Un ciel plongé dans le noir d’une nuit pluvieuse, dont quelques coups d’éclair illuminent l’entrelacement de pixels qui le scrute depuis une fenêtre silencieuse. Peu à peu, un visage aux traits innocents prend forme dans la moiteur d’une peau féminine, jusqu’à boucher les pores de l’écran, ne laissant qu’un bleu regard-caméra qui se déploie au ralenti. Tel un fin voile humide, de lourdes gouttes de pluie s’abattent lentement sur les feuilles d’arbre pendant qu’une silhouette de jeune fille au buste dénudé monte les escaliers d’un intérieur à peine éclairé d’ombres. Le visage de Dwoskin – faible, yeux clos, frappé de son masque médical – exhalant les effluves de son corps malade que seul un lointain écho de grillons nocturnes habille. Puis l’explosion ! Un atroce éclat de voix rauque au visage déformé par les contorsions plaintives d’une Beatrice Cordua à mille lieues de son corps frivole envahit littéralement les sens par un saisissant regard-caméra qui résilie – d’emblée et de manière expéditive – la moindre des postures passives servant d’hypothétique refuge au spectateur. L’impressionnante radicalité des tous premiers plans menant à cette séquence (lenteur du rythme, perception en fragments, densité sonore, etc.) scelle une rigueur scripturale à la mélopée stylistique lourde et sans compromis qui – on le sait, on le sent, avant même le déroulement des plans suivants – va déterminer avec une force franche et frontale, la nature même des interactions images-sons-spectateur susceptibles d’en éclore : la confrontation d’un corps au regard d’un autre. Désormais, le regardeur est saisi dans son entièreté organique et sans nulle autre échappatoire que celle d’éprouver son propre corps par ce qui va être vu et entendu une heure durant. En cela, The Sun and the Moon est le plein exercice d’une instance filmique qui consent à affronter sans détours un corps – Dwoskin face à son corps, son corps face au nôtre, nous face à notre corps, c’est-à-dire en lui –, dont le handicap grandissant n’a cessé de l’acculer au confinement qui est l’origine même de son geste filmique (l’œil mi-distant, mi-sondeur de Naissant, Moment et Dirty ; l’approche par le jeu de séduction puis son éclatement dans Trixi et Behindert ; l’observation et le questionnement dans Pain is… et Intoxicated by my illness, etc., où peu à peu le zoom s’enclenche comme une force d’assise centripète pour le regard jusqu’à travailler celui-ci, telle l’indispensable montée optique face à l’éloignement croissant des corps dû à la maladie). L’araignée tisse la toile du domaine à venir : les visages se couvrent et les portes se referment sans possibilité d’entrevoyures, telles que le permettaient encore les fentes aux regards complaisants de désir dans Oblivion ou les masques noctambules de Nightshots 1, 2, 3, qui à présent tombent d’eux-mêmes. Le monde – déjà petit – se rétrécit brutalement : nulle descente d’une rue déserte à arpenter sur un siège électrique, nulle pente à prendre pour retrouver la quotidienne sagesse mécanique de Daisy entre deux chaises roulantes, nul coup de téléphone à surprendre par ces interminables journées de grise solitude (Video Letters avec Kramer). Dans le grondement de son douloureux souffle saisi à chaque extrémité pointue d’un miroir, Dwoskin se livre, entier et nu (trois autres caméras sont là, dont celle de Keja Ho Kramer et celle familière de Tatia Shaburishvili), drapé de son seul tube à oxygène dans un trop grand lit. Et voici la Bête qui nargue le morcellement de son abjecte laideur en de lents et affligeants mouvements physiques, dont Cordua – impressionnant visage fermé en contre-plongée jouxtant les reflets de Dowskin – dépêche la sourde frayeur devant la difficulté, sinon l’impuissance. La Belle, elle, scrute sans mot-dire, telle une cireuse lune en halo dans le noir ciel du temps. Elle crée son monde dans le domaine inconnu qui finira bien par révéler ses beautés cachées : là voilà qui déambule en œil-de-poisson le long des parois froides de la claustration. Dans une pièce faiblement éclairée et dans de suaves mouvements