« Tu n’es plus que cette branche épineuse qui déchire mon regard. »
Jean Genet, Pompes Funèbres, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1989, p. 265.
Un chant d’amour est auréolé de mythe. Pourtant Jean Genet s’en est rapidement détourné après l’avoir tourné au début des années cinquante, et s’attela à d’autres recherches esthétiques. Pourtant, de la direction des acteurs au montage, une candeur joyeuse, une euphorie se dégagent de ce premier film fruste, au premier abord, et pourtant d’une grande précision plastique. L’écrivain, apprenti cinéaste, n’est pas ignorant des spécificités de ce médium, il en fait preuve par l’image. Comment Genet parvint-il avec ce premier film à atteindre un tel degré d’efficacité figurative proprement cinématographique ? Comme plus tard Beckett avec Film (1964), Genet, écrivain et dramaturge, réalise un court métrage muet, pour éviter toute méprise : une évidente maîtrise de l’écriture textuelle ne contredit pas une parfaite assimilation des enjeux propres aux arts de la scène et de l’image-mouvement.
Ce film est aussi le fruit d’une amitié, celle de Jean Genet et de Nico Papatakis, sans lequel rien n’aurait été possible. Mécène, « producteur », promoteur, Papatakis a tout mis en œuvre pour rendre ce tournage possible. Il en assura la postérité par une constante et insistante diffusion à travers le monde, des États-Unis au Japon. Un Chant d’amour devint dans les années soixante-dix un emblème pour le jeune cinéma tel qu’il se redéfinit à cette époque en France. Les années cinquante étaient pourtant loin et Genet lui-même était occupé à d’autres films. Un chant d’amour avait depuis longtemps gagné son autonomie.
Une question persiste : Un chant d’amour est-il un hapax dans l’œuvre de Jean Genet ? On ne peut réfuter qu’il fut son seul film signé, mais c’est une proposition à tempérer, ou plutôt à préciser. Ce court métrage est organiquement pris dans le réseau de l’œuvre de Jean Genet. S’il présente la dernière occurrence officielle de la prison, après Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose et Haute surveillance, alors que Genet vient d’échapper définitivement à la relégation, il ne marque nullement une fin, mais plutôt une promesse de films à venir, c’est en tout cas ainsi que Genet l’envisageait. Le cinéma, après le roman, la poésie et le théâtre, est convoqué pour ses spécificités plastiques et ses virtualités propres. Genet décline précisément ses obsessions selon les principes du support auquel il a recours. Il plie littéralement son idée à la plasticité du médium.
Enfin, Un chant d’amour met en question les principes de l’image et de la construction cinématographique pour composer un paradigme conceptuel, un modèle efficient, qui questionne les principes mêmes du dispositif cinéma. Genet s’amuse et se joue de ce nouveau support en masquant cet effort de conceptualisation, voilée par le dévoilement littéral dans ce film qui travaille les codes du cinéma érotique. Comprenne qui voudra. Comme il le dit, le répète et l’induit par ses silences, Genet n’a rien d’un prosélyte, son œuvre ne veut pas séduire et son cinéma ne manque pas à la règle, il veut sidérer, crever l’œil du spectateur.
Jean-Paul Sartre, dans son ouvrage Jean Genet, comédien et martyr (1952) se représente le parcours genetien comme une conversion au Mal, dans une perspective proche de la transgression bataillenne. Genet devint pour le philosophe une arme à opposer à Bataille lui-même1. C’est ainsi qu’il faut lire l’article sur Genet dans La Littérature et le Mal qui finalement ne regarde pas tant Genet que ce qu’en fit Sartre à travers son essai d’introduction à son œuvre. Sartre fait passer le poète du côté du Mal reprenant un schéma proche de L’Abjection (1939) de Jouhandeau, et du même coup « jouhandise » Genet. Intellectuel qui n’en finit pas de se battre avec son idéalisme, il présente Genet comme pris au piège de la caverne platonicienne, faisant le choix des « faux semblants : les mots écrits2 », des apparences, plutôt que celui du souverain Bien. Écrire serait pour Genet se déterminer pour les images, contre le vrai. Pourtant, malgré cette lecture souvent stérilisante, Sartre a quelques belles formules qui rendent compte avec une grande justesse des enjeux esthétiques de l’œuvre. Son goût et sa connaissance du cinéma lui firent dire d’Un chant d’amour : « dans son film clandestin, [Genet montre] un gâfe jaloux, hanté, épiant les détenus par les trous de serrure pour tenter de surprendre leurs songes ; le rêve du prisonnier c’est la spiritualité du gardien3. » Les années quarante et le début des années cinquante furent pour Genet très fortement marqués par les deux figures tutélaires de Cocteau et de Sartre. Il écrivit un texte hommage à l’un, dédia son Journal du voleur à l’autre, mais ces témoignages de respect et d’admiration n’avaient-ils qu’un caractère mondain ?
Un chant d’amour trouve sa place au cœur de cette période, c’est le travail d’un auteur encore très impliqué dans le réseau intellectuel du Paris d’après-guerre. Si la référence cinématographique est encore certainement à chercher chez Jean Cocteau, ou chez le Kenneth Anger de Fireworks (1947), nous voudrions montrer comme ce film travaille des questions propres à la phénoménologie telle qu’elle fut exposée par Sartre dans L’Être et le Néant (1943). Notre lecture s’appuie sur quelques précédents, elle veut s’y associer. On rappellera celle de Philippe-Alain Michaud dans le livre de Jane Giles consacré au cinéma de Jean Genet, ainsi que celle de Nicole Brenez, dans un article intitulé « Les anti-corps, occurrence du corps classique chez Jean Genet, Rainer Werner Fassbinder, et Gus Van Sant4 », sur laquelle nous nous appuyons pour une très large part. Sans prétendre à la clôture du sens, nous postulons que l’auteur par son travail tend à répondre à des questions qui lui sont propres, restant souvent informulées autrement qu’esthétiquement. Nous souhaitons mettre en perspective la proposition singulière d’un poète concernant des problèmes esthétiques classiques, toute ambiguë et partielle qu’elle fût. Il faudra également montrer comment ce film entre dans un réseau d’images signifiantes dont il use. On a souvent parlé des influences de Genet, du jeu de remploi auquel il s’adonne, mais au-delà d’une proximité des motifs, nous verrons comme il tord ces matériaux pour les adapter à son propre questionnement. Parler d’influence serait donc bien vague. On se représentera plutôt des séries de questions, des séries de motifs et la façon dont ceux-ci se combinent.
