The making of the Brandt-Film

Texte et photo de Véronique Goël, 1983 et 1982

Les notes qui suivent concernent 7 semaines de travail en juillet et août 1982, comme assistante caméra, avec Stephen Dwoskin sur le tournage de « Shadows from Light » sur le photographe Bill Brandt.

Moment «charnière» et jalon important de sa longue filmographie, ce film est le premier — si l’on ne tient pas compte de deux films publicitaires [Films publicitaires pour la machine à écrire « la valentine » dessinée par Sottsass pour Olivetti. Films visibles [là et .]]  réalisés au début des années septante — où le visage et le corps humain ne sont plus sujet et objet centraux de ses préoccupations et de son travail cinématographique. Ludique par excellence, il ouvre aux variations multiples du regard et Dwoskin s’en sert pour mettre en jeu et explorer de nouvelles directions esthétiques et se confronter à des contenus jusque-là tenus à l’écart.
Arrivée ou plutôt débarquée avec mes habitudes, par un après-midi ensoleillé de juillet, je l’ai, je crois, beaucoup amusé : dans son système, impossible de suivre des horaires «cadencés», une organisation et une division des tâches visant à l’efficacité maximale ou toute forme de hiérarchisation dans les fonctions. Balayé également le technicisme forcené avec lequel on se berce d’illusions et qui nous fait trop souvent oublier les problèmes essentiels.

Plutôt déphasée dans un premier temps par l’absence de tous ces garde-fous, je tentai, en vain d’appliquer à mes réflexions ma propre méthode de travail et essayai trop souvent d’anticiper sur une ligne précise que l’on aurait pu suivre et développer, plutôt que d’accepter le «tout est possible» de la fabrication de ce film. Il me fallu pourtant constater et accepter que si nous étions généralement d’accord sur la qualité et les défauts de ce que nous tournions et sur ce à quoi nous devions arriver, le comment de ce résultat à obtenir était lui très différent.
Au cours des semaines, j’ai fini par abandonner mes préconceptions pour suivre le mouvement en zigzag qui est celui de Dwoskin et qui renvoie bon nombre de choix au montage. Etape qui est dans ce système totalement essentielle et prend tout son sens.

Les deux caméras
Le deuxième jour de tournage, Dwoskin décide de prendre sa propre caméra, une Beaulieu, et de l’utiliser comme carnet de notes. En l’absence d’un découpage préalable et d’un scénario précis, les images tournées avec cette caméra nous serviront de référence lors du visionnement des rushes; elles nous permettront d’avoir en parallèle et en continuité, les intentions de Dwoskin. Travaillant principalement au «feeling», ses explications ne nous suffisent pas toujours à cerner avec justesse ce qu’il recherche: il est alors essentiel de voir.
Après la première semaine, nous constatons que la machinerie utilisée avec l’ARRI SR, l’elemak et le mini-jeb (Travelling avec une petite grue.) plutôt que de nous permettre cette mobilité constante de regard caméra souhaitée par Dwoskin devient presque un empêchement à cette mobilité. Tout en permettant une plus grande complexité de mouvements, les résultats s’avèrent souvent trop mous ou trop académiques.
L’intérêt de la confrontation de ces différentes images (la Beaulieu, son trépied et son zoom, l’ARRI, son travelling et ses optiques fixes), leur possibilité entrevue d’imbrication, d’interaction et la tension qui en résulte, font que la Beaulieu devient caméra à part entière.

Technique (lourdeur)
La nécessité que ressent Dwoskin de tourner de plus en plus lui-même est, mis à part son besoin constant d’être derrière une caméra, fonction de l’attitude de Rob, l’opérateur, qui n’évalue pas suffisamment cette pesanteur technique. Il semble ne pas pouvoir s’en passer et s’en remettre complètement à des à priori professionnalistes. Ses habitudes et les difficultés techniques auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement font qu’il «assure» plus qu’il ne risque.
Il semble être plus préoccupé par un léger tremblement de cadre lors d’un travelling par exemple, que de la force d’une image, de son intérêt. Il ne peut imaginer qu’un reflet sur les verres qui recouvrent les photographies ne doive pas être supprimé à tout prix, mais puisse être envisagé par Dwoskin comme une composante supplémentaire avec laquelle il faut jouer. Ou qu’une erreur de point de ma part, laissant une photographie dans un flou total avant la réafférence, soit trouvée au visionnement des rushes plus intéressante qu’une «bonne» prise, parce qu’elle rompt un équilibre, parce que la recherche du point peut également faire sens.

Les rushes
Dans cette optique, les rushes sont la base de travail dans le processus de fabrication. Ils servent à avancer dans le film en train de se faire en fonction de ce qu’ils nous suggèrent (manque, fausse route, approfondissements souhaitables. Direction à suivre ou à abandonner etc.). Ils sont les possibles du film plutôt qu’une vérification technique. Nous ferons un «break» de quatre jours après deux semaines de tournage, pour re-visionner complètement le matériel déjà tourné, temps de réflexion, de mise à distance nécessaire pour pouvoir continuer avec une vision plus précise de l’ensemble.

Situation des techniciens
Des techniciens, Dwoskin exige un point de vue critique, des suggestions ou des idées. Celles-ci sont prises en compte, discutées et souvent réalisées. Continuellement sollicités, une attitude de repli est impensable, ou alors au risque de ne plus rien comprendre du tout à ce qui se fait. Dans ces conditions une disponibilité (presque) totale est nécessaire. La contrepartie de ces exigences étant donnée par Dwoskin par une attitude dénuée de tout rapport de force, une constante attention des comportements des individus sur le plateau lui permettant de désamorcer par une explication ou par l’humour, une tension due à un désaccord ou une inquiétude face à ce qui se passe à ce moment-là.
S’il n’admet pas les choses tues (j’aurai à ce propos ma seule «altercation» avec lui. Discutant lors du repas du soir de ce que nous avions fait dans la journée, j’expliquai que je n’avais rien compris à ce qui se passait: longue installation et mise au point d’une projection frontale pour ne tourner en fin de compte que deux plans peu intéressants, que nous aurions très certainement pu réaliser sans toute cette machinerie, je me suis fait engueuler pour ne l’avoir pas dit sur le plateau alors que la question m’avait été posée) les erreurs de notre part (les techniciens) sont acceptées sans difficultés. Prendre des risques implique aussi la possibilité de se tromper. Travail qui se fait «avec» et jamais «contre», il lui arrivera parfois d’arrêter le tournage (bien que n’ayant pas terminé ce que nous avions décidé de faire) parce que visiblement nous étions tous suffisamment fatigués et que dans ces circonstances il vaut mieux s’arrêter.

Production
Refusant de se soumettre, autant que possible, à des impératifs de production qui pourraient interférer négativement sur son travail, cela lui permet une très grande souplesse et de changer très rapidement et complètement un programme prévu s’il apparaît plus important de tourner autre chose à ce moment-là ou parce qu’une idée autre lui est venue. Pas de timing à respecter, ni d’horaires à tenir. La possibilité donc de s’arrêter pour réfléchir mais aussi celle de pouvoir prendre sa caméra à tout moment et en toute tranquillité pour essayer et filmer tout ce qui lui semble pouvoir s’inscrire dans son projet.

Depuis la rédaction de ces notes dix années ont passé. Notre collaboration s’est développée et enrichie dans une relation plus quotidienne au travail. Les conditions de production se sont transformées pour devenir toujours plus difficiles et chaque film pose des problèmes différents. Dwoskin fit même un détour chez les producteurs pour «Further & Particular» en 1987. Croyant pour une fois être soulagé de l’organisation d’une production lourde et complexe par un ami de longue date, il s’est retrouvé contre toute attente, pris au piège d’un producteur peu intéressé par le film en train de se faire. Il lui fallut alors se battre quotidiennement pour ne pas perdre l’essentiel du projet. Expérience pénible qui ne laisse pas sans amertume.

Et pourtant rien ne semble pouvoir entamer cet espace de liberté qu’il crée autour de lui lorsqu’il travaille ni sa capacité à surprendre, émouvoir ou bouleverser le spectateur à chaque nouveau film.
A cela je l’entends répondre: mais pourquoi devrions-nous continuer à faire des films si nous ne pouvions plus être surpris nous-mêmes à chaque nouveau plan par la richesse et la force inépuisable des images. Si nous ne pouvions plus continuer à explorer les moyens que nous utilisons pour transmettre nos pensées et nos émotions.

 

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