L’image numérique ou la recherche du négatif #1

Échange par mails entre David Yon et Zoheir Mefti, octobre 2012

D.Y. : L’ère de la numérisation, nous y sommes. Le pixel est partout. Unité virtuelle d’un monde d’images. Du téléphone portable à l’appareil photo, de la télévision à la caméra, de l’ordinateur à la salle de cinéma. Le code numérique englobe aujourd’hui tous les médias. Digital comme disent les anglais. En français digitale, cela évoque le doigt, la main, le toucher. La première figuration de l’homme est l’empreinte d’une main. L’homme dans la grotte pose sa main sur la roche, dans sa bouche des pigments de couleur, il souffle ces pigments sur sa main. La roche se colore, il retire sa main. Le négatif est là. La distance entre lui et cette forme. La présence de sa main, là, immuable pendant des millénaires.
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Zoheir, tu as réalisé une vidéo visible sur internet, intitulée La révolution numérique est terminée . J’aimerais que tu décrives cette vidéo et que tu évoques le pixel à partir de cette expérience.

Z.M. : La révolution numérique est terminée est intervenue peu de temps après la capture/exécution de Kadhafi par les rebelles. Lorsque par hasard j’ai découvert sur internet les images de son lynchage – images prises au téléphone portable –, il m’est apparu évident que quelque chose à la fois de l’ordre de la clarté et de l’illisibilité prenait forme dans ces images et ces sons : d’entre les liesses, un homme au visage ensanglanté croule sous les coups. Il implore d’une voix éreintée qu’on lui laisse la vie sauve. Brimades, cris, détonations, bousculades, écorchures, poussière, chocs, flous… Deux minutes onze. Une résolution relativement bonne, mais une caméra trop sensible aux saccades ; un son audible, mais une parole amoindrie par les pics sonores. Outre la confusion propre au macabre de la mise à mort en question, c’est là un système d’images et de sons qui formule clairement son propre parasitage scriptural, en ce sens qu’il énonce par là même une certaine politique de l’image et du son (la sienne) à travers ce qu’il donne à voir et à entendre. En définitive, un support d’écriture dit toujours ce qu’il pense de la manière dont il écrit, c’est-à-dire de sa volonté et de son besoin, de son trouble et de son acuité, de sa finesse et de son inattention, de son exactitude et de son étourdissement… bref, qu’un téléphone portable est fait pour parler et non pour écouter, tout comme sa caméra est faite pour filmer et non pour voir. Capter cette vidéo depuis mon écran d’ordinateur à l’aide d’une caméra de moindre résolution s’est imposé comme la nécessité d’entériner la malentendante malvoyance que Samsung (ou Motorola ou…) avaient préalablement définie comme une valeur de netteté sûre. En chargeant davantage l’image de pixels – et tout en en brouillant inévitablement le signal sonore –, les « référents » ne m’apparaissaient plus par « unités de définition », mais comme des figures moins sujettes aux « signes », éloignées de l’« effigie ». Pixel, vif aplat, palette, couleurs, traits, contours, formes, recoins, reliefs, textures. L’entrelacement abstrait de petites plaques animées telles les possibilités d’un visage pour moi, c’est-à-dire le commencement d’une parole…

