La berlue

Texte de Bruno Le Gouguec, été 2016

L’intérêt des œuvres de Buren, de ses outils visuels plutôt – dont les invariants sont les fameuses bandes verticales de 8,7 cm de large d’une seule couleur chaque fois, reproduites sur fond blanc sur des matériaux variés de formats divers – réside dans le fait qu’ils nous aident – Buren l’aura suffisamment rappelé – à voir le lieu où ils sont installés, et interrogent le pouvoir d’exister des choses en ces lieux. Les fameux lés rayés en effet« ne sont jamais autonomes », ne valent pas pour eux-mêmes, mais toujours, par rapport à…, sont en rapport avec…, […], les dispositifs sont par conséquent « perturbés par…, définis par…, construits sur…, définissant ceci…, définissant cela…, etc. ». Autrement dit les œuvres valent in situ. [1]
A Paris, dans la cour d’honneur du Palais Royal, c’est donc la configuration du lieu qui a déterminé la conception et l’aménagement de ce qu’il est convenu d’appeler les colonnes de Buren (l’œuvre s’intitule en réalité les Deux Plateaux) lesquelles questionnent à leur tour par la médiation du regard obligatoirement actif d’un spectateur déambulant sur le site, le monument. Dans un musée, ou ailleurs, ce seront peut-être les caractéristiques spatiales, lumineuses, d’une architecture, mais aussi les œuvres exposées, le mobilier, les passages, les fenêtres, le contexte immédiat, qui seront questionnés voire transformés par le dispositif… à condition de vouloir jouer ce jeu du questionnement… Le but visé des œuvres de Buren étant de faire paraitre des points de vue sur les lieux ignorés, ou masqués par l’habitude et d’en renouveler s’il se peut la compréhension.

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L’occasion m’ayant été donnée de visiter le musée d’art moderne de la ville de Paris, j’ai ainsi pu mesurer combien un dispositif « Burénien » – « Le Mur de peintures »fonctionne pour révéler les qualités d’une salle – la salle Matisse – dans laquelle est exposée la monumentale Danse de Paris (1933) composée en quatre couleurs, (bleu, gris, rose et noir, ce que je n’aurais pas remarqué autant je crois sans Buren…). La pièce est très vide mais sans aucun doute, le dispositif burénien fonctionne pour en révéler les caractéristiques insoupçonnées, tels ces blancs colorés, ces formes géométriques qui émergent imperceptiblement du décor, comme ces deux admirables parallépipèdes blancs cassés lesquels, si l’on y regarde à deux fois, ne sont finalement que des avancées des murs situés près des entrées.
Quant à l’œuvre de Matisse, ce que l’on découvre d’abord en faisant la gymnastique voulue, puisque Le Mur de peintures et La danse de Paris sont exposés en vis-à-vis, c’est qu’elle « colle » déjà aux lieux, qu’elle imprègne les lieux, qu’elle fait partie des meubles pourrait-on dire, de l’histoire, qu’elle est déjà vieille en quelque sorte, tout comme la Fée Electricité de Dufy, probablement, qui est exposée dans une autre immense salle vide du musée… D’où l’on pourrait déduire, au fond, que le musée remplit honnêtement son rôle de conservation.
Le problème c’est qu’au fur et à mesure que fonctionne le « Mur de peintures », l’œuvre de Matisse se vide peu à peu de toute substance au point d’être réduite à un ensemble de taches sans grand intérêt plaqué sur un mur.
On se questionne alors, on se demande si ce dispositif ne vise pas, en escamotant la relation la plus élémentaire et en même temps la plus substantielle que l’on est en droit d’attendre face à une œuvre, à réduire celle-ci à un fait purement objectif, comme si une peinture fonctionnait seulement dans le décor ? Si cela était, ce serait bien dommageable car si comme l’écrit pourtant Buren lui-même, « l’œuvre d’art devrait ouvrir les yeux et non les crever, les rendre maîtres de leurs angles de vue et non les asservir à un seul et même angle. Libérer le regard, non l’asservir » on s’attendrait à ce que le dispositif permette aussi de contempler la danse de Matisse et non pas seulement de la regardercomme les deux banquettes métalliques au design impeccable situées au centre de la salle. Or ce mur de peinture semble bel et bien nuire à tout effort d’intériorisation, être nuisible à tout désir de contemplation.
Une question se pose dès lors immédiatement. Quelle est cette berlue, si l’on joue le jeu du dispositif, qui empêche d’accéder à la « vision » de Matisse ? D’où vient-elle ?

