Texte de Stephen Dwoskin, 2004
Le cinéma est mon langage, et sans langage, je suis silencieux, et dans le silence, je cesse d’exister. Le silence peut tuer, rester silencieux, c’est se fermer littéralement au sentiment d’humanité. Cela est vrai pour chacun d’entre nous — notre langage (quel que soit celui que nous choisissons d’avoir) est la façon la plus efficace de ne pas lâcher, de faire en sorte que notre humanité reste vivante. En ce sens, l’explication est simple. Elle devient plus complexe lorsque ce langage se fait raffiné, travaille à être compris tout en conservant l’intégrité d’une expression individuelle. Complexe également car le cinéma est manipulé par l’économie, analysé par les universitaires, contrôlé par l’industrie, entremêlé de technologie.
C’est sur cette toile de fond, ce phénomène environnant, comme dirait Tarkovski, que j’ai dû trouver ma voie en tant que cinéaste, maintenir un sentiment d’humanité propre ainsi qu’un mode d’expression personnel.
Pour tous et chacun, le cinéma est un espace étroit, procédant tel un miroir poli au vaste potentiel, captant, reflétant des ombres. Je ne sais pas pourquoi mais il touche souvent à l’étrange espace entre l’être et le non-être. Question chargée, projetant au cœur même de la contradiction du cinéma, être à la fois métaphore et actualité. A partir d’une panoplie de potentiel énorme, le cinéma est devenu mon instrument d’exploration en vue d’établir un sentiment d’humanité propre et de trouver une voix, bien sûr, qui parle aux autres. Le cinéma a été pour moi le passage contemplatif de la sensibilité picturale à l’image mobile. Ce fut un passage conceptuellement simple, et, par conséquent, une décision simple. Le cinéma fournissait l’élément du temps à une image qui sinon resterait statique, et j’avais besoin de cet élément pour étendre la portée de ma voix. Cependant, dans cette transition conceptuelle simple, la contradiction que je sais maintenant être celle du cinéma se révéla bien vite.
Contradiction se situant au cœur même de l’expression puisqu’elle permet au probable de se placer aux côtés de l’improbable. (Qu’elle rend l’improbable possible!)
Voici un langage, un potentiel s’engageant au-delà de la présence singulière de la peinture, merveilleux comme la peinture mais allant au-delà d’une singularité. Le tout mûrit à une époque où la liberté de « faire ce qu’on avait envie de faire » était dans l’air, « contre culture », pour ainsi dire, grâce à la libération soudainement autorisée par un équipement et un matériel peu onéreux. La fabrication d’un film était un champ ouvert, d’expérimentation, d’expression, d’expérience.
Le cinéma brouille les différences entre les catégories et les genres. Quand je pense à mes débuts, les catégories ou les genres ne posaient guère de problème. Ils ne posaient guère de problème parce qu’aucun cinéaste de ma connaissance ni moi-même n’y pensions, ne considérions de différence comme absolue. Faire des films n’était pas un choix stylistique mais une direction expressive. En ce sens, des formes telles que la fiction et le documentaire pouvaient fusionner. Documentariser une œuvre d’imagination ou fictionnaliser un événement réel ressortissaient d’un schéma plus large, faire du cinéma, ou, pour employer l’expression célèbre de Brakhage, « l’art de la vision ». Le cinéma est un lieu unique de mystique fascinante, d’iconographie, d’affirmations sociales, et qui tente d’explorer des qualités structurelles et matérielles propres. Une diversité, un potentiel illimité. Autrefois; il n’y avait pas de frontières, pendant un temps, pas de règles. Bien sûr, le potentiel et la diversité sont
encore présents, mais de nouvelles définitions nous ont été, dirait-on, imposées. La
nature apparemment anarchique d’une réalisation autrefois libre, sans frontières, ne
semble plus aisément tolérée, de nos jours. C’est pourtant dans cet « espace libre et
ouvert » que sont réalisés les films les plus honnêtes, les plus sincères. Ce genre de
cinéma – cet autre cinéma – individuel, non catalogué, n’a pas besoin d’explication.
Il s’explique de lui-même.
