Image ci-dessus Mozg (Cerveau) de Andrey Silvestrov 2009
Ce texte a pour objet de proposer quelques réflexions simples sur la position du cinéma expérimental dans la perspective des grandes et lourdes questions de la colonisation et de la décolonisation dans leurs versions XIXe siècle et suivants. Il ne s’agira pas de parler de films expérimentaux dont le sujet, c’est à dire le contenu sémantique, aurait trait à ces questions, ni d’établir l’esquisse d’un examen historique comparant les formes sous lesquelles le cinéma expérimental a pu se manifester dans des sociétés colonisatrices, colonisées ou postcoloniales. Je parlerai du cinéma expérimental comme d’un phénomène culturel que des singularités caractérisent, notamment dans son organisation pratique. Par son prisme on peut saisir quelques enjeux de la culture de masse rationalisée, de l’uniformisation des modalités techniques et esthétiques de représentation du monde que le cinéma médiatise, de la domination des sociétés techniques sur d’autres sociétés qui le sont moins, ou pas du tout, etc., bref, des sujets que l’on retrouve au centre des cultures qui ont été colonisatrices et continuent de l’être sous d’autres formes. J’espère par là circonscrire une ou deux articulations socio-historiques, telles du moins qu’elles m’apparaissent, en m’appuyant sur le parallélisme entre colonisation au sens propre, celle qui touche le corps et le statut de l’individu dans un système social, et colonisation au sens figuré, désignant les mécanismes réifiants fixant des valeurs d’échange dans le champ de la subjectivité. Le sens figuré peut s’entendre comme colonisation mentale.
La conscience, chez l’être humain, est la réponse biologique à une longue histoire de séparation entre l’activité et les objets. Parce qu’il n’agit que dans le cadre de rapports d’interdépendance en distribuant des rôles dans des activités complexes et en fabriquant des outils, l’objet et sa fonction durent pour lui, plus que pour tout autre animal, devenir concepts, mots. La conscience et ses contenus (la culture), c’est du social. Toutes les couches de la conscience sont du “produit social”. L’animal humain n’a pas le privilège exclusif de disposer d’une conscience, mais la sienne se reconnaît comme telle et conçoit l’hypothèse de s’engendrer elle-même, d’être d’abord idée avant d’être chose. Il y a dans cette possibilité mystérieuse le modèle ontologique de tout acte créatif : introduire dans le schéma du développement fonctionnel orienté par sa cohérence dans le sens du rendement, un élément qui ne semble pas être motivé par l’utilité ou la nécessité et qui produit du désordre.
Mais l’art, qui est inutilité et désordre, n’est-il pas nécessaire comme manifestation de la singularité ? La conscience et le langage dont l’essence est le « nous », donnent également la possibilité d’imaginer des alternatives, déviations, perturbations… En tant que langages, les différentes formes d’expression artistiques inscrivent leurs contenus dans la culture en posant une instance énonciatrice et un champ récepteur. À travers chaque œuvre d’art, l’instance énonciatrice, qui peut être un collectif ou un individu particulier, cherche à fixer une vérité spirituelle engageant le « nous ». Soit dans le sens d’une positivité, comme dans les arts prosélytes, soit dans celui d’une négativité interrogeant le caractère trompeur de toute représentation (« modernité » occidentale).
En parlant ainsi de conscience chez l’homme, ou d’art, j’utilise des concepts très généralisant, masquant mal les profondes disparités entre des états de la conscience ou des états de l’art. Pas plus que l’unité de l’espèce humaine, l’unité de l’art ne paraît exister, du fait de l’énorme différence dans les conditions et modes de vie, la richesse de l’activité matérielle et mentale, le niveau de développement des formes et aptitudes intellectuelles. L’inégalité culturelle résulte de l’inégalité économique, muée progressivement à l’ère moderne en violence, prédation et pillage du capitalisme puis en un vaste système rationalisant et réifiant s’accaparant tous les domaines de l’existence, y compris la sphère privée, afin de les inclure dans une dimension marchande. Elle déploie dans cette dernière phase des dispositifs de colonisation mentale afin d’inhiber autant que possible la critique de la contradiction entre vertus proclamées dans les principes et persistance de l’injustice et de l’aliénation dans la réalité.
Frantz Fanon avait parfaitement analysé (Les damnés de la terre, 1961) la différence fondamentale qu’il y avait entre les formes de stratification culturelle (= inégale répartition de la culture) dans les sociétés de classes, et la stratification culturelle dans le rapport colonisateur-colonisé. Dans les premières existent de nombreux dispositifs médiateurs, comme par exemple une constitution, des lois, l’organisation d’un enseignement public, etc., instaurés le plus souvent de haute lutte et dont la formation est inscrite dans de longues séquences historiques. Dans le second cas, il y a une action soudaine, extrême et radicale de la part d’une puissance invasive substituant son ordre, sa culture et son système à ce qui prévalait jusque-là. Une culture remplace intégralement une autre culture, contraignant le dominé à se penser à travers les seuls concepts du dominant. À l’égard de la violence du capitalisme, les prolétaires des sociétés industrielles n’ont pas la même expérience, donc pas la même culture, que les colonisés d’Afrique (pour rester dans le cadre de Fanon). Par conséquent, leurs héritiers non plus. Fanon en déduisait que le processus de décolonisation ne pouvait être pour les colonisés qu’un programme de désordre absolu, tant dans le plan social que dans celui de la structure psychique même des individus agissant pour se décoloniser.
Alors même que l’histoire de la culture en Occident visait au début du XXe siècle à dégager une unité universelle de l’art, notamment au travers de concepts tels que « arts primitifs » puis « arts premiers », on vit la naissance de nouveaux moyens de représentation iconiques, creusant un abîme encore plus infranchissable entre les sociétés techniques dominantes et les sociétés dominées, ne disposant que de moyens trop faibles pour résister à cette domination. Alors que l’Occident organisait théoriquement une mise en regard universelle des arts plastiques, il se dotait avec la photographie puis le cinéma d’outils extrêmement puissants pour imposer sur la même échelle un nouveau paradigme dans la culture visuelle. Dans cette position, ses représentants étaient, au début, les possesseurs exclusifs de la technique, tandis que les dominés mesuraient l’écart gigantesque les séparant d’un stade de développement articulant la maîtrise d’une toute nouvelle énergie : l’électricité, la production industrielle d’instruments micromécaniques et de produits chimiques, les organismes certificateurs assurant l’universalisation des normes techniques, la protection juridique des nouvelles inventions (brevets), etc. On peut dire que les colonisateurs commencèrent par être les filmeurs exclusifs et les colonisés les filmés impuissants.
La culture n’est pas quelque chose d’abstrait, elle est fixée dans les objets conçus et fabriqués par les hommes. L’outil est l’emblème de ce fait anthropologique. La culture s’acquiert à travers l’apprentissage de la maîtrise des outils. Le cinéma est un outil. En lui est synthétisée une énorme quantité de cultures articulant dimensions techniques et dimension esthétique. Il s’inscrit historiquement dans l’acmé de la seconde révolution industrielle où les États-Unis viennent rivaliser avec les empires coloniaux d’Europe. Il est l’emblème d’une nouvelle ère culturelle que la philosophie critique des années 1930 a désignée comme industrie culturelle. Il a créé des masses énormes de spectateurs sur la terre entière, a colonisé, au sens figuré, leurs imaginations avec des représentations et motifs essentiellement façonnés par le monde occidental que l’on justifiait ensuite comme des bienfaits répondant aux attentes et besoins humains universels. Le monde représenté par le cinéma a suscité dès le départ autant de haine que d’envie, comme, dans l’analyse de Fanon (op. cit. p.54), le monde du colon susciterait autant de haine que d’envie chez le colonisé. Mais, contrairement au système de violence sociale et culturelle du colonialisme, le cinéma a incorporé pour s’en nourrir cette violence psychique en la spectacularisant. Ainsi, au cours des décennies de colonialisme du début du XXe siècle, le colonisé social et culturel dut recevoir une double charge de violence psychique au cinéma, parce que privé du pouvoir de s’identifier physiquement et moralement aux héros et héroïnes des films, en fait, tout simplement privé de sa faculté cathartique, il n’apparaissait dans cette imagerie qu’avec le statut d’élément d’un décor folklorique. En plus d’être socialement aliéné par le colonialisme, le cinéma lui imposait l’humiliation de se voir fixé dans des représentations de sa propre réalité sous des traits peu flatteurs. Le vécu, que les individus ont toujours le pouvoir d’oublier ou non, les photogrammes le conservent pour longtemps, peut-être pour l’éternité.