esquissés, elle livre son corps au reflet qu’il est – magnifique séquence où Helga Wretman balade gracieusement son corps qui s’avère être son image réfléchie. Tout est regard et c’est bien ce regard en mutation permanente que Dwoskin donne à voir, tel l’affront d’une glace dressée au visage du désenchantement. La singularité de The Sun and the Moon réside précisément dans la distribution des éléments qui la composent, à savoir trois corps qui font et défont les multiples équations du trajet à effectuer : la rencontre. Ici, les entités vitales ne se cherchent pas, mais choient sous l’érosion d’un fantasme se renouvelant inlassablement par-delà ces mêmes corps éprouvés par la vitalité. Cet aller-retour inhérent au geste filmique de Dwoskin est ici porté à son stade culminant par l’expression d’un abandon tangible du pâle tissu carné, tout en passant par son contact ultime : devant la fine et svelte silhouette féminine qui dessine l’ombre de ses gestes nus se dresse le mue finissante (souvenons-nous du cri de désarroi que pousse Carola Regnier dans le vampirique Behindert quant à la maladie de Stephen qui « (leur) gâche la vie »). Des visages et des mains. Et la main est là. Elle reconnaît le rouge ocre du désir à assouvir d’entre la chair étalée sous le regard mouillé de Wretman. Elle tâte le membre qui, relié à la vie par un tube, durcit en dépit de sa grandissante faiblesse. Le jeu de séduction est réenclenché de là où il a été suspendu. Le corps se réapproprie la diaprure de ses formes sinueuses qu’il colle à sa source – une bouche en buée contre le miroir, un sein frissonnant plaqué contre le miroir, etc., lents mouvements au regard complice élevant la sensualité et l’érotisme à un rare degré d’élégance ! – jusqu’à entériner le cycle final de la gestation. Ce faisant, ce n’est pas un corps en lutte pour sa survie que flatte Dwoskin (à l’instant 44:30 du film, ce dernier laisse échapper comme un ras-le-bol d’un faible hochement de tête en pouffant péniblement), mais bien l’amorce d’un détachement qui a lieu en vue de libérer le désir de vie qui l’étreint. Au difforme corps atrophié de la Bête s’oppose le rire mi-innocent, mi-sardonique de la Belle qui sent l’heure arriver, le temps d’une bouffée d’air crépusculaire. À travers les dissonances sonores (distorsions, échos respiratoires, pistes musicales jouées à l’envers, etc.), Cordua véhicule le segment du cheminement vers celui-ci. Elle déroule les moindres spasmes et hurle les élans de la mutilation, elle grogne la privation et convoque la marche, elle pleure contre le mur la vulnérabilité du corps qui se meurt et sourit à son hybridation en cours. La performance n’est plus du côté de la danseuse (Trixi, Outside In), mais passe désormais par la médialité du corps-enveloppe dont se défait Dwoskin, que parce que celui-ci livre les moyens sans fins de sa propre mutation – puissantes séquences où assis, il se meut lentement sur lui-même comme pour perdre sa dépouille. L’étirement du temps dans The Sun and the Moon ne suspend pas l’écoulement naturel de ce dernier, mais tend à en dégager une temporalité prompte à épouser les reliefs d’une mise en tension (en l’occurrence, la douleur de la métamorphose) dans laquelle sont constamment saisis les corps en mouvement, y compris celui du regardeur. Ici, le ralenti – renforcé par l’entêté recours au gros plan – s’apparente à un singulier processus d’actualisation-toujours-en-cours de chaque impulsion, elle-même vivace progression : le cri n’est jamais expurgé, mais opère telles de violentes implosions convoquant ainsi tous les sens ; le regard ne fuit jamais, mais accroche les moindres parcelles du corps ; le déplacement n’a jamais de fin, mais désigne les points d’inflexion d’une action sans pour autant en déterminer clairement le champ… The Sun and the Moon ou la construction d’un huis-clos aussi dense que vaste, hétérogène, où les entités tendent à se télescoper les unes avec les autres, au point d’en consacrer l’équivalence organique par la substance proprement vivante de la maille qui les caractérise et les unit (tel