Je fais ce que je sais faire. Rien d’autre. Il s’agit de faire des films pour me libérer
et, bien sûr, libérer les autres, le spectateur en particulier. C’est aussi faire des films
qui explorent, qui expriment le moi. Exprimer le moi signifie également l’exposer
tout en permettant le dialogue avec les autres. Non seulement le dialogue mais un
processus d’investigation et de réflexion pour tous, un « transfert positif », en termes
lacaniens. Pour pouvoir l’accomplir, la fabrication du film se doit d’être honnête et
révélatrice. Il faut qu’elle porte témoignage sur le sujet, sur le moi. Qu’elle fasse en
sorte que le spectateur puisse s’engager avec son moi et ses sentiments propres. Les
films, mes films, doivent s’ouvrir à l’allusion et à l’espace intime afin de permettre au
spectateur d’y entrer ou d’y réfléchir. Ce peut être un espace dans lequel le spectateur, comme cinéaste, introduit sa propre forme de « narration », une narration qui ne comporte pas nécessairement de conclusion ni de résolution; un processus qui interroge à travers des contradictions inhérentes: Les films deviennent ainsi une sorte de miroir, comme sont mes films. Ils sont fabriqués par un processus réflexif (souvent méditatif), devenant par là même des réflecteurs. Voilà qui oblige à un type (un style) de réalisation en dehors, au-delà des barrières du « récit» conventionnel (au-delà même du voyeurisme). Pour ce genre de film (qu’on qualifie souvent de « personnel »), il n’est pas de dénomination précise. En raison de cette absence de classification, absence d’explication, ces films paraissent difficiles, voire menaçants, cinéma « personnel » et « expressif » comme le mien (ou celui de quelques autres)
présente une image infinie de la vie.
La perplexité posée par l’effet miroir est celle d’une réflexion disant la vérité (comme le documentaire) tout en exagérant (comme la fiction). Voilà qui donne aux films une « ressemblance douteuse » et déformante, mais l’égalité de ce double reflet accentue ce qu’il représente. La singularité d’expression s’affirme dans le reflet et la reproduction. Une ressemblance, une similitude, offre la possibilité de se connaître soi, l’offre également aux autres. Regarder est une chose merveilleuse, et c’est de cela que le cinéma parle.
Considérons que l’expérience de faire (ou voir) un film « personnel » (ou un film
sans frontières) est une sorte de voyage en pays inconnu — en un lieu où nous ne
sommes jamais allés —, une histoire d’amour avec quelqu’un nous demandant des
choses que nous n’avons jamais faites. Cela devient une aventure, un processus révélateur de l’identité propre. Cela insiste sur le fait que le spectateur doit travailler à
regarder. Je dois faire des films appartenant à « ma propre histoire ». Pour susciter
le sentiment d’une « histoire propre », il me faut non seulement faire des films, mais
des films où je deviens la caméra, et donc participant, où la connexion à l’« autre » se
fait directement, intimement. Ce genre de films, mon genre de films, va chercher
assez loin pour voir, ainsi que le suggèrent les paroles de Rilke ou de Baudelaire,
non seulement le beau mais le terrible, les choses apparemment repoussantes qui
existent, sont communes à tous les êtres, et ont une valeur.
C’est sur cette toile de fond, ce phénomène environnant, comme dirait Tarkovski, que j’ai dû trouver ma voie en tant que cinéaste, maintenir un sentiment d’humanité propre ainsi qu’un mode d’expression personnel.
Pour tous et chacun, le cinéma est un espace étroit, procédant tel un miroir poli au vaste potentiel, captant, reflétant des ombres. Je ne sais pas pourquoi mais il touche souvent à l’étrange espace entre l’être et le non-être. Question chargée, projetant au cœur même de la contradiction du cinéma, être à la fois métaphore et actualité. A partir d’une panoplie de potentiel énorme, le cinéma est devenu mon instrument d’exploration en vue d’établir un sentiment d’humanité propre et de trouver une voix, bien sûr, qui parle aux autres. Le cinéma a été pour moi le passage contemplatif de la sensibilité picturale à l’image mobile. Ce fut un passage conceptuellement simple, et, par conséquent, une décision simple. Le cinéma fournissait l’élément du temps à une image qui sinon resterait statique, et j’avais besoin de cet élément pour étendre la portée de ma voix. Cependant, dans cette transition conceptuelle simple, la contradiction que je sais maintenant être celle du cinéma se révéla bien vite.
Contradiction se situant au cœur même de l’expression puisqu’elle permet au probable de se placer aux côtés de l’improbable. (Qu’elle rend l’improbable possible!)
Voici un langage, un potentiel s’engageant au-delà de la présence singulière de la peinture, merveilleux comme la peinture mais allant au-delà d’une singularité. Le tout mûrit à une époque où la liberté de « faire ce qu’on avait envie de faire » était dans l’air, « contre culture », pour ainsi dire, grâce à la libération soudainement autorisée par un équipement et un matériel peu onéreux. La fabrication d’un film était un champ ouvert, d’expérimentation, d’expression, d’expérience.