Que faire avec le cinéma, cet outil cristallisant le pouvoir des dominants ? Je souscris à cette idée défendue par toutes les révolutions sociales, que le seul moyen de dépasser la stratification culturelle, c’est d’assurer une appropriation égalitaire de la culture. Mais que vaut l’expression de la singularité se manifestant dans l’acte créatif dans le cadre d’une « égalitarisation » ? Et quelle culture, notamment esthétique, proposer pour une appropriation générale et universelle ? Les apories soulevées par ces deux questions débattues depuis des décennies, expliquent très largement l’émergence dans les sciences sociales d’axes de recherches dont la dénomination commence par « post ». Ils témoignent de la volonté de renouveler les socles critiques, comme s’il s’agissait en même temps de se décoloniser des anciennes stratégies d’aliénation, et en même temps des discours synchroniques qui les condamnaient, discours ne parvenant pas toujours à surmonter une position occidentalocentrée. Je voudrais abuser de la mise en regard de la notion de colonisation au sens propre avec celle de colonisation au sens figuré pour désigner le cinéma expérimental comme un espace de décolonisation.
Le cinéma expérimental apparut lorsque des artistes le détournèrent des fonctions qui lui étaient assignées par l’industrie culturelle. Cela supposait de s’approprier sa technique, ses outils, et de provoquer un désordre aussi radical que possible dans la fiducie esthétique qui réglait les relations des spectateurs aux spectacles. C’est cet aspect d’appropriation de la technique qui est le plus instructif, car pour le reste, ce qui se jouait au plan sémantique restait inscrit dans des questions d’histoire de l’art écrites dans le monde occidental. Mais peut-on séparer totalement une technique, autrement dit des outils, de la culture qui est cristallisée en eux ? Jusqu’où la décolonisation est-elle possible lorsqu’on s’empare des outils conçus par le colonisateur ?
Et aujourd’hui, pourrait-on comparer les colonisateurs d’autrefois qui protestaient de leurs bonnes intentions en exaltant leur mission culturelle et civilisatrice avec les administrateurs des systèmes communicationnels contemporains (par exemple les GAFAM) protestant de leur dévouement absolu à l’idée de liberté individuelle ? C’est sans doute à ce point critique que l’expérience de la violence héritée des colonisés peut constituer selon moi une culture nourricière pour tou.te.s. Elle exige de devoir aller traquer jusque dans les moindres recoins, les résidus de concessions consenties, consciemment ou non, à l’égard de la culture « des maîtres » ayant conçu les outils. C’est par cette voie que l’on peut développer, dans et par le cinéma expérimental, une véritable culture de décolonisés, au sens le plus large. Cela suppose néanmoins d’acquérir deux compétences. La première concerne la capacité à identifier les mécanismes colonisateurs, autrement dit, « les maîtres ». La seconde réside dans l’aptitude à suivre la voie de la singularité radicale. Le cinéma expérimental, s’il n’est pas toujours d’un grand secours pour ce qui concerne la première compétence, est en revanche impitoyable à l’égard de la seconde. Il condamne sans appel la séduction, l’imitation, le remake et n’admet que la tension la plus extrême vers l’originalité, l’aptitude la mieux affirmée au désordre absolu, autrement dit la capacité de libérer son cerveau de l’ordre et des valeurs des autres. Alors l’œuvre peut prétendre fixer une vérité spirituelle, une vérité de combat et de conjoncture.
L’expérience partagée avec le cinéma expérimental, mais pas uniquement lui bien sûr, participe de cet encouragement à l’émancipation consistant à toujours se demander qui et où sont les « maîtres » colonisant l’imagination, et qui est le « nous » qui veut s’en débarrasser ?
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La 24e édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris a lieu du 12 au 16 octobre 2022.
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