Le court-métrage, d’à peine vingt-six minutes, s’ouvre sur le mur d’une prison qui obstrue totalement le champ. Image sans profondeur et premier trait d’esprit de Genet. Un gardien vient à passer, figure humaine qui se détache sur le fond, et regarde en l’air, il voit se balancer un bouquet, que des détenus tentent de se passer d’une cellule à l’autre à travers leur fenêtre. Puis, plan suivant, nous nous trouvons dans un des cachots où un jeune homme danse lascivement, nous comprenons peu à peu qu’il y a un rapport amoureux entre lui et l’homme mûr de la cellule voisine qui, agacé par son désir, tape contre le mur, passe une paille à travers, pour y souffler sa fumée de cigarette. Toute son invention est guidée par son désir, prêt à tout pour rendre possible un inconcevable contact. Nous suivons le gardien inspectant les geôles, le long d’un corridor, par l’œilleton ou par de petites fenêtres pratiquées dans les portes. Il assiste à toutes sortes de scènes témoignant de la surcharge érotique dont les prisonniers sont violemment atteints : un jeune homme se masturbe en se savonnant et le détenu noir, Coco le Martiniquais, se lance dans une danse endiablée et phallique. Mais, c’est vers le premier jeune homme que le gardien revient ; il épie par le judas les tentatives exaspérées du couple, à jamais séparé : on distingue sur la porte du cachot une petite pancarte indiquant « Meurtre ». Mais, les deux prisonniers ne tardent pas à découvrir le gardien voyeur, qui se jette dans la cellule du vieux détenu et le bat avec sa ceinture avant de le soumettre à son fantasme en lui glissant un revolver dans la bouche. Une séquence montre le couple des prisonniers s’ébattre à travers la campagne dans une scène d’amour bucolique. Enfin, le gardien quitte le corridor, on le voit, comme au début, devant le mur d’enceinte de la prison, il part dans la direction d’où il était venu. Mais, enfin, le bouquet qui se balançait finit par passer de main en main.
1. Impudeur du cinéma
À l’image de ses poèmes et de ses romans qui furent écrits sous le signe du scandale, jouant sur une ambiguïté pornographique, Genet se lance dans le cinéma en empruntant la même voie. Il choisit un format, le court métrage muet, qui pouvait faire assimiler son film à une bande pornographique comme il en existait tant pour les projections de circonstances, dans les maisons closes. Pourtant il semble que ce choix résulte d’une idée bien précise que Genet partageait avec Cocteau, sur les propriétés intrinsèques au support cinématographique :
« [au théâtre] les petites places faisant à l’avance le travail d’un appareil de prise de vues et présentant le spectacle avec une singularité qui ressemble au coup d’œil indiscret à travers des trous de serrures, des œils-de-bœuf ou des soupiraux de cave. J’insiste sur le mot indiscret. La caméra est l’œil le plus indiscret et le plus impudique5. »
Genet en fit l’un des paradigmes de sa pratique cinématographique lorsqu’il écrivit son manifeste cinématographique en ouverture du scénario du Bagne : « Le cinéma est en effet essentiellement impudique. Puisqu’il a cette faculté de grossir les gestes, servons-nous d’elle. La caméra peut ouvrir une braguette et en fouiller les secrets6. » Le point de vue du gardien semble donc adéquat pour conjuguer impudeur et domination. Le spectateur du film se trouve dans la presque trop confortable place d’un voyeur omnipotent.
Reprises
Dans ses entretiens avec Antoine Bourseiller7, Genet parle du pouvoir érotique de la prison, de l’attraction qu’elle exerça sur lui, et de son rôle dans l’écriture de ses premiers romans. Quand il l’eut épuisée, il n’éprouva plus le besoin d’y être renvoyé. Un chant d’amour en est l’une de ces variations. Albert Dichy fait également remarquer qu’en 1949, Jean Genet a obtenu la grâce du président Auriol, ce Chant d’amour était pour l’auteur également un chant d’adieu. « Le film déploie une véritable exaltation sensuelle de l’emprisonnement8. » La fascination pour le corps de l’autre est ici exaltée au plus haut point.
L’enfermement qui rend l’autre inaccessible alimente une fétichisation des corps. Le corps fait mal, il faut le calmer, en l’épuisant comme on peut, par la danse comme le jeune Antillais. Mais bientôt le jeune homme, qui ne trouve aucun objet pour y projeter son désir érotique, réinvente l’altérité au creux même de son corps, il caresse le visage féminin tatoué sur son épaule, s’embrasse frénétiquement le genou. On retrouve exactement les gestes du début du Sang d’un poète (1930) de Jean Cocteau. Cocteau rencontre ces questions corporelles, les médiatisant par la métaphore de la bouche qui vient se coller au creux de la main du poète. Mais cette main que le poète embrasse vient lui clore la bouche, comme pour le rendre muet, elle vient se coller autour de son cou, mimant l’étranglement. Ainsi Cocteau, dès le début de son film, met au jour les angoisses auxquelles le corps est perpétuellement soumis : le poète est toujours empêché par sa forme corporelle qui lui rend la création difficile. On retrouve ici la très classique dichotomie corps/âme. Mais, si pour l’instant, le rapport au corps de l’autre est, chez Genet, envisagé sans crainte, il est aussi concrètement impossible, chacun reste enfermé dans sa cellule. Nous verrons comme le contact sera le révélateur symptômal qui provoquera le déchirement et le télescopage des régimes plastiques. Ce jeu de reprise fonctionne aussi avec Firewoks (1947) de Kenneth Anger, on retrouve d’un film à l’autre le motif du fumeur ou le point de vue en plongée sur la braguette. Mais c’est surtout le thème de la violence du rapport érotique homosexuel, au cœur du film d’Anger, qui est en quelque sorte déplacé et retravaillé par Genet dans son Chant d’amour.
Fleurs
Les motifs floraux sont partout à l’œuvre chez Jean Genet, signe de son nom et reviennent dans Un chant d’amour. Il suffit de rappeler les titres de Notre-Dame-des-Fleurs ou du Miracle de la rose9. Dans la version de 1942 de Haute surveillance, le surveillant dit : « Harcamone. Quel drôle de nom ils ont, ici. C’est pas un nom d’homme ça, c’est un nom de fleur. De fleur des pays chauds10. » Jane Giles note avec justesse que toutes les images chez Genet « s’élaborent entre acception commune, cliché et référence personnelle11. » Il reprend ce motif poétique éculé, mais pour en user et en abuser, en jouant entre déplacement et usage classique : classiquement associé à une image de la femme, comme chez Wagner ou Proust, ce sont les hommes qui deviennent des fleurs : Robert, le frère de Querelle, devient un tournesol, tourné vers la mer, là où est parti son frère12.