Le cinéma brouille les différences entre les catégories et les genres. Quand je pense à mes débuts, les catégories ou les genres ne posaient guère de problème. Ils ne posaient guère de problème parce qu’aucun cinéaste de ma connaissance ni moi-même n’y pensions, ne considérions de différence comme absolue. Faire des films n’était pas un choix stylistique mais une direction expressive. En ce sens, des formes telles que la fiction et le documentaire pouvaient fusionner. Documentariser une œuvre d’imagination ou fictionnaliser un événement réel ressortissaient d’un schéma plus large, faire du cinéma, ou, pour employer l’expression célèbre de Brakhage, « l’art de la vision ». Le cinéma est un lieu unique de mystique fascinante, d’iconographie, d’affirmations sociales, et qui tente d’explorer des qualités structurelles et matérielles propres. Une diversité, un potentiel illimité. Autrefois; il n’y avait pas de frontières, pendant un temps, pas de règles. Bien sûr, le potentiel et la diversité sont
encore présents, mais de nouvelles définitions nous ont été, dirait-on, imposées. La
nature apparemment anarchique d’une réalisation autrefois libre, sans frontières, ne
semble plus aisément tolérée, de nos jours. C’est pourtant dans cet « espace libre et
ouvert » que sont réalisés les films les plus honnêtes, les plus sincères. Ce genre de
cinéma – cet autre cinéma – individuel, non catalogué, n’a pas besoin d’explication.
Il s’explique de lui-même.
Je fais ce que je sais faire. Rien d’autre. Il s’agit de faire des films pour me libérer
et, bien sûr, libérer les autres, le spectateur en particulier. C’est aussi faire des films
qui explorent, qui expriment le moi. Exprimer le moi signifie également l’exposer
tout en permettant le dialogue avec les autres. Non seulement le dialogue mais un
processus d’investigation et de réflexion pour tous, un « transfert positif », en termes
lacaniens. Pour pouvoir l’accomplir, la fabrication du film se doit d’être honnête et
révélatrice. Il faut qu’elle porte témoignage sur le sujet, sur le moi. Qu’elle fasse en
sorte que le spectateur puisse s’engager avec son moi et ses sentiments propres. Les
films, mes films, doivent s’ouvrir à l’allusion et à l’espace intime afin de permettre au
spectateur d’y entrer ou d’y réfléchir. Ce peut être un espace dans lequel le spectateur, comme cinéaste, introduit sa propre forme de « narration », une narration qui ne comporte pas nécessairement de conclusion ni de résolution; un processus qui interroge à travers des contradictions inhérentes: Les films deviennent ainsi une sorte de miroir, comme sont mes films. Ils sont fabriqués par un processus réflexif (souvent méditatif), devenant par là même des réflecteurs. Voilà qui oblige à un type (un style) de réalisation en dehors, au-delà des barrières du « récit» conventionnel (au-delà même du voyeurisme). Pour ce genre de film (qu’on qualifie souvent de « personnel »), il n’est pas de dénomination précise. En raison de cette absence de classification, absence d’explication, ces films paraissent difficiles, voire menaçants, cinéma « personnel » et « expressif » comme le mien (ou celui de quelques autres)
présente une image infinie de la vie.
La perplexité posée par l’effet miroir est celle d’une réflexion disant la vérité (comme le documentaire) tout en exagérant (comme la fiction). Voilà qui donne aux films une « ressemblance douteuse » et déformante, mais l’égalité de ce double reflet accentue ce qu’il représente. La singularité d’expression s’affirme dans le reflet et la reproduction. Une ressemblance, une similitude, offre la possibilité de se connaître soi, l’offre également aux autres. Regarder est une chose merveilleuse, et c’est de cela que le cinéma parle.
Considérons que l’expérience de faire (ou voir) un film « personnel » (ou un film
sans frontières) est une sorte de voyage en pays inconnu — en un lieu où nous ne
sommes jamais allés —, une histoire d’amour avec quelqu’un nous demandant des
choses que nous n’avons jamais faites. Cela devient une aventure, un processus révélateur de l’identité propre. Cela insiste sur le fait que le spectateur doit travailler à
regarder. Je dois faire des films appartenant à « ma propre histoire ». Pour susciter
le sentiment d’une « histoire propre », il me faut non seulement faire des films, mais
des films où je deviens la caméra, et donc participant, où la connexion à l’« autre » se
fait directement, intimement. Ce genre de films, mon genre de films, va chercher
assez loin pour voir, ainsi que le suggèrent les paroles de Rilke ou de Baudelaire,
non seulement le beau mais le terrible, les choses apparemment repoussantes qui
existent, sont communes à tous les êtres, et ont une valeur.
Londres, le 31 janvier 2004
(Traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot)