Dans le programme du 40e Festival du Cinéma du réel publié par la BPI, c’est annoncé (ce n’est plus un secret plus ou moins honteux… d’« arrière-garde » ?) : Tacita Dean, ciné-artiste britannique née en 1965, « fait partie des membres fondateurs de savefilm.org, pour la protection et la sauvegarde de la pellicule photochimique » de film. Qu’est-ce que cela veut dire ?
La cinéaste, dans toutes ses interventions au Centre Pompidou et ailleurs, n’a cessé de le répéter (les gens sont sourds ; il faut beaucoup insister !) : le « médium » film est unique, en ceci : 1/ qu’il mesure littéralement le temps du filmage en métrage ; 2/ qu’à l’instar de la peinture à l’huile, il permet un rendu des couleurs tout à fait unique et indépassé en matière de variations colorées ; 3/ qu’il est une trace de l’énergie des choses, qu’il contient et emmagasine, un « ras’tant d’soleil », dirait un Pierre Guyotat devenu cinéphile.
Illustration par les films (vus par votre serviteur durant cette rétrospective, in situ) :
– Dans The Green Ray (16 mm, 2’30’’, 2001), la cinéaste a réussi à filmer ce phénomène naturel rare, sur la durée d’une bobine de film 16 mm, soit 2’30’’ pour 100 pieds de longueur de film, à Madagascar. Pour ce faire, elle fut obligée de changer son programme de visite de l’île, et de rester sur le lieu pressenti comme propice pendant trois semaines. (À titre de contre-exemple, l’abandon par Gérard Courant du support film super-8 pour ses cinématons de 2’30’’ aura signifié sa mort artistique : leur durée devenant artificielle et extra-diégétique. Sans leur contrainte très forte de départ (la durée d’une bobine), ses films deviennent des vidéos YouTube comme les autres, c’est-à-dire pas grand chose ; aucun art ne résistant longtemps à l’absence de contrainte.)
– Dans Disappearance at Sea (16 mm, 14’, 1996), le film utilisé, du 16 mm anamorphique (2 fois plus large que le 16 mm « normal »), devient équipollent à son objet : un phare qui tourne sur 360°. Selon le projet initial, ce film devait être projeté dans un (ce ?) phare ; même si je n’ai vu ce film que sur un écran plat de la salle dite « cinéma 2 » du Centre Pompidou, j’ai bien eu cette sensation de rotation/révolution d’un phare — ces soleils fixes pour les anciens marins. Rien de plus bizarre qu’une telle lanterne… Et le son ! « Il fallait que ça tournât ! », aurait dit un Balzac revenu parmi nous. À la toute fin du film, contre-champ : on voit l’océan éclairé de façon alternative par la (relativement) faible lumière de ce phare de St Abb’s Head en Écosse : c’est la mer allée avec la nuit ! (Belle métaphore de cet art qui éclairait la nuit : le cinématographe.)
– Soit un plan de Craneway Event (16 mm, 108’, 2009 — sommet de l’œuvre de Tacita Dean ?) : dans l’entrepôt qui servait de studio de répétition à la Merce Cunningham’s Dance Company en 2008, à Richmond (Californie), des danseurs répètent ce qui deviendra la dernière pièce du grand chorégraphe américain, Nearly Ninety (2009) ; la caméra est posée face au soleil couchant, de biais par rapport aux larges fenêtres de type industriel du hangar (un ancien hangar d’aviation ? pour les oiseaux-danseurs de Merce ? voire… Si c’est inexact, print this legend !) ; c’est un cadrage alla Edgar Degas (qui inventa l’angle, selon saint Jean-Luc Godard) ; c’est alors qu’il arrive tout ceci, simultanément : 1/ on voit très clairement un rayon vert horizontal en bordure du cadre haut du film, effet de la diffraction de la lumière dans la lentille optique de la caméra de Tacita ; 2/ en bordure basse du cadre, on voit du rouge qui déborde de l’image : la pellicule a été littéralement brûlée par un trop-plein de lumière ; bien évidemment, ce rouge n’a pas existé dans la réalité1 ; 3/ les deux larges piliers soutenant le toit du hangar sont mangés par la lumière, sur chacun de leurs côtés ; il arrive la même chose aux corps des danseurs qui pénètrent ce champ de radiation solaire intense trop intense : leurs jambes deviennent comme des pointillés impressionnistes ; au centre exact de l’image, le reflet du soleil sur l’eau devient comme une boule de feu : impressions de soleil couchant !
Hollis Frampton conclut ce texte : « Quand une ère se dissout lentement dans l’ère suivante, quelques individus transforment les moyens de survie physique anciens en moyens nouveaux de survie psychique. Ce sont ces derniers que nous appelons art. […] Aucune activité ne deviendra un art avant que son époque ne soit terminée et que sa fonction d’aide à la simple survie ne tombe dans une vétusté totale… » Ainsi, Tacita Dean.
P.-S. : Ayant dû subir 3 séquences de bande-annonce du Festival en numérique dit 2K, je peux témoigner de ceci : aucune couleur telle qu’on peut en voir dans le film Craneway Event de Tacita Dean ne passe le cap de la numérisation de la chaîne du cinéma, ce qui confirme bien cette inquiétude de Tacita Dean : « Pourquoi abandonner la peinture à l’huile2 ? » ; la vidéo numérique HD semblant plutôt être du côté de la peinture acrylique.
Guillaume BASQUIN, le 27 mars 2018
1 Viktor Chklovski, dans Théorie de la littérature : textes des formalistes russes, éd. du Seuil, coll. « Tel quel », 1965, écrivait ceci : « Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance ; le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme. »
2 In entretien avec Emmanuelle Lequeux dans Le Monde du 22/01/2014, « Tacita Dean chante l’élégie du temps qui passe ». Voir aussi la pétition qu’elle a lancée pour « sauver » le médium sur : http://www.savefilm.org/savefilm-org/.