Avant d’en venir au cœur de la question, il faut faire un détour par le poème antérieur également titré Un chant d’amour de Genet. Il nous permet d’ouvrir un réseau de correspondances avec la poésie antique. Comme dans les Bucoliques de Virgile, où les beaux bouviers chantent tour à tour leurs amours ou leurs passions pour des femmes ou des hommes dans une campagne pittoresque, Genet commence son poème en évoquant un berger. Il revisite les motifs virgiliens, pour les faire peu à peu dévier, les combinant à d’autres. Mais, si Genet reprend ce motif pastoral, c’est pour introduire la métaphore florale qu’il affectionne parmi toutes :
« Ose ma lèvre au bord de ce pétale ourlé
Mal secoué cueillir une goutte qui tombe,
Son lait gonfle mon cou comme un col de colombe.
Ô restez une rose un pétale emperlé. »
Rose et fleur, c’est évidemment aussi Ronsard et Mallarmé que Genet ne manque pas de citer. Mais également Strinberg qui est une référence incontournable pour Les Bonnes, et qui transparait également dans Haute surveillance, à travers la référence à la branche de lilas qui désigne Yeux-Verts comme coupable du crime, ce même lilas qui est omniprésent sur la scène de Mademoiselle Julie. Déjà chez cet auteur, les fleurs sont la face éclatante d’une réalité beaucoup plus contrastée, faite d’inégalités sociales et de frustration. Jean, valet du château et héros strinbergien, dit à la fille du comte, Julie :
« Là-dessus, j’ai pris mes jambes à mon cou, j’ai traversé en trombe une haie de framboisiers, passé un carré de fraisiers et grimpé sur la terrasse aux rosiers. Là, j’ai aperçu une robe rose et des bas blancs… c’était vous. Je me suis allongé sous un tas de mauvaises herbes – dessous, vous imaginez ! – sous des chardons qui piquaient, avec la terre humide qui sentait mauvais ; et je vous ai vue qui marchiez dans les roses […]13. »
Genet joue en permanence avec toute une tradition poétique de l’Antiquité à la modernité, qu’il peut reprendre soit littéralement, soit dans un jeu de torsions qui très souvent veulent rendre compte de la profonde dualité de la réalité. Ces remplois sont propres à faire également resurgir la métaphore proustienne des fleurs. Beckett a très justement identifié le caractère sexuel des motifs floraux chez Proust. La fleur « n’ayant pas de volonté consciente ; sans pudeur, elles exposent aux regards leurs organes de reproduction14. » On sait, par ailleurs, la fascination qu’exerça À l’ombre des jeunes filles en fleurs sur Genet. Les fleurs apparaissent dès le début d’Un chant d’amour sous la forme d’une branche de pommier en fleurs que les détenus essaient de se faire passer d’une cellule à l’autre au travers des fenêtres. Elles reviennent ensuite peuplant les fantasmes du gardien, puis celui du prisonnier âgé. Un plan est à ce titre explicite quand le jeune détenu, tient une branche fleurie devant son sexe. C’est à partir de cette image que la métaphore peut circuler et que l’on comprend clairement le sens du bouquet que les détenus cherchent à s’échanger au début, condensant toute une strate de sens du film. Pallier l’enfermement, parvenir à se toucher pour assouvir une passion violente, voilà tout l’enjeu. On pourra voir plus largement dans cette main qui s’ouvre et se referme sur le vide laissé par le bouquet retombant, une métaphore de la pulsation du désir, entre attente démesurée et insatisfaction perpétuelle.
Pourtant, si le film se clôt comme une boucle, le gardien repartant d’où il est venu et les prisonniers poursuivant leur manège, comme en atteste la reprise d’un plan très proche de ceux du début, du vieux détenu frappant du poing au mur pour se signaler à son ami, Genet donne un espoir, quelque chose peut bien passer entre deux êtres : le bouquet finit par être attrapé par son destinataire. Pouvoir érotique des corps, fantasmes, désir, ce film compose un savant jeu de références entre des motifs traditionnels repris à diverses sources littéraires, en construisant sa propre constellation.
Littéralité – obscénité
Un chant d’amour travaille aussi évidemment la référence au film érotique. Genet transforme le dispositif coctaldien de l’hôtel des folies dramatiques15, où est introduit l’artiste du Sang d’un poète après avoir franchi le miroir, en un grand peep-show. Influencé, ou peut-être sans doute plutôt encouragé par le film de Kenneth Anger, Fireworks, Genet ne craint pas de montrer des sexes masculins bandant, branlant, dansant. On peut voir dans L’Origine du monde (1866) de Gustave Courbet et son gros plan pictural d’un sexe féminin l’une des sources du scandale. La monstration d’un sexe masculin en érection restait encore au milieu du XXe siècle au cinéma une véritable provocation. Reprenant le principe de Courbet, Genet fait de l’impudicité du gros plan le fondement de sa conception du cinéma. On sait à quel point la théorie du gros plan telle que la développa Eisenstein16 fut importante en France par la médiation d’André Malraux. Un chant d’amour veut donner à voir l’objet du désir : image fantasmée donc fragmentée et multipliée métaphoriquement. Par la superposition du littéral et du métaphorique : fleurs, sexe et révolver glissé dans la bouche du vieux prisonnier par le gardien à la fin du film, Genet déploie les liens entre amour, désir, sexe, pouvoir et instinct de mort. Le film est aussi conçu comme une réplique à l’œuvre cinématographique de Cocteau. Souvent, là où Cocteau semble construire un monde de symboles et de métaphores, Genet, plus brutal, prend le contre-pied en usant des mêmes thèmes mais dans leur littéralité qu’il insert dans un système de métamorphoses généralisées.