D.Y. : Le commencement d’une parole, c’est mettre en mouvement une langue. La question que je me pose est quelle langue va émerger de cette ère numérique ? Quelle temporalité va être produite ? Une image c’est du temps. Le temps qui se déroule. Pour commencer à enregistrer une image, on dit “ça tourne”, car la bobine de la pellicule tourne, une cassette tourne. Aujourd’hui, on filme directement en numérique sur des cartes mémoires. Ça ne tourne plus. Et la mémoire, elle est de plus en plus fragile. Si des bobines de pellicule ont pu être sauvegardées et projetées après un siècle, qu’en sera-t-il du nouveau support de diffusion universelle qu’est le DCP, (Digital Cinema Package). Dans cent ans les codages auront certainement changé et nous ne serons sûrement plus capables de décoder ces données numériques en images et en sons. C’est le paradoxe de notre époque, nous n’avons jamais autant produit d’images, mais ces images sont plus que jamais vouées à l’oubli.
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J’avais commencé cet échange en évoquant les mains négatives. La pellicule fonctionne avec le même principe, le négatif. La lumière impressionne un négatif, au développement, l’image se révèle, puis le tirage d’un positif permet de restituer cette lumière en projection. Avec le numérique, nous avons perdu le négatif. Pour beaucoup cette perte est douloureuse, c’est le rapport au monde qui est ainsi bouleversé. Nous cherchons alors, par d’autres moyens, à retrouver le négatif, cette distance de l’image. L’ère du numérique, c’est l’ère du morcellement et des réseaux. Petit à petit, notre façon de regarder les images change. Avec Internet, regarder des images, c’est déjà les monter, nous passons ainsi d’un travelling issu d’un film russe à un clip africain à… Toutes ces images qui s’accumulent sur des serveurs, c’est notre mémoire. Et c’est peut-être la première fois dans l’histoire de l’humanité où nous avons accès à une mémoire mondiale. Il faut espérer que cette mémoire ne reste pas dans les mains de quelques grands groupes industriels. Il faut espérer que des artistes s’en emparent pour créer des liens, du sens. Zoheir, c’est ce que tu travailles, à partir de là où tu es, une chambre à Valence en Espagne. Tu prends au sérieux ce flux d’images diffusé sur Internet et tu y apportes ta propre résistance afin de construire une autre image. Ce travail salvateur est aussi un travail solitaire. Paul Virilio écrivait en 1996 : « Si nous ne luttons pas, si nous nous couchons devant la technologie, nous ne serons plus des hommes. La technique ne progresse que par la dénonciation de ce qu’elle a de négatif. Quand la photo apparaît, Cézanne diverge, il va peindre autrement la réalité parce qu’il va se battre contre cette réalité figurative qu’il n’est plus possible de représenter comme telle. ». Zoheir, j’aimerais que tu évoques comment tu travailles ces images numériques, comment tu explores les formats d’images, leur définition, les optiques des caméras ?

