« Tremble, mais ne sois pas un diapason »

Texte de Bruno Le Gouguec, 2021

On pourrait s’étonner déjà que le sentiment du Jardin s’impose – comme dans une vision – grâce à la peinture d’un Corot, celles des impressionnistes, ou celle d’un Bonnard ou d’un Van Gogh, et d’une manière plus subtile encore, bien qu’antérieur, grâce à l’art de Chardin ; on pourrait estimer que ce sentiment du Jardin subtil est lié aux codes participant de l’anthropologie religieuse d’une époque, (l’homme placé au principe dans un jardin créé par Dieu), pourtant déjà en pleine ébullition, quoique ces tableaux soient rarement religieux et figurent bien souvent tout autre chose qu’un jardin.

On peut d’autant plus se poser la question en des temps où de tels principes ont été relégués au rang des croyances infantiles, et se demander comment il se fait que ce même sentiment perdure au contact d’œuvres contemporaines. [1]

Un élément de réponse pourrait être que ce sentiment du Jardin est conjoint à une certaine « beauté » de la raison qui révèle, si besoin était, que notre nature ne saurait se satisfaire d’un monde indifférencié. La lumière qui en tant que telle est invisible révèle la Beauté du réel en éclairant des formes, et les formes en retour si l’on peut dire éclairent l’esprit de l’homme.

Un des aspects implicites que montrerait cette figure du Jardin, qui s’impose discrètement à l’esprit, tandis qu’on contemple un tableau – close par nature, (mais ouverte sur un ciel qui nous est commun) – en redoublant ce qui est déjà signifié par les formes du monde, serait l’impossibilité pour un homme de vivre dans un monde amorphe, informe, justement ce qu’il n’est pas.

Autant dire qu’un homme ne saurait vivre dans l’infini, dans l’illimité en soi, parce que c’est une nécessité pour lui de cultiver sa propre nature et qu’il ne peut le faire sans procéder à quelques « coupes du réel ».

Toujours il procède à quelques découpages du réel en usant des cadres perspectifs, pour reprendre un vocable du peintre Van Gogh pour se situer, en s’inspirant, pour le meilleur et pour le pire, des cadres référentiels hérités des générations précédentes.

La main du peintre…, du graveur, pourvue d’un outil, s’appuie déjà sur un support pour « œuvrer », avant tout, illustrant le fait qu’un homme « gouverne », si l’on peut dire, toujours son existence dans du particulier et jamais dans du global.

L’aspiration à l’infini est pourtant bien réelle. Mais l’on notera que celle-ci se manifeste toujours dans un monde déjà ordonné, déjà structuré. L’illimité en soi désoriente. Et s’il désoriente l’esprit c’est parce qu’un ordre y est difficilement repérable, d’emblée. Etre perdu au milieu de la mer est réellement angoissant. Toujours les hommes ont imaginé quelques figures dans l’immensité du ciel étoilé, modèle d’incommensurable s’il en est, pour se repérer par exemple. Ce qui suppose un découpage du ciel nécessaire pour construire, entre autres, des calendriers.

Ce que nous nommons l’infini serait plutôt analogue à l’immense prodigalité divine (visible ou invisible) qui permet, si l’on y réfléchit un peu, de gouverner son existence d’une façon très libre à condition de le vouloir.

Dans la pratique d’un art, ces immensités, qu’elles soient intérieures ou extérieures seraient ce vivier qui permet les variations innombrables d’un même motif et la plus grande liberté d’interprétation. Il n’est qu’à se rappeler les nombreuses versions de la Montagne Sainte Victoire de Cézanne et celle de Renoir, par exemple, si différentes, pour s’en convaincre ; ou, comme le dira à sa manière Paul de Roux dans ses Carnets à propos d’un tableau de Laurent de La Hyre : « Ce qui est ici, bien visible, témoigne aussi de ce qui nous échappe. Le réel désigne sa dimension incommensurable. » [2]

Il existe, pour aborder ce propos sous un angle différent, plus dramatique, un dessin de Van Gogh qui sans être raté, ou inachevé, serait plutôt inaccompli, à cause de formes fuyantes justement. Ce dessin laisse deviner un peu l’état de sidération dans lequel Van Gogh se trouvait à l’asile de Saint Rémy, aux prises, si l’on peut dire, avec cette « méchanceté » de l’existence, vague, pétrie par le mensonge ordinaire, qui obscurcit le jugement, empêchant tout véritable discernement d’aboutir, inséparable pourtant de la réelle beauté, de la réelle bonté du monde créé. Le dessin représente le jardin de l’asile. Le motif est reconnaissable mais la forme ne tient pas et se défait toujours en vagues brumasses où l’esprit se noie. Si l’on devine les efforts désespérés de Van Gogh pour assumer une fois encore cette Kakia (méchanceté) du monde en l’intégrant dans le cadre d’une feuille de papier, en s’appliquant à faire paraitre durablement la forme du jardin de Saint Rémy, on comprend ici que l’entreprise passe ses forces et qu’il reste comme à l’extérieur de lui-même. Ce qui signifierait que la figure du Jardin subtil quand elle se manifeste délicatement à l’esprit, signale la justesse de la présence d’un homme au monde, laquelle reste éminemment mystérieuse. Même s’il touche du doigt ce mur du jardin d’humanité entrevu, Van Gogh reste, ici, à proprement parler, hors de lui. [3]