Genet, à la suite de Léger ou d’Eisenstein, semble donc revendiquer un cinéma des attractions qui a pour but de saisir le spectateur. De montrer plutôt que de narrer17. Il s’agit de provoquer le spectateur. La narration passe au second plan, il cherche des figures proprement cinématographiques articulées par le montage. Jean Genet démontre avec ce premier film son intérêt pour le support cinématographique et la parfaite entente de ces enjeux. Il tisse un lien serré entre ses préoccupations poétiques, les figures littéraires qui l’habitent et une attention au médium, qui tient aussi compte de sa dimension spectaculaire. Enfant dans son petit village du Morvan, Genet fut aussi un spectateur émerveillé du cinéma.
2. Porosité spatiale
Régimes d’images
Tout n’est pas si simple, on ne pourrait réduire ce film à quelques métaphores éculées et quelques images érotiques. Tout ce dispositif lentement mis en place (près des trois-quarts du film), va être dérangé par la naissance de régimes d’images parfaitement dissemblables. Ils furent très clairement identifiés par Nicole Brenez : d’abord une série d’images montrant des corps masculins nus embrassés, puis dans toutes sortes d’étreintes, figurent les fantasmes du gardien qui se laisse peu à peu aller à l’érotisme environnant. On peut sans se tromper rapporter ces images à sa fantaisie car elles enserrent des plans du visage du gardien. Puis, la promenade en forêt du couple de détenus vient contraster avec le réalisme de la prison, offrant un troisième régime d’images18. Il faut aussi noter que Genet appuie le contraste en recourant à trois plastiques parfaitement dissemblables formant comme une gradation : des plans sans profondeur du fantasme, jouant sur le contraste du fond noir et des corps lumineux, un réalisme terne et étouffant pour la prison, enfin une lumière douce et diffuse baignant les scènes agrestes à la profondeur de champ accentuée. Genet complique la donne, entre réel et fantasme, le spectateur doit pouvoir se perdre, troublé autant par les images érotiques que par le dispositif.
Les images sans profondeur du fantasme du gardien d’Un chant d’amour sont souvent rapprochées de la rêverie morbide du jeune héros de Fireworks d’Anger. On pourrait tout aussi bien les mettre en regard avec les plans d’entrée dans l’univers mental du poète après le passage du miroir dans Le Sang d’un poète. On peut mettre en regard la claustration des personnages des trois films dans leurs premières images et la construction d’une fiction sur le passage d’un monde réel à un monde du rêve et du fantasme. Mais chacun s’attache à traiter de questions bien différentes, puisque Genet interroge le rapport à l’altérité, alors que Cocteau, en spiritualiste, veut construire une image de l’inspiration poétique, là où Un chant d’amour s’apparente davantage à Fireworks puisqu’il propose une version inquiète du triks homosexuel19, forme de rencontre dont le but est purement sexuel, donc une variation sur un des possibles de l’altérité.
Le goût de Genet pour le remploi est toujours au travail dans son œuvre, comme le mit en évidence Nicole Brenez, par son analyse du recours à une figuration néo-classique des corps dans Un chant d’amour20. Il serait possible d’en dénombrer les occurrences, mais nous nous proposons plutôt ici d’identifier ce qu’il sert.
Contact
Épuiser les possibles de la condition carcérale, c’est sans doute une des intentions du texte genetien. On s’interrogera donc sur cette fascination : qu’y a-t-il là de si essentiel pour être repris de livres en pièces, de poèmes en film ? Nous voulons identifier un dispositif simple : l’homme dans sa cellule, isolé de tous, oisif, est à l’écoute de son corps, quand il n’a rien pour l’occuper. Le désir s’exaspère d’autant plus dans la solitude et le désœuvrement. D’autre part, son état de réprouvé le condamne à la soumission face à l’institution carcérale. Position qui fait sens transposé en termes de sexualité. La fantaisie bucolique du vieux détenu, idéal de liberté, semble donc le pendant opposé, à la claustration à laquelle il est soumis.
Les détenus d’Un chant d’amour veulent s’atteindre sans pouvoir se toucher. Comment traverser les murs épais de la prison ? Première solution figurale inventée par Jean Genet : l’échange de fumée à travers une paille. Cette idée est déjà en germe dans la pièce Haute surveillance, Maurice est l’agent de cette idée : « MAURICE : […] Si je vous gêne je peux encore m’évanouir dans le brouillard. Je suis le gosse qui passe à travers les murs, c’est connu21. » Elle réapparaît dans le second synopsis de façon plus appuyée : on assiste à une dispute dans la cellule entre Lefranc et Maurice pour savoir lequel passera la fumée à Harcamone à travers le trou :
« 81. Maurice cogne avec son poing contre le mur :
“J’ai des godasses qui… pompent l’eau !”
On entend le même coup répété
Lefranc a appliqué le cornet à un trou fait dans le mur et il envoie la fumée.
82. Vue de la 427
Le détenu est couché sur le ventre. Il hume la fumée.
Tout son corps a un long frisson, comme s’il jouissait.
83. Le détenu Harcamone se relève sur le lit.
Vue de son visage extasié.
Il recolle sa bouche au trou du mur et crie :
– Merci Maurice. Merci les potes22. »
On retrouve bien l’idée des coups frappés en rythme au mur, qui seront les mêmes dans Un chant d’amour, sur le petit refrain qui même dans un film muet sait se faire entendre. Cet échange de fumée se trouve conservé dans le film, Genet ne pouvait renoncer à cette image de l’échange des souffles, pneuma, qui fut longtemps considéré comme le souffle vital, principe de vie. Cet échange est comme une chaste communion entre les êtres, loin de tout contact physique, paradoxe séduisant au creux de tout cet univers débordant de désir. Le cinéma était évidemment le support adéquat pour recourir à cette figure nébuleuse, la fumée convoque tout un monde de magie, celui des attractions foraines. C’est par elle que l’on fait apparaître et disparaître les êtres dans le cinéma des attractions de Méliès. Ses qualités plastiques, son opacité trouble, qui firent fortune au théâtre, trouvent au cinéma une nouvelle vigueur. En recourant à ce jeu de fumée, Genet se rattache aux formes populaires du cinéma des premiers temps.
Déchirement plastique
Il nous faut à présent toucher à l’événement cinématographique qui donne à voir un Genet cinéaste, qui a clairement saisi les enjeux du médium. Les enjeux figuratifs du film sont libérés à l’occasion d’une crise plastique mise en évidence par Nicole Brenez : les trois régimes d’images se trouvent confondus dans les deux plans-symptômes durant lesquels le gardien introduit le canon de son arme dans la bouche du détenu âgé. Ces plans, pourtant censés se produire dans la cellule du vieux détenu, ont un traitement comparable aux plans du fantasme du gardien, sans profondeur, leur fond est noir et uniforme, quand la lumière sur le corps est toujours celle propre à la prison. Genet crée entre ces plans une véritable crise de montage, qui induit une crise spatiale, le détenu est entré dans le fantasme du gardien, le fantasme et la réalité se sont télescopés en une image-problème. Nicole Brenez y lit une « recherche d’épuisement des propriétés de l’image cinématographique rapportée au désir figuratif 23 ».
Genet, travaillant des questions de montage textuel, jouant sur les ruptures spatiales et temporelles – particulièrement dans son roman Pompes Funèbres –, cherche à les traiter de manière visuelle, réordonnant les termes du problème. Comment aménager les passages, les ponts entre les espaces diégétiques ? Comment faire communiquer les régimes d’images ? Cocteau recourait au trucage de la traversée du miroir, passage entre deux espaces-temps imperméables. Genet retint la solution d’Anger, véritable plasticien. Lui aussi cherchait à mettre en communication les espaces, ayant l’intuition des potentialités poreuses du montage cinématographique : il faisait glisser ses protagonistes d’un espace réel à un espace mental, par un système de plans très courts pouvant aller jusqu’au flash, sans pour autant renoncer à la métaphore de la porte entre le réel de la chambre et l’espace fantasmatique, l’inscription en gros caractères sur cette porte, Gents (les mecs), ne permettant aucune méprise. Genet intensifie le principe, en renonçant à la porte et en travaillant très précisément les variétés plastiques d’images (lumière, ouverture du diaphragme). Facétieux, il combine cet événement filmique avec la métaphore érotique un peu facile du pistolet. Le gardien renvoie le détenu à son statut de soumission, après les coups, il lui inflige une dernière humiliation. Le contact des corps réels, dont les coups sont la seule occurrence, à libérer toutes les potentialités plastiques du médium cinématographique : l’image prend un nouveau statut, flottant entre les différents régimes d’images, elle est tout à la fois réelle et mentale, subjective et objective, carcérale et libre, semi-réaliste et semi abstraite24. On retrouve par cette image la même angoisse que celle qui travaille au cœur de la figuration de l’altérité des films de Cocteau et d’Anger.
3. Théorème du regard
Mais, peu à peu, une nouvelle façon de composer les éléments surgit. Des questions affleurent. Pourquoi Genet recourt-il au muet au début des années cinquante ? Qu’est-ce qui est en jeu de façon si violente dans ce dispositif du voyeur pour qu’il le reprenne deux ans plus tard dans son projet de film italien, Le Bagne (1952), puis encore jusqu’au milieu des années soixante-dix, dès qu’il recommence à écrire dans une perspective de cinéma avec le scénario de Divine ?
Dispositif du voyeur
Le recours au muet nous permet d’identifier sans peine une interrogation proprement visuelle de Genet. Cette scène du gardien à l’œilleton est comme la matrice et l’occurrence la plus nette de cette question, qu’on peut également repérer au cœur de tous ses écrits esthétiques, de L’Atelier d’Alberto Giacometti25 (1957) et Le Secret de Rembrandt26 (1958), à Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes27 (1967). Genet remet en jeu un dispositif de la vue. Que se passe-t-il quand on est devant une œuvre, un tableau de Rembrandt, une sculpture de Giacometti, mais plus généralement, devant un être ou devant un objet ? La question est essentielle au point qu’il puisse écrire à la mort d’Abdellah en 1964 :
« À l’intérieur de la morgue de Paris, quand je vis le cercueil ouvert posé à même le sol. Je regardai Abdellah mort. De son visage au mien, il y avait cette existence en mouvement, sans cesse en mouvement – c’était une pierre que j’aurai pu ramasser et tenir dans mes mains et c’était au même moment un minéral très loin dans l’espace et même dans le temps, indifférent à mon examen (ou plutôt qu’indifférent : ignorant totalement le monde) et en regardant ce visage d’Abdellah mort le très proche et l’incalculable (scandaleusement) lointain des sculptures de Giacometti28. »
Genet pose le problème de la perception visuelle humaine, objet d’un grand nombre de recherches phénoménologiques, psychanalytiques et philosophiques au XXe siècle, et dont la présentation analytique de Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant (1943) fut à de nombreuses reprises saluée. Comment s’articule la relation du sujet à l’objet ? Si l’on a souvent rapproché ce dispositif de celui du couloir le long duquel le poète se déplace, appliquant son œil au trou des serrures dans le film de Cocteau, nous devons prévenir toute confusion. Même si la disposition des espaces cinématographiques est similaire, le dispositif est en tout point différent. Tout se joue autour d’un plan. Cocteau nous montre les scènes allégoriques qu’épie le poète à travers les serrures. Il met l’accent sur le côté contrarié de la vue : le poète devant sans cesse changer de position, pour trouver la plus adéquate à une vision autant que possible claire des scénettes se jouant dans les chambres. Il veut ici signifier le rapport toujours difficile du poète à son idée, les affres de l’aspiration. Même s’il a réussi, en traversant le miroir, à échapper à l’enfermement de la boîte des représentations29 – dans laquelle restent pris ceux qui prétendent au savoir, en acceptant la perte du savoir pour accéder à la vue ; il doit se contenter d’un regard sans l’unité d’un monde clos, et se retrouve dans « l’ouverture inconfortable d’un univers désormais flottant, livré à tous les vents du sens30 ». Cocteau décline cette figure au long de ses deux autres films prenant Orphée comme prototype de la création poétique31. Chez Genet, la proposition est différente : du fait du plan bien connu de l’œil du gardien dans l’œilleton, elle retourne le propos en jeu chez Cocteau. La caméra donne à voir l’œil du voyeur venant se coller à la porte de la cellule, ce quatrième mur symbolique que le cinéma eut tant de difficulté à faire tomber et qui interroge la place même du spectateur face aux images. Que se passe-t-il à travers ce premier plan-symptôme ?
