Clinique des seuils et des accès

Texte de Rochelle Fack, 2021

Que cherchent-ils ? Qu’ont-ils perdu ? Quelles bordures à l’illimité doivent-ils relever et quelle est cette manière d’habiter qu’ils ajustent sans cesse pour construire leur foyer ? Habiter comme une palpation, une performance, un verbe exclusivement d’action. Comme tout le monde, ils ont le droit à une maison. Ils ont le droit d’animer ce lieu dont ils créent de secrètes extensions par leurs attitudes, leurs mines sérieuses, leurs rêves. Cette « maison », qui donne son titre au film, se trouve dans les Cévennes et s’appelle Tentative. En pleine nature mais non loin de la ville, elle semble légèrement accolée à ce que Huckleberry Finn appelait « la Sivilisation11 ». Sept jeunes autistes y sont accueillis pour y expérimenter la vie de groupe de la façon la plus autonome possible, comme avaient pu, avant eux, le faire les jeunes accueillis par Fernand Deligny dans son réseau de lieu de vie, à Monoblet. Cette maison, où le soleil apparaît par intermittences et où la pénombre se tient, tranquille et connivente, presque dans tous les plans, ne nous ouvre pas ses portes, mais apparaît au premier plan du film, un long plan-séquence fixe. On ne voit tout d’abord que du noir. Puis lentement, la salle à manger sort de l’obscurité, quasiment comme un personnage, se signalant avant tout par un ensemble de bruits – claquements, chuchotements, chaise tirée, porte de placard ouverte puis refermée, interrupteur enclenché.

Dans cette magnifique « entrée en matières » sonore, la vie est réduite à de simples manipulations. Une autre lampe s’allume et nous voyons alors ce que nous ne pensions qu’imaginer.

On prend de la vaisselle, au fond de la pièce, dans ce coin de cuisine soudain dépaysant. Les râles que l’on entend semblent à mi-chemin de la voix. Le souffle long des choses est retenu. Alors le corps d’un jeune homme entre dans le champ. Puis celui d’un adulte, le fondateur des lieux, Thierry Bazzana, qui sera peu présent dans le film. Car loin de toute volonté pédagogique, Judith Auffray (qui est seule à l’image et au son) filme avant tout ces jeunes, d’abord sans commentaires ni aucun autre mot. Elle enregistre leurs actions exclamées ou retenues, qui font penser au corps sans organe inventé par Artaud et repris par Deleuze et Guattari, ce corps qui « n’est plus qu’un ensemble de clapets, sas, écluses, bols ou vases communicants2… ». L’élasticité des déplacements, les allers-retours et cessations soudaines de mouvement, dessinent aussi ce que Fernand Deligny appelait des « lignes d’erre », mais ici, c’est sans fil ni tissu que le trajet s’imprime ; le plan n’est plus une feuille mais un plan de cinéma sur lequel les mouvements se tracent, nous faisant éprouver comme rarement notre persistance rétinienne, la liaison noire des photogrammes avec notre cerveau.