Une première réponse, en adhérant positivement au discours de Buren (qui parle et écrit beaucoup), serait de dire que le dispositif dépendant du lieu mais neutre en soi, révèle en effet ce que l’on n’avait pas vraiment vu, à savoir que la danse de Paris « penche » plutôt du côté du décor. Ce qui n’est pas faux mais la dynamique de l’œuvre telle que la voulait Matisse est bel et bien neutralisée par le dispositif. Le mouvement en effet est anéanti.
On pourrait dire aussi comme l’a souvent déclaré Buren que « le musée camoufle plus qu’il ne montre », le dispositif ne faisant que mettre en évidence ce qui se passe en réalité sous nos yeux mais qu’on ne voyait pas, à savoir qu’une œuvre dans un musée en cache toujours une autre…, ce qui justifierait le titre de l’œuvre de Buren… Pourtant, j’ai su goûter la petite centaine de tableaux de Marquet réunis pour une rétrospective quelques salles plus haut, sans effort, et sans me poser de questions.
Une seconde réponse est possible. Le dispositif burénien est bien moins neutre, bien moins transparent qu’il n’y parait. Ce ne sont ni la difficulté de voir, ni la configuration des lieux, ni l’influence des institutions etc., qui nuisent au regard que nous posons sur Matisse mais l’idée un peu obsessionnelle que Buren s’en fait à travers un dispositif.
Celui-ci est dans ce cas pour le moins directif et plutôt inquiétant puisque qu’il vise à nier toute véritable altérité bloquant l’accès, paradoxalement, à une réelle intériorité. Ce que Buren reprochait aux productions des artistes en général s’applique dans ce cas à ses propres dispositifs : « l’œuvre d’art, toute imbue d’elle-même […] en est arrivée petit à petit au paradoxe rédhibitoire d’aveugler pour être vue (…). L’œuvre d’art frustre l’œil (la pensée) de ses capacités, à la fois en l’éblouissant et en le paralysant dans un torticolis. ».
Troisième réponse : en prenant le parti bienveillant qui vise à sauver comme disent les jésuites, la proposition d’autrui, Buren par souci pédagogique nous prouve in situjustement qu’on peut manipuler un regard au point d’en nier les capacités spirituelles en l’enfermant dans les codes de la doxa contemporaine. Les codes de la doxa en matière d’art contemporain, comme ailleurs, étant que cela fonctionne et une méfiance voire un mépris clairement affiché à l’égard de toute idée de transcendance.