Refus du regard
Ce qui est ici en jeu c’est bien justement cette question du regard. Qu’est-ce que le regard ? Adorno avait identifié le problème dans sa Théorie esthétique en écrivant : « Dans l’œuvre, n’est sujet ni le contemplateur, ni le créateur, ni l’esprit absolu, mais plutôt celui qui est lié à la chose, performé par elle et lui-même médiatisé par l’objet32. » Merleau-Ponty avance encore d’un pas, cherchant à échapper au kantisme, il démontre bien que voir ne peut se penser et s’éprouver que dans une expérience du toucher, en énonçant :
« Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il a empiètement, enjambement, non seulement entre le toucher et le touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui. […] Toute vision a lieu quelque part dans l’espace tactile33. »
Quand on voit un objet, un peu comme quand on le touche, il nous renvoie quelque chose, et c’est cela justement le regard, c’est ce qui fait la différence entre la perception physiologique de la vision et le fait de voir pour un humain doué de langage34. Et, Genet semble avoir mis en place tout son dispositif carcéral pour rendre compte de cette intuition par son plan de l’œil dans l’œilleton. Comme un sujet face à tout objet, comme un amateur de peinture devant un tableau, le gardien-voyeur est surpris, capté par le regard du prisonnier qui peut effectivement équivaloir ici à une gifle, et en tout cas certainement à un contact tactile. Deux plans attestent encore de notre hypothèse : l’avancée du vieux détenu vers la porte, quand il a repéré l’œil du gardien, et le regard de défi du plus jeune quand il remarque l’œil collé à l’œilleton.
Le gardien, figure de la toute-puissance dans l’univers carcéral, qui peut imposer à sa guise ses volontés aux prisonniers, un peu comme le sujet face à l’objet inerte, se trouve alors destitué de sa position de maîtrise. La colère et la vengeance suivent. Il rend au vieux détenu les coups portés par son regard, tel l’enfant du poème de Baudelaire qui, exaspéré de voir son jouet constamment le défier par son indifférence et lui échapper, finira par le déchirer et l’ouvrir35.
Résistance du regard
Le regard de l’autre, siège de son impérieuse altérité, est la question au cœur du cinéma genetien. Si dans Huis clos de Jean-Paul Sartre le regard de l’autre était insupportable, devenant à lui seul une torture, le regard des prisonniers d’Un chant d’amour est celui de la provocation. Indomptable, il défie au maître : « Tu ne me réduiras pas. » Ce défi est le même que celui lancé par le regard de Christmas à la fin de Lumières d’août de William Faulkner après l’émasculation par des bourreaux sadiques, comme le relève Sartre dans L’Être et le Néant : « Ce sera toujours là, rêveur, tranquille, constant, sans jamais pâlir, sans jamais rien offrir de menaçant, mais par soi-même serein, par soi-même triomphant36. » Le cinéma reste évidemment le support le plus propice à une mise en question du regard, particulièrement par le recours au gros plan. Et si Genet eu recours au théâtre, à ce que l’on pourrait apparenter à un gros plan sonore avec l’intervention de la bouche dans Les Paravents37, la voix étant au principe même de l’art de la scène, le regard, le rapport entre le spectateur et le sujet filmé à travers différentes échelles de plans, est fondamental à l’écran.
À la suite de Bernard Dort, nous voudrions trouver également ici un point commun entre Genet et Pirandello38, autour de cette question du regard, qui peut-être anima la triade qu’ils formèrent avec Sartre, le philosophe en rôle de trait d’union. Ce soir on improvise fait le même constat, le regard toujours résiste. Ainsi, quand Verri a enfermé Mommina après l’avoir épousée, il s’écrit quand il la retrouve dans sa tour :
« C’est ça ! C’est ça ! C’est ça ! Je boucle porte et fenêtre, je mets des verrous et des barreaux, mais à quoi bon si le mal est ici même, à l’intérieur de sa prison ? Si la trahison est en elle, au plus profond d’elle-même, vivante, vivante à l’intérieur de sa chair morte, dans ses pensées, dans ses rêves, dans ses souvenirs ? Elle est là devant moi ; elle me regarde : est-ce que je puis lui fracasser le crâne pour voir dedans à quoi elle pense39 ? »
Et Genet de renchérir à travers ses notes pour le premier entretien Témoins avec Antoine Bourseiller, alors qu’il cherche à évoquer les crimes du Baron de Metz, fondateur de la colonie : « Notre torture était quotidienne, mais aucune vie n’est tellement écrasée qu’elle ne se fendille afin de laisser pousser un bonheur interstitiel. Et cette vie, cultivée dans les interstices, est d’autant plus chérie qu’elle était dérobée à nos tortionnaires40. »
Enfin, nous voudrions envisager la proposition de Genet comme une affirmation de l’irréductibilité du sujet, véritable retournement de l’architecture utilitariste telle que la définit Bentham. À quinze ans, Genet avait été enfermé trois mois à la Petite Roquette41, fameuse prison que Foucault prend en exemple du panoptique dans Surveiller et Punir. C’est au cœur de l’emprisonnement le plus total que le sujet retrouve sa liberté. Un chant d’amour devenant le contre-champ de la gravure bien connue de Harou-Romain dans son Projet de pénitencier (1840), où l’on voit un détenu agenouillé en pleine lumière, à la merci de l’œil des gardiens dans la tourelle centrale de la prison.
Pour conclure ce théorème genetien des puissances du regard, nous voudrions rapporter une brève scène des années de service de Genet au Maroc, entre 1931 et 1933, et qui se trouve dans l’un des manuscrits du Journal d’un voleur, forme dérivée des plans de corps embrassés dans Un chant d’amour, qui dit bien les vertus supérieures et positives du regard, qui au-delà de la résistance et du défi, peut aussi participer d’un rapprochement tactile intime :
« L’émotion fait en moi un vide quelquefois que m’eut comblé[sic] le souvenir d’une scène nuptiale entre deux légionnaires. J’étais au Maroc, dans un bal de soldats. Je ne dansais pas, je regardais. Il me parut alors que l’invisibilité des deux légionnaires devint totale. Par l’émoi ils étaient escamotés. Si dès les débuts de leur valse leur danse fut chaste, le demeura-t-elle quand ils s’épuisèrent en échangeant devant le sombre autel, discrètement fleuri et illuminé de leurs regards, un sourire comme on échangera la bague42. »
Image de mort et mort de l’image
Étrangement, Bernard Poirot-Delpech, dans l’entretien qu’il mena avec Genet au crépuscule de sa vie, lui demanda un peu naïvement ce qu’il pensait de l’abolition de la peine de mort43. Évidemment, le vieil écrivain ne put que le rabrouer. Dans l’œuvre de Jean Genet, le condamné à mort occupe une place magique. Il se situe, avec le meurtrier, figure jumelle qui le précède, dans un lieu paradoxal à la jointure entre le monde des morts et celui des vivants. Dans Fragments, il écrivit : « Le criminel se tourne en dedans. Sur soi-même il procède à son propre meurtre expiatoire44. » Tels les kouros funéraires grecs45, il n’est plus que l’image de lui-même avant l’acte, un représentant, que l’image cinématographique vient doubler. On comprend alors la fascination de Genet pour cette figure figurante du condamné à mort, donnant à voir ce déchirement entre vie et trépas propre à l’image. Ici peuvent se rejoindre théâtre et cinéma, Genet concevant le théâtre comme un lieu retranché des vivants, une scène sur laquelle s’écoule un temps théologique qui échappe à l’histoire, un espace où rien de réel ne doit advenir46. Harcamone, le condamné à mort de Haute surveillance, y trouve donc bien un lieu propice à sa danse. Cette idée sous-tend les deux projets du tournant des années cinquante, Haute surveillance et Le Bagne, du théâtre au cinéma puis du cinéma au théâtre, dont les protagonistes ne sont plus vraiment comptés parmi les vivants, ni parmi les morts, dans cet entre-deux où le meurtrier se trouve relégué avant d’être exécuté.
