Navigators de Noah Teichner
Essai documentaire en 16 et 35 mm
Format 2,39:1 / Durée 85’ / Anglais / 2022
Voici un grand film, à la fois film documentaire, film-essai, et film expérimental (cet adjectif qualificatif barré, en écho au maître-livre de feu Dominique Noguez, Éloge du cinéma expérimental (éd. Paris Expérimental, Paris)). Il vient d’être présenté, deux fois, au festival Cinéma du réel 2022. Sa particularité est double : il a été produit en 16 et 35 mm, puis tiré au laboratoire coopératif l’Abominable, en 35 mm ; il n’a pas encore trouvé de distributeur. Avouez que, pour des raisons à la fois pseudo-sanitaires, puis politiques, voir son premier film en salle à Paris depuis plus de 16 mois en copie 35 mm neuve, c’est une très grande joie !…
J’étais avant tout venu voir un film projeté en argentique, suite à une communication du laboratoire d’artistes l’Abominable (qui, soit dit en passant, est sur le point d’emménager dans les anciens locaux d’Éclair à Épinay-sur-Seine, sous le nouveau nom de « Navire Argo », ce qui est une excellente nouvelle), mais, ignorant tout du cinéaste, ne m’attendais tout simplement pas, bien que connaissant le pitch du film, à voir un film d’une telle profondeur (à la fois temporelle, géographique et spatiale). C’est que, parfois, les ciné-artistes s’attardent un peu trop à gratter la pellicule pour en montrer les uniques qualités plastiques, et que, souvent, c’est un peu vain… et cela a déjà été tellement mieux fait par, par exemple, un Stan Brakhage. Rien de tel ici, où la plasticité du film doit tout au réel rencontré : ici un livre rouge magnifiquement filmé sur fond noir ; là des images d’archive rongées par le temps (et du coup magnifiques, comme le travail photographique sur la décomposition chimique des images argentiques d’Éric Rondepierre) de l’embarquement sur le navire Buford, dit « l’Arche soviétique », de 249 anarchistes déportés par le gouvernement des États-Unis vers la Russie, via la Finlande, en 1919, pendant la (première) Red Scare ; là encore des disques 78 tours qui tournent filmés en couleurs, et projetés en double-écran (et pendant que le projecteur 35 mm lui aussi tourne dans notre dos), etc. Un film en partie trouvé à la ferraille, donc, et pour citer Godard…
Quid du titre, tout d’abord ? Pourquoi ce pluriel à « Navigators » ? C’est, et là est la rencontre incroyable sur une table de montage analogique 35, que le cinéaste Noah Teichner nous apprend que ce navire, le Buford, fut ensuite utilisé comme décor par Buster Keaton pour son génial film burlesque La Croisière du Navigator, en 1924.
C’est alors que, jouant du double-écran (le format de projection du film est ultra-large : 2,39 :1), Teichner arrive à faire se rencontrer l’histoire réelle de la correspondance de deux figures incontournables de la gauche radicale américaine, Alexander Berkman et Emma Goldman, dont les récits de l’expulsion vers la Russie soviétique structurent le film, et les courses-poursuites du génial comique américain avec une jeune femme sur le Buford : grâce au double-écran, une pensée qui forme (les lettres échangées) devient une forme qui pense, par montage des attractions (un gag qui rencontre une lettre lue, soit une parole soufflée). On sait que Keaton avait conçu son histoire dans le but d’exploiter au maximum le potentiel comique de ce décor démesuré, le Buford, abandonné à deux personnages (deux amoureux). Par l’utilisation de l’écran large, Noah Teichner en rend toutes les potentialités spatiales. Son idée maîtresse du cinéaste est d’écrire une histoire qui « passe avant tout par la production d’une expérience sensible » (in dossier de presse du film) ; sa réussite est totale, car il réussit « l’exploit » de réconcilier le cinéma dit NRI (pour Narratif, représentatif et Industriel) et le cinéma expérimental, dans un geste qu’on trouvait autrefois chez un Chris Marker, ou un Harun Farocki.
Ajoutons enfin, avant de conclure, que Navigators est un véritable hommage aux mondes analogiques : outre le format de production du film (en 16 et 35 mm), il est à noter que le cinéaste a fait composer les intertitres en impression typographique, et que cela se voit à l’écran : on sent la frappe du plomb dans le papier, sur la pellicule. Enfin, le travail de création sonore a été réalisé à partir de disques 78 tours édités pendant la période de la première Red Scare. Le plan, déjà cité, de deux disques 78 tours tournant sur l’écran dédoublé, pendant que la bobine maître elle-même entraîne la bobine esclave dans la salle de projection, est tout simplement inouï. Il ne reste plus qu’à voir le film.
Guillaume BASQUIN