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Tout cela ne serait que du bavardage culturel assez vain s’il n’y avait des enjeux anthropologiques importants à la clé. Car en réalité, certaines déclarations du groupe BMPT [2] auquel appartenait Buren dans les années 1966-1967 donnent quelques indications sur la réflexion collective du groupe quant à son rapport à la peinture, au moins dans ces années là. On peut lire par exemple sur le petit carton qui explique une œuvre de Toroni acquise par le Musée d’art moderne de la ville de Paris, que « la peinture n’exprime rien d’autre que sa propre matérialité et celle du lieu ou elle s’inscrit ». Et le tract distribué le 3 janvier 1967 lors de la manifestation réunissant « les œuvres » du groupe se voulait sans équivoque : « Puisque peindre c’est un jeu. Puisque peindre c’est accorder ou désaccorder des couleurs. Puisque peindre c’est appliquer (consciemment ou non) des règles de composition. Puisque peindre c’est valoriser le geste. Puisque peindre c’est représenter l’extérieur (ou l’interpréter, ou se l’approprier, ou le contester, ou le présenter). Puisque peindre c’est proposer un tremplin pour l’imagination. Puisque peindre c’est illustrer l’intériorité etc.[…] Nous ne sommes pas peintres ». [3] C’est en cherchant le « degré zéro de la peinture », c’est-à-dire le « moment » ou celle-ci n’exprime en soi plus rien pour échapper à l’illusion de l’image peinte, sans doute pour gagner en lucidité, que Buren a trouvé son outil visuel (les fameux lés rayés) dont il s’est servi d’abord comme œuvre ou non-œuvre en soi, puis en tant qu’outil pour questionner in situ, pendant cinquante ans les sites, les monuments, et les œuvres qui s’y trouvent… Pourquoi pas ?
Le problème c’est que ne pas vouloir être peintre est une chose, mais que cela conduise à nier à travers un dispositif artificiel ce que montre à l’évidence la peinture, à savoir que l’homme est doué d’un univers intérieur insituable qui d’ailleurs lui échappe mais qu’il cherche tant bien que mal à exprimer depuis la nuit des temps, en est une autre. Le rapport d’une personne à ce qu’elle perçoit, quoiqu’en pense Buren, n’est jamais un rapport de pure extériorité, ou de pure objectivité [4]. Et si cela était le risque serait grand, pour reprendre une formule de Paul Valéry, « d’enfermer l’homme hors de soi ». Et c’est peut-être en ceci que pèche le concept d’art in situ, au moins dans sa déclinaison Burenienne, dans ce mépris plus ou moins marqué pour une intériorité digne de ce nom. Car où sommes-nous en réalité, corps et âme, lorsque nous sommes quelque part ? Qui dira le lieu de l’homme ?
« L’univers, en effet, est plein d’hommes qui font les mêmes gestes dans les mêmes lieux, mais qui portent en eux et suscitent autour d’eux, des univers plus distants que les constellations » [5].

Ce dont un portrait d’un petit maitre contemporain admiré à l’occasion d’une déambulation estivale dans un lieu pour le moins modeste à Gramat dans le Lot [6] en 2016 parvient à nous persuader sans difficultés, à savoir qu’un homme est tout aussi bien plongé dans le monde, qu’hors du monde, il faudrait selon Buren le nier pour gagner en lucidité ? Ce serait renoncer à percevoir ce « lieu sans approche » pour reprendre une belle formule du cinéaste Jean-Claude Rousseau, qui est le fait d’un jeu de relations complexes, où nous communions à l’humanité d’un homme incarnant un univers. Le réel, loin s’en faut, n’est pas que visible, et s’il est un lieu de l’homme, c’est en effet celui de son incarnation (qui est le fait d’une relation au Verbe divin) déclinant en chaque personne une interprétation du monde, exprimant de fait un univers…, ou un royaume qu’il s’agira de réguler notamment par un rapport ajusté au langage, quel qu’il soit. Ce qui devrait nous étonner c’est que nous puissions communier en présence d’un tableau à ce qui fut l’intime d’un homme, à ce qu’il fut dans sa singularité tandis qu’il s’exprimait justement. Autrement dit, nous devrions nous étonner que ces « visions de peintres » restituent davantage l’homme « dans sa nature » dont on pourrait soupçonner qu’elle est capable de transcendance, plutôt que de l’enfermer « hors de soi », dans la nature, comme aurait tendance à le faire – si on les prenait très au sérieux, (ce qui heureusement est rarement le cas), les œuvres in situ
C’est qu’il y a chez Buren une manière de borner l’esprit artificiellement en l’enfermant dans les lieux qui participe d’une négation de ce qui fonde notre humanité qui agace. Nul ne soutiendra longtemps sans tomber dans le ridicule que le tableau du semeur de Van-Gogh n’est qu’une description d’un savoir-faire agricole en France en 1888 qui ne vaut que par le champ et par le paysan qui ont été peints dans la région d’ Arles…, mais nul ne soutiendra non plus que Van Gogh n’a pas été présent, un jour, en chair et en os, peignant avec toute sa personne, en ces lieux particuliers, (plus bête encore serait de soutenir que le seul intérêt du tableau consiste dans un ensemble de taches colorées qui ne valent qu’au musée d’Amsterdam…).
Autrement dit la vision d’un peintre n’est pas seulement temporelle et locale mais aussi bien transhistorique et non située. Voir dans le semeur de Van Gogh autre chose qu’un agriculteur anonyme de la fin du 19e siècle français est le signe qu’un homme est capable de transcendance, que l’image au lieu d’être considérée seulement comme une illusion, est aussi et surtout un moyen de transport de l’esprit pour reconnaitre la relation principielle qui fonde l’homme et qui le rend présent à lui-même, aux lieux et à son temps sans le rendre totalement dépendant des lieux et de son temps.
Cette négation de l’intériorité est paradoxalement une négation de ce qui semble le plus extérieur à l’homme à savoir son corps, mais qui est en quelque sorte son être pour autrui qui dévoile à travers un jeu de relations complexes des trésors insoupçonnés (lesquels sont cachés le plus souvent aux yeux du peintre lui-même) de notre commune nature. Ce dont nous prive Buren, c’est en effet du mystère du corps intelligent de l’homme exprimant de fait un univers qui « éclaire » notre nature. Point n’est besoin dès lors de se justifier en compilant 4000 p. d’écrits autour de sa propre oeuvre, le corps suffit. [7]
Et je ne peux m’empêcher de penser ici à ce film consacré à Matisse où le cinéaste prenant le parti d’enregistrer à vitesse normale puis à vitesse très réduite, les mouvements de la main de Matisse dessinant un portrait de femme, fait ce commentaire : « On dirait que la main pense ». On voit en effet la main hésiter devant la toile, délibérer pour ainsi dire, avant d’être mue par on ne sait quel souffle subtil, pour tracer les traits d’un visage.
La culture n’aura jamais de prise sur cela, qui ne se dit pas, ce que Jean-Luc Godard dans un film appelle l’exception (l’art), mais qu’elle cherchera, si on l’en croit, toujours à détruire. [8] « L’art n’était pas à l’abri du temps, il était l’abri du temps ». Les œuvres d’art comme n’importe quelle autre chose se détériorent avec le temps et Buren en homme averti s’applique à conserver, à grands frais d’ailleurs, ses dispositifs installés de façon pérenne ici ou là, à Paris ou à Lyon par exemple. [9]. On peut se demander d’ailleurs pourquoi étant donné que les trois quarts de ses installations ont été, par principe, éphémères. Mais ce que ne sont jamais ces œuvres c’est un abri du temps et c’est en ceci qu’elles sont du côté d’un certain discours de la culture laquelle participe d’une berlue collective contemporaine qui rend nos sociétés toujours plus captive d’un pseudo « présent éternel » sans passé, sans avenir, prisonnière de l’instant et de l’instantanéité du regard, à cause d’une conception tronquée de l’espace et du temps qui découle probablement d’une conception trop pauvre de notre nature.


