Entretien avec Stephen Dwoskin

Propos recueillis par Gérard Courant, septembre 1981

Fils d’un émigré russe, Stephen Dwoskin est né le 15 janvier 1939 à New York (États-Unis). Il fut atteint de la poliomyélite à l’âge de neuf ans. Depuis, il ne peut plus se déplacer qu’à l’aide de béquilles. Dans les années 50, il s’essaie à la peinture et à la photographie. Comme cinéaste, il débute en 1961 et réalisa de nombreux courts métrages expérimentaux (Pot Boller, Asleep, American Dream, A Newsreel of two American Star on Bed, Chinese Checkers, Alone, Naissant, Soliloquy). Il s’installe à Londres en 1964 et poursuit la réalisation de nouveaux courts métrages (Me, Myself and I, Take me, Just plain Jane, Moment, Trixie, Girl, C-Film). En 1970, il réalise son premier long métrage, Times for (1 heure 20). Suivront ensuite Dyn Amo (1972, 2 heures), Death and Devil (1973, 1 heure 30), Behindert (1974, 1 heure 36), Central Bazaar (1978, 2 heures 30), The Silent Cry (1978, 1 heure 30). Parallèlement à la réalisation de ses longs métrages, il filme encore des courts (To Tea, Dirty, Jesus Blood never felt, Laboured Party, Just Waiting).

Ce qui passionne Stephen Dwoskin, ce sont ses recherches formelles sur l’érotisme. Dans tous ses films, le cinéaste met en scène un cérémonial dans lequel, le fétichisme et le travestissement sont sans cesse mis en valeur dans des jeux érotiques.

Si la lente montée du désir est l’objet de la traque de la caméra de tous les films de Stephen Dwoskin, il faut souligner et dire bien haut que jamais un cinéaste avant lui – ni Dreyer et sa Jeanne d’Arc, ni Warhol, ni Stroheim, ni Pasolini – n’a su filmer les visages d’une manière aussi tactile, aussi sensuelle. Sa caméra caresse les visages et toutes les parties du corps de ses personnages féminins.

La caméra de Stephen Dwoskin est un scalpel qui découpe certaines parties afin de les isoler et scruter à la loupe. La caméra arrache les masques dont se pare le visage pour se donner une contenance et, à force de regarder la vérité en face, découvre une réalité intérieure dont elle fait voltiger les derniers tabous.

Le cinéma de Stephen Dwoskin est l’histoire d’une caméra-prothèse avec laquelle le cinéaste fait corps. Le temps de faire le point avec son objectif, Dwoskin capte les plus légers mouvements, les plus infimes frémissements et la psychologie, chez lui, peut prendre des dimensions incommensurables par le simple effet d’une moue, d’un rire ou d’une larme.

La caméra de Stephen Dwoskin ne se contente pas d’être un regard, voyeuriste – après une telle débauche du regard que reste-t-il du voyeurisme ? – d’un homme sur la femme. Ses derniers films démontrent que sa manière de filmer s’adapte aussi à l’homme (The Silent Cry, Central Bazaar, Death and Devil) et à lui-même et à sa présence physique (Behindert).

C’est paradoxalement lorsqu’il introduit délibérément de la narration, bref, qu’il raconte une histoire (voir ses derniers films), comme le tout venant des cinéastes, qu’il s’éloigne le plus de la fiction. Central Bazaar et Dyn Amo, dont la trame narrative est réduite au minimum, produisent une force fictionnelle ahurissante à partir d’une somme de petits riens qui, accumulés au cours du film, se transforment en fiction. Conclusion : Stephen Dwoskin est plus proche de la peinture, de la musique ou du cinéma de l’âge du Muet que de la littérature ou du cinéma narratif. Quand on a admis cette particularité, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures à la pendule de Dwoskin, mais se laisser aller à des états, la plupart du temps érotiques, et se fondre dans la matière de l’écran.

Pour bien comprendre le cinéaste et la personnalité de Stephen Dwoskin, il est utile de découvrir son film Behindert, dans lequel il se met en scène. Victime de la poliomyélite, il a appris à filmer à sa manière : souvent assis parterre, la caméra 16 mm à bout de bras, sorte de prolongement de son corps.

La Cinémathèque française avait présenté une rétrospective de l’oeuvre de Stephen Dwoskin en 1975. En janvier 1977, la quasi-intégralité de ses films fut programmée au cinéma Olympic de Frédéric Mitterrand, pendant trois semaines. Il n’était pas rare d’y croiser Jacques Rivette, un des plus fidèles spectateurs de cette rétrospective. Parmi ses films, seuls Behindert et Times for ont connu une véritable sortie commerciale, à l’initiative de Jacques Robert, au cinéma Le Marais, il y a quelques années.

Ses derniers films ont été produits ou co-produits par la télévision allemande ZDF et Behindert qui l’a été également avec la participation de l’INA.