Quelques lignes de Jose Bergamin dans un passage de son « Art de trembler » résume cela :

« Tremble, mais ne sois pas un diapason

Tremble – vibre -, cristal, mais sans te briser. »

Il y aurait donc un art de trembler qui permettrait de gouter parfois jusqu’au frisson ces immensités du monde qu’elles soient intérieures ou extérieures sans se perdre, et dont la figure du Jardin subtil quand elle vient coiffer une œuvre, si l’on peut dire, serait le signe ou l’accomplissement ; art que Van Gogh a su cultiver jusqu’à la perfection si souvent. (Bergamin toutefois estime que Van Gogh s’est finalement brisé). [4]

C’est quand la forme s’accomplit dans le cœur de l’homme en usant d’un langage qui touche si l’on peut dire à la réalité du Verbe de Vie (l’unique diapason) que celle-ci rend compte de l’immensité prégnante à n’importe quelle chose.

*

Pour mémoire on se souviendra que la figure du jardin (redoublant l’idée de forme) est, dans la Genèse, ce lieu planté par Dieu dans lequel l’Homme est placé au principe, pour le cultiver et le contempler. Ce jardin planté d’arbres, qui est construit, (qui n’est évidemment pas local) est une expression de la raison divine (Verbe) qui éclaire comme un soleil notre nature en nous protégeant de l’incommensurable divin, à travers les formes du monde. Encore une fois, serait-il possible d’habiter un monde sans pouvoir le mesurer, un monde sans forme, un monde amorphe ? Et si ce lieu de l’homme, cette figure du jardin qui persiste en l’esprit de l’homme, pour quelques-uns, a toujours été avant tout, simultanément, et un lieu de rêve et un lieu de raison qui fonde la vision plutôt qu’une friche ou une jungle hostile par exemple, c’est parce qu’ils se fiaient avant tout d’intuition, à cette prégnance de la vérité immanente au monde créé, laissant jouer la figure archétypale du Jardin d’humanité en eux. Cette figure étant une aide pour accomplir notre commune nature humaine.

*

Notes :

[1] Celle d’un Jacques Truphémus par exemple, récemment disparu (1922-2017), parmi tant d’autres.

[2] « Ici, tout est prétexte à ouverture. Toute scène ouvre sur l’infini du monde. Echappées sur ce qui ne peut être cerné, décrit. Sur ce qui est promesse, mais de l’inconnu. Le réel désigne sa dimension incommensurable. Il l’indique par une ligne de fuite. Ce qui est ici, bien visible, témoigne aussi de ce qui nous échappe. »
Paul de Roux. Au jour le jour, Carnets 2000-2005, note de 2003, p. 169. Paris : Le Bruit du temps, 2014.

[3] Malgré des recherches, je n’ai pas trouvé de reproductions de ce dessin (assez grand), exposé peut-être (?) lors de l’exposition « Vincent Van Gogh-Antonin Artaud : le suicidé de la société » à Paris, au Musée d’Orsay, en 2014 .
Devant ce dessin, on perçoit seulement, quoi qu’on fasse si l’on peut dire, l’état de sidération dans lequel se trouvait Van-Gogh.

[4]
« Tremble, mais ne sois pas diapason.

Tremble – vibre -, cristal, mais sans te briser. Van Gogh et Nietzsche se brisèrent. Walt Whitman fut sauvé par une progressive paralysie générale. Pascal par le catholicisme ».
Ces deux aphorismes sont extraits de la suite aphoristique « Art de trembler  » que l’on trouve dans le recueil intitulé « Jouet des dieux » .- Jose Bergamin. Editions du Rocher, 2002, p. 138.

Illustrations :
– Cyprès, V. Van Gogh. 1889.
– Paysage, gravure de François Dupuis 200 ?
– Coings, citrons, poires et raisins, V. Van Gogh, 1887.
– Vase de fleurs, V. Van Gogh, 1890.

 

Bruno Le Gouguec. Lyon, 2021
Contact : brunolegouguec09(arobase)gmail.com

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