Distanciée, l’action est, de ce fait, tout de suite organique et tactile. Les corps se frôlent, se rejoignent, se dépassent et s’isolent – font circuit. Le regard d’une jeune fille sur son camarade est soudain plein d’envie. Les fronts concentrés semblent appartenir à un passé projeté ici et maintenant, sans filets. Rompus à l’exercice de leur indécision radicalement tenue, à l’expression de leur rapport coulissant au monde, Zohra, Raphaël, Thomas, Charlotte, Guillaume, David et Julie n’ont, au départ, pas de nom. Ce n’est pas qu’on veuille tenir leur identité secrète, c’est simplement que les mots n’ont pas encore éclos. C’est que, pour conférer à ces êtres toute leur poésie, Judith Auffray a fait « la nuit sur les liaisons du monde3 », choisissant de nous faire éprouver la radicalité de leur exposition. Elle ne nous introduit pas non plus à cette maison, dont l’architecture s’ouvre au fil du film, mais rend sensible, dans chaque séquence, sa présence distanciée et affectée par ce qu’elle enregistre. Judith Auffray assiste (à) la tentative infatigable qu’ont ces autistes de faire reculer l’action pour avancer l’agir, et installe le frottement de deux mondes pas si distincts l’un de l’autre que ça : celui, apparemment imperméable, de l’autisme, et celui, fort de tous ses écrans, du cinéma. La première journée s’écoule ainsi. Dans sa fluidité mécanique. Il faut étendre le linge, faire sa toilette, éplucher les carottes, débarrasser la table. La démarche de Tentative d’autonomiser ces jeunes est renforcée par la mise en scène. Les autistes sont souvent filmés seuls, comme si chacun disposait exclusivement de la maison. Et quand on voit une éducatrice aider un jeune à sa toilette – elle lui indique les parties de son corps à laver -, on ne le voit pas lui, qui semble avoir pris la liberté de ne pas apparaître quand son corps est nommé. Les mots et le corps ne cohabitent pas encore dans le même plan, et c’est aussi du vide qui circule entre les gestes et les objets, une « nuit sur les liaisons du monde » par laquelle les actions les plus banales deviennent poétiques. Pour étendre le linge, Thomas passe ses bras sous les étoffes ruisselantes et déjà suspendues, atteignant difficilement des fils sur lesquels il finit par poser ses coudes, comme un moineau, un pantin désarticulé. Quelques séquences plus tard, il accroche un gant de toilette mouillé sur le miroir de la salle de bain, rayant sa propre image de cette ligne éphémère, vite discontinue, rompue en gouttelettes au tombé progressivement ralenti. Il est sans arrêt question de rupture, de déliaison et de reliure dans ce film, et la coupe cinématographique a valeur de couture, d’adhésion. Raphaël saute sur une musique des Doors, « Break on Through ». Julie redéchire les morceaux de papiers d’une corbeille, il faut raccourcir les extrémités. Toute limite est une bordure qui devient ourlet. Quel statut peut alors bien avoir le langage ? Celui d’un secret volontairement mal gardé, d’une chose informe qui ne doit pas se dire, mais littéralement s’échapper. Par la fente du rideau jaune de la porte d’entrée, le soleil continue de mûrir, mais des cartons – comme au cinéma muet – apparaissent maintenant entre les séquences, des extraits de lettres de Fernand Deligny adressées aux parents des jeunes dont il s’occupait. L’écriture, lumineuse, dépeint le quotidien plus qu’elle ne le décrit : « Pour qu’il s’y mette – à faire – il faut que les choses soient claires, mais claires à un tel point que c’est d’une véritable calligraphie qu’il s’agit. » « Je l’ai vu l’autre jour utiliser des ciseaux avec cette adresse que nous avons perdue depuis que la conscience est venue, conscients alors de notre rôle et du regard de l’autre. » « On dirait, à le voir, un “ancien” de ce lieu-là où, visiblement, par moments, il est content d’exister. » Les mots se répartissent comme des points de contact sur l’écran, acquérant la même fonction tactile que les corps qui sondent l’espace, les scènes et les lumières de leur méticuleuse clinique. De la tactilité de ces mots découle finalement des paroles en voix off, celles des mères de ces jeunes.

La difficulté, la douleur et parfois, la cruauté font flux, mais pourtant, à l’image, les portraits des enfants accusent la disjonction. Ils ont l’air d’écouter ce qu’on dit d’eux, mais l’on ressent très bien que les plans n’ont pas été tournés au moment de l’enregistrement des témoignages maternels. Là encore, le contact qui s’établit est oscillatoire, discontinu, comme l’interrupteur d’existences que des mains volontaires ne cessent d’allumer et d’éteindre, non pour museler le réel à ses termes mais, au contraire, pour palper l’indicible de l’autisme.

Thomas a fait l’expérience d’une autre institution, où « il y avait trop de portes et trop de clés ». Julie fut retirée de sa famille qui la maltraitait à Récif. Un jour, la mère de David attrapa un couteau dans l’idée de le tuer avant de se supprimer.

Raphaël n’arrêtait pas de fuguer et Charlotte, qui disait « toi tu as une tête de crapaud et un corps de commode » quand elle était petite, s’éprit d’un garçon, en fut séparée à treize ans, et décida alors de se taire à jamais. Dans une magnifique séquence, c’est cette même Charlotte qui fait de l’œil à la réalisatrice.

Elle le fait comme n’importe quelle adolescente « sans problèmes » voudrait charmer qui la filme. Eclate alors une évidence : la norme, parfois, ne tient qu’à un regard.

1 Twain, Mark, Les Aventures de Huckleberry Finn, Chato et Windus, Londres, 1884.

2 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 189.

3 Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture, Seuil , Paris, 1953, p. 39.

Bande-annonce du film de Judith Auffray

Une maison, un film de Judith Auffray, 2020, 82 minutes
production HEAD Genève et Judith Auffray / distribution La Traverse

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