La structure circulaire du film touche à cette préoccupation de faire échapper Un chant d’amour au temps réel des vivants. Le cercle va à l’encontre d’un écoulement temporel linéaire et de toute téléologie. Il clôt le film sur lui-même, le gardien, venant du monde des vivants, vient visiter les cercles infernaux. Pourtant, le cercle ne se boucle pas tout à fait, laissant le bouquet passer d’une cellule à l’autre ; le désir, même lorsqu’il est le plus réprimé, parvient à aboutir. Le gardien qui frappe furieusement le vieux détenu dans la cellule se fait une nouvelle fois doubler. Une fois de plus l’objet, l’image de l’objet, échappe : les coups, qui prétendent à une nouvelle forme d’assujettissement du détenu-objet, ne font qu’amplifier la déchirure. Comble de déconvenue, la violence ne rétablira rien. Le gardien n’obtiendra comme réponse à son emportement que le rire du prisonnier, comme le jouet dilacéré de l’enfant, accédant à la visualité après la mise en pièce de son aspect visible, se met à le regarder depuis son fond informe47. Le gardien qui s’est risqué à voir, ne peut plus prétendre à la logique de maîtrise du savoir. « Si nous voulons ouvrir la “boîte de la représentation”, alors nous devons y pratiquer une double refente : refendre la simple notion d’image, et refendre la notion simple de logique48. » Et Genet rend compte de cette refente de la notion de logique en soustrayant son film à une forme de logique réelle. Ainsi, le jeune détenu, après la scène de coups, attrape son manteau comme pour partir en promenade. Le fondu au noir clôt l’image sur le sourire du vieux prisonnier et se rouvre sur la campagne, l’échappée bucolique peut venir se loger au creux de cette première déchirure, et la profondeur de champ des plans agrestes vient contredire la claustration de tout ce qui précédait.
Mais, Genet pousse encore plus loin son intuition plastique en tenant compte de deux autres spécificités de l’image. D’abord, elle est fondamentalement biface, actuelle et virtuelle, « elle s’anime selon le double mouvement de libération et de capture49 ». C’est ce qui lui fait inventer cette figure de la crise de montage, rendant tous les régimes d’images perméables les uns aux autres. Ici pourtant, lors de la libération de la promenade bucolique, le gardien et le vieux détenu sont renvoyés dos à dos, puisqu’au cours de la promenade en forêt des deux amants, le plus jeune semble à un moment perdre toute vie, le souffle vital le quitte, et son aîné doit le porter jusqu’à une clairière sur ses épaules comme une lourde charge. Le jeune détenu impassible est littéralement devenu lui-même objet de désir. Mais, quand enfin le plus âgé va atteindre à son objet, l’assouvissement de ce désir, en défaisant sa ceinture et en ouvrant sa braguette, la scène se retourne comme un gant, et devient capture, en soumettant le film à une seconde déchirure. Le détenu âgé, sujet de son fantasme, se trouve ramené à, une position d’objet dans le fantasme du gardien qui lui glisse son pistolet dans la bouche. Le désir, quand il approche de son assouvissement, toujours fait défaut, il manque son but : nouveau retournement de l’image. L’image-symptôme insituable et obscène nous parle donc d’un lieu que nous ne pouvons plus identifier, nous faisons une expérience douloureuse de désorientation, qui ramasse en elle toute expérience esthétique. C’est le lieu de l’inquiétante étrangeté (das Unheimliche, qu’il faut plutôt traduire par inquiétante familiarité) dont parle Freud, ce lieu de « ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante50 ». Familière en tant que cliché fantasmatique et pourtant de ce fait troublant. Cette désorientation du regard implique, pour le spectateur, ce qu’elle donne figurativement à lire : « être en même temps déchiré de l’autre, et être déchiré de nous-même, en nous-même51 ». Donc, le potentiel mortifère de cette image-symptôme, dans ce qu’elle nous dit de l’infernale scansion, du mouvement « anadyomène » du visuel dans le visible52 et de la présence dans la représentation, répète figurativement cette façon qu’a la mort d’insister dans l’image – un imago étant cette effigie généalogique et funéraire que les Romains disposaient dans les murs de leur atria. L’exercice du regard est toujours pris entre deuil et désir. Cette intuition nous la trouvons déjà dans Le Sang d’un poète de Cocteau et dans Fireworks d’Anger.
Un Chant d’amour, petite démonstration cinématographique d’un théorème du regard53 à travers l’œil mécanique du cinéma, a pour Genet la valeur d’un coup d’essai. Il lui permet de travailler d’autres expérimentations que théâtrale ou littéraire. Contrairement au principe rigide de son cadre, le cinéma permet de faire éclater l’espace-temps réaliste. Grâce au montage, il atteint une grande malléabilité qui, comme le roman, permet de mettre en rapport les espaces-temps, de les faire s’interpénétrer. Comme au théâtre et en littérature, bien plus qu’en poésie, avec Un Chant d’amour, Genet réussit à formuler une véritable « idée de cinéma », une véritable réflexion sur la spécificité du médium. Il veut que son film stupéfie son spectateur, dans une perspective classique de l’attraction, tout en articulant également un discours sur le cinéma lui-même. Un chant d’amour est donc un film qui cherche à épuiser les propriétés de l’image cinématographique rapportées au désir figuratif, comme le montrait Nicole Brenez, mettant en évidence la question de la division du sujet, et posant également la question du corporel dans le visuel et de la division propre à l’image. C’est pour cette raison qu’Albert Dichy et Edmund White firent de lui un « corrupteur des genres54 ». Film sidérant et violent, Un chant d’amour n’est pourtant pas désespéré, si le désir manque son but, une fleur finit tout de même par pouvoir passer dans la dernière image d’une cellule à l’autre. Sur cette éphémère fragilité, fondons un espoir. S’il reste l’unique film de Jean Genet, Un chant d’amour a gagné le statut de mythe depuis les années soixante et jusque dans le cinéma contemporain, il n’est que de se rappeler le remploi et le déplacement de motifs par Alain Guiraudie dans L’Inconnu du lac (2013) pour souligner son actualité. Thème, motifs et traitements cinématographiques du court métrage sont repris à travers une innombrable déclinaison de films allant du cinéma expérimental au cinéma d’auteur.
À Nicole Brenez qui m’a appris à lire le cinéma, merci à David Yon pour sa confiance.
1 François Bizet, Une communication sans échange : Georges Bataille critique de Jean Genet, thèse de doctorat de littérature française, sous la direction de M. Dambre, Paris 3, 2003 ; et Georges Bataille, « Jean Genet », La Littérature et le Mal [1957], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994.
2 Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 413.
3 Idem, p. 412.
4 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 155-174, consultable en ligne.
5 Jean Cocteau, Entretien sur le cinématographe, op. cit., p. 61.
6 Jean Genet, Le Bagne, Lyon, L’Arbalète, 1994, p. 113.
7 Antoine Bourseiller, Jean Genet, Jean Genet, été 1981, 52 min.
8 Albert Dichy, Edmund White, « Le corrupteur des genres », in Jane Giles, Le Cinéma de Jean Genet : Un chant d’amour, op. cit., p.135.
9 Jane Giles relève les passages reprenant le motif floral dans l’œuvre de Jean Genet, on pourra s’y reporter : Jane Giles, Le Cinéma de Jean Genet : Un chant d’amour, op.cit., p. 47.
10 Haute-Surveillance, version de 1942, in Jean Genet, Théâtre complet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 53.
11 Jane Giles, Le Cinéma de Jean Genet : Un chant d’amour, op. cit., p. 49.
12 Jean Genet, Querelle de Brest, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1953, p.273.
13 August Strinberg, Mademoiselle Julie, Paris, Gallimard, Flammarion, 1997, p. 98.
14 Samuel Beckett, Proust, tr. de l’anglais par Edith Fournier, Paris, Éd. de Minuit, 1990, p. 102.
15 Jean Cocteau, Le Sang d’un poète, scénario, Monaco, Éditions du Rocher, 1957, p. 35.
16 Sergueï M. Eisenstein, « Histoire du gros plan », Mémoires, 3, traduit du russe par JEAN Aumont, M. Bokanowski, C. Ibrahimoff, Union Générale d’Éditions, 1985.
17 Tom Gunning, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant garde », 1895, n° 50, 2006, p. 55-65 ; André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008.
18 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 160.
19 On pourra sur ce thème consulter avec profit le livre de Renaud Camus, Tricks (Paris, P.O.L., 1988).
20 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 160.
21 HS, version de 1947, p. 87.
22 Voir l’histoire des synopsis de Haute-Surveillance dans mon ouvrage Jean Genet corps à corps [à paraître].
23 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 160.
24 Idem.
25 Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, in Œuvres complètes V, Paris, Gallimard, 1965.
26 Jean Genet, Le Secret de Rembrandt, in Œuvres complètes V, Paris, Gallimard, 1979.
27 Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, in Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard, 1968.
28 Page manuscrite de Genet sur la mort d’Abdellah, reproduite dans le catalogue collectif Genet (Exposition aux Musée des Beaux-Arts de Tours, avril-juillet 2006, Farrago, 2006).
29 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 171.
30 Ibid., p. 172.
31 Orphée (1950) et Le Testament d’Orphée (1959).
32 T. W. Adorno, Théorie esthétique (1970), tr. Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Klincksieck, 1989, p. 233.
33 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 177.
34 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 57.
35 Charles Baudelaire, « Le joujou du pauvre », Petits poèmes en prose cité par Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 57-58.
36 William Faulkner, Lumières d’août, NRF, 1935, p. 385.
37 Par, huitième tableau, p. 221.
38 Bernard Dort, « Genet et Pirandello », Le Jeu du théâtre, le spectateur en dialogue, Paris, POL, 1995, p. 165-180.
39 Luigi Pirandello, Ce soir on improvise, traduit de l’italien par Jean-Michel Gardair, Paris, Flammarion, 1994, p. 354.
40 Jean Genet, Note de travail, IMEC, GNT 10.6, non paginé.
41 Albert Dichy, Edmund White, « Le corrupteur des genres », in Jane Giles, Le Cinéma de Jean Genet : Un chant d’amour, op. cit., p.135.
42 Catalogue de vente « Collection Marc Barbezat », Drouot- Richelieu, Paris, 5 mars 1999, p. 33, cité par Albert Dichy et Pascal Fouché, Jean Genet, Matricule 192.102, Chronologie des années 1910- 1944, op. cit., p. 235.
43 Jean Genet, « Entretien avec Bernard Poirot-Delpech » [1982], L’Ennemi déclaré, Paris, Gallimard, p. 227.
44 Jean Genet, Fragments… et autre textes, Paris, Gallimard, 1990, p. 71.
45 Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1996, p. 350.
46 Jean Genet, L’Étrange mot d’, Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 9-11.
47 Charles Baudelaire, « Le joujou du pauvre », Petits poèmes en prose cité par Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 57-58.
48 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 173.
49 Gilles Deleuze, Cinéma 2 – l’image-temps, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 93.
50 Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté » [1919], trad. de l’Allemand par B. Fréron, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 213.
51 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 183.
52 ibid., p. 195.
53 ou « acte théorique » pour reprendre la réflexion de Jacques Aumont dans son texte « Un film peut-il être un acte théorique ? », Cinémas, vol.17, n 2-3, printemps 2007, p.193-211.
54 Albert Dichy, Edmund White, « Le corrupteur des genres », in Jane Giles, Le Cinéma de Jean Genet : Un chant d’amour, op. cit., p.134.