l’enfant. J’étais au début de mes rencontres et de mon questionnement sur le cinéma de Renaud Victor, nous n’en avons pas parlé davantage. Charles, dans son âge adulte, fut impliqué dans une histoire de viol d’une fillette dont le père était gendarme. Monique m’expliqua qu’il y avait trois personnes qui étaient accusées, mais c’est surtout Charles qui fut désigné coupable et lourdement condamné. Je n’ai pas davantage de détails sur cette histoire, à part que Renaud Victor semble n’avoir jamais abandonné son demi-frère et qu’il essaya toute sa vie de l’arracher à la violence de l’institution psychiatrique.
Dans le Journal clinique de Sandor Ferenczi du 24 février 1932, il parle de la notion de « Trauma en état d’inconscience » :
L’effet d’une commotion doit être particulièrement dangereux, qu’il s’agisse d’une frayeur soudaine ou d’une frayeur avec blessure corporelle en plus, quand le trauma a eu lieu dans certains états inhabituels. Si l’agression vient sans avertissement, par exemple un coup, un coup de feu ou autre choc, au milieu du sommeil ou du rêve, quand le contre-investissement des organes sensoriels manque, alors l’impression traumatique pénètre sans résistance à l’intérieur de l’organisme psychique et y reste fichée à la manière d’une suggestion post-hypnotique durable [quand le trauma touche un être qui ne peut pas concentrer en soi toutes les forces de la volonté]. En d’autres termes : l’effet d’une terreur est considérablement augmenté dans cet état. On est en quelque sorte réduit au niveau d’un animal craintif, encore peu intelligent. 

 

Note 2 : Le cinéma des cinéastes, France Culture. Enregistré le 29/10/1980, Claude-Jean Philippe et Pierre Donnadieu s’entretiennent avec Renaud Victor pour la sortie de son film « Hé tu m’entends ».

 

 

Si vous désirez commenter ce texte, apporter un témoignage ou contribuer aux recherches sur le cinéma de Renaud Victor : stef.moro@hotmail.fr

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