un cœur qui respire, le lointain feuillage d’un arbre qu’un vent hivernal soulève insensiblement ; un insecte qui fait son nid entre deux racines ; des branches qui refleurissent… Cycle infini qu’une lune blafarde toise, par extrapolation au corps qui déchire les membranes de sa coquille boursouflée sous l’épreuve du temps). De fait, l’éloquente lourdeur temporelle des plans – associée à un montage qui consiste à reconduire le flottement, aussi bien métaphorique que sensoriel, entre l’« infime » et la « masse », le « statique » et le « cinétique » – sécrète une dynamique des corps dépourvue des simulacres qui la caractérisaient jadis (notamment dans le terrible Dyn Amo) et des intrinsèques stratagèmes de démantèlement que ces derniers invoquaient, favorisant ainsi une nouvelle configuration de leurs circulations (très beau champ-contrechamp où une légèrement souriante Wretman en contre-plongée avance avec douceur droit vers une caméra qui recule, et Dwoskin, caméra placée sous son visage, avance tête en arrière). Le médium renverse l’ordre des apparitions au gré d’inédites combinaisons proximités/éloignements qui éclatent littéralement le modèle hiérarchique des espaces-temps « acteurs/spectateur ». Les énergies circulent sans cesse par entrelacs. Aux monceaux de chair entr’aperçus par tranches et autres reflets en mosaïque sur le mur auxquels s’opposait une taille élancée et gracieuse dans son entièreté succède la promesse d’union – et là, âme et corps, c’est-à-dire esprit et vie, communiquent à tous les niveaux – par avènements interposés (regard perdu d’impatience et gestes atrophiés pour l’un, élans sensuels et promenade ombrageuse pour l’autre), jusqu’à acquiescer l’épreuve du corps à venir. Artaud, Description d’un état physique : « Une fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur, un état d’engourdissement douloureux, une espèce d’engourdissement localisé à la peau, qui n’interdit aucun mouvement mais change le sentiment interne d’un membre, et donne à la simple station verticale le prix d’un effort victorieux. » La couture cède sous l’angoisse grandissante de la « décorporisation », les muscles fléchissent, les membres se déploient hors de leur emplacement. Le subterfuge des apparences est annihilé par des images/sons qui s’expulsent hors du leur cellule-mère, se transforment et agissent en même temps sur leurs propres lacérations. Une brèche donc à l’authenticité du rêve qu’est The Sun and the Moon, car Dwoskin n’a beau jamais mentir sur l’essence de la chose (le handicap physique dont il a su épouser le dédale inextricable), il n’en demeure pas moins porté sur son devenir sensoriel, somme toute sur l’histoire d’un parcours jusqu’à son issue : la mort, c’est-à-dire la perpétuation du flux de vie qui la déroule. Ainsi, Cordua – extension corporelle de Dwoskin – est le temps de la souffrance, le temps d’apprendre à vivre cette traversée, une traversée aussi douloureuse que fragile et constamment en équilibre instable qui voit secrètement passer les saisons – un corbeau peine à se maintenir sur la branche d’un arbre automnal, plus tard recouvert de feuilles –, pendant qu’un corps amoindri s’affale dans le lit qui l’y attelle. Son temps est écoulé. Cheveux défaits et regard en biais, la voilà qui déroule la venue de la Belle au chevet de la Bête qui a gagné celle qu’elle a scrutée une vie durant – émouvante séquence où, dans un léger crescendo sonore, Wretman pénètre dans la pièce où Dwoskin est allongé. Le vrombissement musical, peu à peu, finit par revêtir les résonances d’un ténébreux opéra où le tragique de l’arrachement mêlé au bonheur des retrouvailles délivre l’âme à l’œil toujours ouvert et encore humide sous les calmes plis du temps. Les mains se touchent, le corbeau s’envole de tout son être… Gémissement au noir fœtal. Renaissance. Dwoskin, étincelante étoile parmi les astres placides, est parti embrasser l’ailleurs dont il a été privé par une trop forte pesanteur pour l’enfant qu’il est resté juché en haut de son visage briguant sourdement la vie.
Valence (Espagne), le 15 janvier 2013