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Comment as-tu été conduit à te servir d’une caméra ?

À l’époque – nous étions dans les années 50 – je pratiquais d’autres arts, comme la peinture et la photographie. C’est donc tout naturellement que je me suis ensuite orienté vers le cinéma. Je pratiquais surtout le dessin comme designer, pour de grandes entreprises. Un jour, à l’occasion d’un voyage en voiture, alors que je conduisais, mon attention se porta sur le rétroviseur qui me permettait de voir ce qui se passait derrière en même temps que ce qui se passait devant. Découvrir l’espace dans les deux mouvements et les deux dimensions m’a donné l’idée de relier tout ça ensemble. C’était, comme tu peux le remarquer, une solution visuelle naturelle.

Au départ, pensais-tu que tu ferais du cinéma un métier ?

Au départ, je ne pouvais pas penser que je travaillerais un jour pour la télévision car la télévision en était à ses balbutiements. J’habitais aux États-Unis et ce qui m’intéressait était le cinéma commercial. Mais, entre-temps, j’ai grandi et j’ai pris conscience que faire un film n’était pas un acte anodin. Au début des années 60, quand j’ai commencé à réaliser mes premiers courts métrages, faire un film, pour moi, était devenu un acte politique. Non seulement, les films et leurs contenus étaient politiques, mais en faire librement était politique car nos films se dirigeaient contre le cinéma dominant. Nous nous retrouvions un peu dans la même situation que le cinéma français d’avant-garde des années 20, ou le cinéma soviétique de la même époque, ou le Free Cinéma britannique des années 50.

Pour tout dire, je ne pensais pas du tout continuer à faire des films. D’ailleurs, je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Je n’avais pas de plan de carrière. Une seule chose m’intéressait, c’était de vivre.

Faisons un peu de cinéma-fiction. Si tu avais vécu à une autre époque, penses-tu que tu aurais fait des films ?

La fin des années 50 était une époque extraordinaire. Chez les jeunes, il y avait une forte réaction contre le maccarthysme. Tout bougeait. Tout allait très vite.

Parle-moi de ton arrivée à Londres en 1964.

Quand je suis arrivé en Angleterre, il n’y avait rien. Il n’y avait pas de structure pour produire des films d’avant-garde, pas de regroupement de cinéastes indépendants, pas de lieux de projections. Avec quelques cinéastes, on a tout créé de toutes pièces. Nous avons créé la London Film Coop. Aujourd’hui, en Angleterre, le cinéma indépendant est plus fort que l’industrie. La Rank vient d’arrêter toute production. Son dernier film est Bad Timing de Nicholas Roeg. C’est un désastre.

Parlons maintenant de tes films. Quand tu cadres un personnage ou un objet, l’image est d’abord floue puis, peu à peu, devient nette. Est-ce, pour toi, une volonté esthétique qui rompt avec les principes visuels dominants ?

La caméra est comme une personne qui découvre une autre personne avec une idée de recherche. Il n’y a pas que la mise au point qui envoie les sujets dans la netteté ou dans le flou mais aussi le fait que je recule la caméra et que les personnages se déplacent latéralement dans l’espace.

La caméra n’est jamais neutre. Elle est comme un regard qui va chercher quelque chose. Le parcours du flou vers la netteté peut s’apparenter au moment où le regard devient aigu. Chaque situation confère à la caméra une personnalité différente. Et pour répondre directement à ta question, à aucun moment, le passage du flou à la netteté est un principe esthétique.

Les flous anéantissent les détails et aplatissent la représentation.

Pas toujours. Mais le zoom, on le sait, impose une image très plate, puisque c’est la nature de son optique. Je désire que la profondeur de champ soit une impression subjective. Le flou est là pour donner du relief à l’image car, avec le flou, je peux ensuite montrer les détails et la totalité. Je suis plus attaché aux détails qu’à l’ensemble. C’est plus émotionnel qu’idéologique.

Dans les films muets, déjà, il n’y a pas de profondeur de champ et c’est le son qui a imposé ce style, car tout est devenu fixe. Un film comme Destry Rides again (1947), met fin à cette rigidité de l’image car le personnage de James Stewart est entièrement flou.

D’où viennent, dans tes films, cette fascination et cette insistance sur les gros plans de visages ?

Le visage est – avec la main – ce qui en dit le plus long sur les gens. Beaucoup plus que des longues phrases et des discours.

Tes films sont une réflexion sur le voyeurisme. Tous tes films abordent cette question du voyeurisme.

J’ai eu la polio à neuf ans. Depuis, je suis devenu une caméra. Mon infirmité a déterminé mon regard. Je suis une sorte de prolongement de ma caméra. J’ai transformé mon handicap physique en une force, une manière différente de regarder les êtres et les choses. Je regarde les gens autrement. Je n’appelle pas ça du voyeurisme.

Veux-tu dire que nous sommes tous voyeuristes ?

Le cinéma est un miroir. Ce que tu regardes te regarde.

Tu filmes surtout des femmes. Certains cinéastes, comme Werner Schroeter, disent que c’est plus facile de travailler avec des femmes.

Je ne dirai pas que c’est plus facile, mais je trouve que c’est plus agréable de travailler avec des femmes. Franchement, c’est ma seule vraie raison !

C’est dommage qu’on ne puisse pas trouver cette relation de travail d’homme à homme.

Peut-être, plus tard, dans mes prochains films. Je te signale que dans Death and Devil, c’étaient déjà des hommes !

Dans tous tes films, tu es hors-champ. Or, dans Behindert, c’est le seul film, à ma connaissance, où tu te mets physiquement en scène. Pourquoi est-ce le seul ?

Tout simplement, parce que je racontais ma propre histoire. Il n’y a pas d’autre raison. Dans Behindert, j’utilise la même structure que dans mes autres films où j’apparaissais comme caméra. Cela ne m’a pas causé de problème particulier de me retrouver dans l’image si ce n’est les mêmes problèmes que connaît un cinéaste quand il joue dans son propre film.

Est-ce l’unique raison ?

Si j’apparais physiquement dans ce film, c’est que je me trouvais dans une situation particulière avec Behindert puisqu’il a été fait pour un public de télévision et qu’il était plus facile de faire comprendre à ce public ce que je voulais dire en me mettant directement en scène.

En général, tu es le cameraman de tes films. Tu es la caméra. Tu es, pour reprendre la formule de Dziga Vertov, le ciné-oeil et, à la fois, le ciné-corps. Mais, dans Behindert, en étant présent à l’image, quelque part, tu modifies le dispositif.

Dans mes autres films, j’apparais de manière indirecte. La caméra et moi, sommes une seule et même entité. Quand la caméra explore un détail, c’est mon regard qui scrute ce détail. Quand la caméra tremble, c’est moi qui tremble. Quand l’image est floue c’est mon regard qui est flou.

Dans un film comme Behindert, on ne sait jamais si on est dans la fiction ou dans le documentaire. À la limite, on ne se pose même pas la question. Au départ, on pourrait se croire dans un documentaire et, très vite, on remarque le jeu, la connivence entre Carola Regnier et toi, l’homme-caméra. On découvre que tout est joué, d’une certaine façon.

Pour moi, c’est plus un journal intime sur ma relation avec Carola Régnier. J’ai essayé d’y mettre un maximum de choses que nous avions vécu ensemble.

Est-ce que tu fais une différence entre un film de cinéma et un film de télévision ?

Ce n’est pas une question de style mais plus un problème de tempo et de considérations techniques relatives au report de l’image à la télévision où l’on perd environ 20 % de la surface de l’image quand il passe dans le téléviseur. Mon but est de faire des films qui marchent aussi bien à la télévision qu’au cinéma. Peut-être que la télévision ouvre une voie dans laquelle le cinéma entrera un jour.

Au moment de filmer, le fait de savoir que c’est pour la télévision peut-il t’influencer quelque part ?

Pas du tout. Je ne pense jamais à ça. Si je devais me poser cette question, je perdrais ma concentration et ça serait néfaste pour le film.

Si tu prends l’exemple de Godard, on remarque une grande différence entre son travail cinématographique et son travail en vidéo.

Godard est très concerné par un travail de réflexion intellectuelle sur les médias. Quant à moi, je travaille plus sur les gens, leurs expressions, ce qu’ils ont à l’intérieur d’eux. Bien sûr, Godard est parfait dans son domaine, mais, je le répète, ce n’est pas mon champ d’action. Je le laisse faire ses recherches et je fais mon travail qui est beaucoup plus axé sur la personnalité des gens que je filme.

Un film de télévision est plus vu qu’un film de cinéma, et encore plus qu’un film indépendant. Comment vis-tu cette contradiction ?

Il n’y a pas de contradiction. Je pense que beaucoup de gens peuvent comprendre ma recherche. Je crois beaucoup plus au public que les distributeurs de films ou les programmateurs de télévision.

Tu es donc optimiste.

Je sais que les nouvelles techniques, les nouveaux supports, comme la cassette vidéo ou le vidéodisque, vont devenir accessibles à beaucoup de gens et que des modes d’expressions différentes seront développées. Parfois, dans l’intimité de la maison, les films indépendants peuvent êtres regardés plus facilement que dans une salle parce que leurs spectateurs sont seuls et que personne ne les regarde en train de regarder le film. L’une des difficultés de voir mes films est qu’il y ait d’autres personnes autour de celle qui regarde. Mon cinéma est bien mieux adapté à la vision d’un seul spectateur. Je prends les spectateurs un par un, ce qui est l’inverse du cinéma hollywoodien qui a pour principe d’amalgamer le public.

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