Z.M. : L’exigence à laquelle fait face aujourd’hui le numérique est à la hauteur de sa démesure en matière d’abondance d’images et de sons, c’est-à-dire de sa frénésie à être partout, donc nulle part. En effet, jamais la mémoire du monde ne se sera exercée aussi pleinement (en termes de fabrication et d’accessibilité) et à la fois de manière aussi fragile (en termes de stockage et d’archivage), et cela est d’autant plus paradoxal que l’ère numérique – de par son rapport direct au monde – est basée sur la rapidité, la fluidité, l’instantanéité, et à bien des égards la simultanéité des éléments qui la constituent. Si la télévision a nivelé son système de monstration par UN discours au nom de l’Information, Internet a favorisé le « morcellement » de ce même discours au nom d’une autonomie de l’information – en ce sens qu’il permet une intrusion dans l’exposé officiel –, mais en en présentant également le schéma représentatif comme tangible, voire définitif, suivant le prisme inversé des mêmes raccourcis argumentatifs de son aïeule. Dans les deux cas de figure, la valeur axiomatique demeure la même : informer, c’est-à-dire donner forme à des réalités vécues suivant le même souci d’en normaliser la lisibilité sous l’égide de l’énoncé véridique. Il est donc un certain atavisme mass-médiatique – le schème du  « réponse-à-tout » – qui obstrue le trafic des régimes de visibilité/faisabilité que parce qu’il n’établit pas encore un réel rapport de pensées entre les diverses manifestations de parole. Il n’en éprouve tout simplement pas le besoin. C’est précisément la nature de ce lien frivole au monde qu’elle tisse qui se trouve aujourd’hui au coeur de toutes les suspicions et préoccupations : quel commun(s) pour ces mémoires ? La force d’Internet est aujourd’hui une force centrifuge qui ne parvient pas encore à créer ses propres pôles d’attraction où l’échange serait effectif, concret. La parole y est de mise, mais sans voix d’une certaine manière. Ce n’est là peut-être qu’une question de temps, car aujourd’hui seul Internet permet une certaine pratique de la mémoire qui tend à s’affranchir de la forte spéculation entourant les moyens de sa fabrication/vulgarisation (budgets hypothétiques et réseaux de diffusion restreints pour le cinéma, régimes de financement calibrés par le discours pour la télévision). Cette extension s’est imposée dans les médias de masse où les anonymes vidéos mises en ligne constituent une de leurs principales sources informatives (du meurtre à Times Square aux sanglants événements en Syrie). Pour le cinéma, c’est encore différent (hormis quelques tentatives, dont le brillant Redacted de De Palma, pour prendre l’exemple d’un cinéma « grand public » où ce genre d’incursions n’est pas des plus souples). La Toile est une sorte d’industrie parallèle à l’économie hybride et informelle, mais qui présente le singulier privilège de ne compter que sur ses propres forces. Et c’est à la fois cette aisance d’action permanente et cette franchise économique du « peu de moyens » qui rendent les ténors de l’industrie du cinéma si frileux à l’égard d’Internet. Et pour cause, le numérique n’a pas réellement bouleversé l’ordre ontologique de la pratique cinématographique dans son ensemble puisque les films continuent d’être faits – dans leur cadrage, leur lumière, leurs travellings, leur montage, etc., et même dans leur projection – suivant les codes d’une certaine « logique pellicule ». La lourdeur du collectif financier demeure la pierre de touche d’un cinéma dit « sérieux ». D’où la question d’une sur-technicité qui pèse le cinéma à un point tel que le numérique – comme outil – ne questionne plus celui-ci en tant que geste, mais le réduit à sa propre potentialité qualitative, c’est-à-dire à sa dimension performative purement technique. Plus qu’un douloureux arrachement au celluloïd et son inversion lumineuse du monde, la perte du négatif que tu évoques s’apparente à la perte d’un geste, somme toute du processus réflexif inhérent à un système d’images/sons et de la politique de fabrication le sous-tendant. En termes simples, la technique/technicité est considérée comme un domaine de pensée séparé de sa mise en pratique. Paradoxalement – et là, petite économie du Net et grande industrie cinéma se rejoignent sur leurs rapports à l’outil –, jamais la technique n’aura eu autant de mainmise sur le geste. Des amusées séquences triviales d’inconnus aux sérieuses live sessions de célèbres groupes de musique, les vidéos postées sur les sites de partage faites au Canon 5D déterminent déjà une certaine pratique de l’image : presque toutes proposent un cadrage similaire, à savoir le plan rapproché, voire le gros plan, où le détail prime sur la vue d’ensemble du fait que le flou qui l’enrobe révèle davantage celui-ci (un frêle battement de cils, les cordes d’une guitare qui se tendent, le suave mouvement d’un feuillage, etc.). La main ne tremble plus, elle esquisse un lent et léger balayage autour de ce qui lui est permis de filmer : le-détail-au-plus-près. Ce qui change le tissu temporel des plans puisqu’il n’est pas « aisé » de s’attarder sur un détail. D’où ces plans d’ensemble qui agissent davantage comme des « plans de coupe » s’intercalant accessoirement entre chaque gros plan d’un détail. Derrière la souplesse et l’accessibilité de l’appareil, le diktat technique : Canon invente une caméra que chacun peut désormais utiliser seul dans son coin, mais définit ce qu’elle doit filmer et comment, en ce sens qu’elle détermine par là même un réflexe d’écriture, c’est à dire une politique du détail : en l’occurrence, le détail de la semelle foulant un sol boueux pour une marque de chaussures, le détail de la goutte d’eau qui longe un corps sportif pour une marque de rasoir, le détail du col d’une chemise qu’un acteur célèbre retrousse pour la marque d’une voiture… Les plans d’ensemble n’attestent plus de quelque trace de ce détail dans un décor donné, mais inscrivent définitivement le monde dans la texture même de ce détail. Ainsi soit-il. Là est l’inédit handicap du cinéma : sa grandissante difficulté à détourner l’outil qui le déroule. Mais au préalable, ce diktat préfigure la nouvelle donne du « collectif » dont les puristes ne cessent de pleurer la mutilation – à savoir celui du classique consensus autour de la fabrication d’une image : les forces contingentes de celui-ci ne gravitent plus autour du processus de fabrication d’une image, mais se réalisent désormais autour de « comment penser cette même image ? » par une nouvelle pratique de celle-ci, c’est-à-dire en en questionnant la portée perceptive par le geste qui la conjugue ; car l’empreinte dont il a toujours été question est propre à la trace que greffe chaque image dans le corps du regardeur. Questionner le geste, c’est développer une contre-pratique en vue d’en ébranler le postulat industriel, d’en chercher les failles et de les alimenter afin de l’arracher à l’absolu de sa pratique (sorte de « perfection-à-ce-jour-inégalée » livrée dans le package Canon ou Sony ou…). Brouiller cette « perfection » consiste à inscrire le médium au coeur de l’écriture qu’il propose, c’est-à-dire au lieu même des fêlures immanentes au style de celle-ci, et ce de manière à opérer une rupture avec un régime de visibilité trop porté sur l’effet et la cause de ce qu’il donne à voir. Si la HD tend à boucher les pores de la main en les lissant glacialement, c’est dans les « défaillances » de son composing que cette même main devra recouvrer son toucher.

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