Contact : legouguec.bruno@neuf.fr

Notes

[1]  : In situ : Se dit d’une œuvre pensée et installée en fonction du lieu où elle est présentée.

[2] Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni ont fondé le 24 décembre 1966 le groupe BMPT. Le nom fait référence à la première lettre de leur nom de famille.

[3] Tract de Buren, Mosset, Parmentier et Toroni distribué comme invitation à leur manifestation le 3 janvier 1967 dans le cadre du « Salon de la Jeune Peinture » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

[4] A ce propos il est à noter que le tissu rayé, de la toile de store achetée au marché Saint-Pierre à Paris, dont Buren s’est servi à ses débuts pour en faire un outil visuel ne s’est jamais départi, contrairement à ce qu’il espérait peut-être, d’un contenu référentiel. Dans l’esprit du plus grand nombre les lés rayés avant d’évoquer l’outil visuel de Buren rappellent toujours les cabines de plage, les chaises longues, et les stores des terrasses de cafés.

[5] Emmanuel Mounier : le personnalisme, Que sais-je, PUF, p. 19

[6] Peinture de François Dupuis, exposée à la Galerie MHB, le Lavoir, Gramat, Lot. (Exposition collective réunissant des œuvres de J.F Gambino, François Dupuis, John Hoyland et Ken Payne)

[7] Les Ecrits de Buren (1965-2012) en deux volumes, comptent plus de 2 000 pages chacun.

[8] in Je Vous salue Sarajevo film de Jean-Luc Godard, 1993

[9] Pour mémoire, le coût de la restauration des colonnes de Buren dans la cour du Palais Royal à Paris s’est élevé à 5,8 millions d’euros

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