Au gré des circonstances, dans le cours du temps, les enjeux d’une œuvre ne sont pas toujours perceptibles. La plupart du temps, ce sont seulement quelques tableaux qui les mettent en lumière. Dans le cas de la peinture de Christophe Marion, ce sont les vues d’intérieurs qui me semblent remplir, au moins jusqu’à ce jour, cet office.
Cela ne veut pas dire que les nombreuses natures mortes n’en rendent pas compte, mais les intérieurs, par le sujet même, les montrent plus explicitement.
Nous vivons sous les mêmes cieux, nous partageons parfois les mêmes lieux de vie qui nous habitent autant que nous les habitons. Les intérieurs de Christophe Marion nous sont familiers. Une dimension de médiation qui relève du sentiment d’appartenance à une collectivité anonyme y est perceptible, ce qu’on peut appeler un lieu commun. Celui-ci viserait « à conserver vivants certains trésors du passé et certains pressentiments de l’avenir » en lesquels chacun, bon an mal an, se reconnait. Autrement dit cette peinture est traditionnelle. Si tous les tableaux sont médiateurs, tous ne prétendent pas à cette dimension plus sociale de la médiation qui répond, sans avoir recours à aucun discours, à ce besoin d’enracinement que l’âme éprouve. [1]
*
Je n’oublie pas que sous les cieux d’une grande ville à laquelle on associe volontiers une réputation d’ennui et de solitude (Lyon, où je venais d’arriver il y a une quinzaine d’années), c’est un tableau de Christophe Marion exposé à la devanture d’un encadreur qui m’a saisi (sans me retenir). C’est donc au hasard d’une déambulation que j’ai perçu, depuis la rue, que ce point d’ancrage – le tableau – recelait comme une promesse. N’importe quel tableau représentant la même chose aurait-il fait l’affaire ? C’est à voir. Cela ne parait rien, mais une vue d’intérieur risque vite de se transformer en « étouffoir » si le peintre n’a pas un tant soit peu dépersonnalisé, purifié, son sentiment des lieux. Il en va de même pour les choses dans les natures mortes.
Le tableau représentait un intérieur ancien dans une atmosphère rosée avec au premier plan un fouillis de plantes vertes, rien que de très banal. Le tout m’était apparu viable, et résonnait par je ne sais quel canal avec la probité des platanes qui longeaient les bords du Rhône.
*
*
Sans doute faut-il que les tableaux soient avant tout des faits de peinture, en laissant une trace, pour retenir l’attention. Les oiseaux ne laissent pas de chemins dans l’air, ni les poissons non plus dans l’eau. Les faits de peinture comme les chemins terrestres existent.
Dans certains cas « la promenade en peinture » peut s’avérer utile pour se rafraichir la mémoire. Non pas seulement pour faire de l’histoire de l’art, mais pour se souvenir qu’un homme ne goûte le réel et ne s’exprime jamais que dans le présent, quoiqu’en héritier. Comment traduire la couleur d’un plancher ? Voilà certainement une question redoutable pour un peintre.
Il faut, sans doute, que ce rouge soit le plus vivant et le plus immédiat possible en tant que fait de peinture, pour rendre compte de la réalité d’un parquet sous un certain ciel qui nous est commun. Il y a, en effet, une façon de peindre, plutôt française d’ailleurs, qui avec raison espère voir paraitre quelque chose du ciel, en touchant du doigt, en quelque sorte, le sol. C’est en révélant les trésors de la terre un peu subtilement sous des cieux particuliers que l’on commence à contenter l’esprit.
Dans d’autres tableaux d’intérieurs, Marion manifeste plus évidemment ce travail de précision, d’ajustement à l’horloge céleste via la couleur-lumière, sans rien qui puisse distraire le regard comme dans l’atelier vide. L’attention portée aux subtiles interactions de la lumière sur la matière suffit en effet à notre contentement.
En cherchant la ressemblance avec le modèle, le risque encouru pourrait être l’enfermement induit par la passivité naturelle des choses. Mais dans la peinture de Christophe Marion, il y a souvent ces petits bouts de chemin carrelés, situés plutôt dans la partie supérieure du cadre (signalant la ligne d’horizon) qui ménagent une « sortie », laissant deviner ce reste du monde à parcourir. Les miroirs et les fenêtres jouent le même rôle dans les natures mortes.
Sans doute la personnalité du peintre y est-elle pour quelque chose. La personnalité chez tout le monde est composite par nature et limitée. Ce « petit moi », qui doit toujours, surtout dans l’art de la représentation, s’adapter à ce qui n’est pas lui justement, fait entrevoir sous un jour favorable la réalité d’un moi plus profond, qui demeure. C’est ainsi que probablement, en se renouvelant, il se purifie. J’ai le souvenir que Christophe Marion se fait un devoir de ne pas refaire chaque fois le même tableau en traitant un même sujet. L’essentiel est de cheminer.
*
Toutes ces « façons du regard » qui visent la relation au contexte et in fine à autrui me semblent participer de cet « instinct de conservation de l’esprit en tant qu’il est lié au corps ».
Nous voyons les tableaux avec tout ce que nous sommes, et nous ne savons guère ce que cela veut dire. Ces tableaux ne font la preuve de rien, mais comme le disait Francis Ponge, « il s’agit d’avoir plus que raison, il s’agit de vivre ». Il s’agit au fond moins de « la vérité, en soi, que de l’intégrité de l’esprit, et moins de l’intégrité de l’esprit que celle de l’homme tout entier ». [2]
C’est par le truchement du corps qu’une peinture comme celle de Christophe Marion exprime le monde. Celle-ci nous donne confiance en notre capacité à devenir à mesure Corps-Parole. À travers un tableau, le monde lui-même semble parfois revêtir une chair… Et je ne suis pas sûr que le mépris, au cours du demi-siècle passé, dans lequel on a tenu la peinture ait été le signe d’un progrès, il a plutôt été celui d’une régression spirituelle en déniant toute valeur au corps humain.
Si dans ce tableau de la flaque de lumière violette l’on accède à ce moelleux de l’atmosphère intimiste, c’est grâce à ce rapport du corps-parole du peintre, avec ce qu’il perçoit, qu’il incarne. Il est unique et ne peut être copié. Je ne crois pas, sinon, que cette flaque de lumière pourrait paraitre à nos yeux avec une telle liberté.
Sans doute cela devrait-il nous questionner autant que nous réjouir ! Il y a en effet une joie réelle à entrer aussi facilement dans des peintures qui expriment la présence au monde qui passe ce que le peintre lui-même en connait. (Ce que jamais ne permettent les installations dans l’art dit contemporain). L’étonnant est qu’à ce rapport au réel unique communient des regards très variés. « Les moi d’ordinaire se heurtent. Et la déception jaillit de leur choc » (Gustave Thibon).
Christophe Marion cultive dans sa peinture ces qualités qui visent un certain équilibre qui passe le seul contentement individuel : sens du réalisme, de la mesure, de la constance, d’une certaine gaité native dans le rapport au réel… Il faudrait développer ici longuement une réflexion sur cette manière d’être au monde pour entrevoir combien elle procède d’une subtile conmixtion entre la chair et l’esprit, propre à une certaine tradition française.
Bruno LE GOUGUEC
Lyon – Mai 2024
*
Notes :
[1] : Simone Weil. L’enracinement, Œuvres p. 1052. Gallimard, 1999.
« Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conservent vivants certains trésors du passé et certains pressentiments de l’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. »
[2] : Francis Ponge : Plus-que-raisons, p. 31-32. Nouveau recueil. Gallimard, 1967