Texte de Bruno Le Gouguec, 2002
A revoir cette scénette peinte par François Jousselin [[François Jousselin, peintre français né à Laval en 1926, mort à Vanves en 2009 […]. A partir des années 1980, Jousselin “pour ne plus avoir à mentir” décide de peindre ce qu’il voit de sa fenêtre : un piéton qui traverse la rue mais dans les clous, une assiette de cerises sur une table, mais posée sur un journal aux titres inquiétants…
(Extrait de la biographie du peintre publié sur le site qui lui est consacré)]] dans les années 1990 où s’apprête un petit déjeuner pris du haut d’un immeuble ordinaire, au balcon, il m’apparaît bien clair aujourd’hui que ce journal ouvert qui s’interpose assez indélicatement entre la table de formica bleue – d’un bleu céleste – et la tasse de café, une tartine, le beurrier (comme s’il était de mise de beurrer ses tartines sur le journal…), et la boite à sucre, rend présent le bruit du monde qui traverse nos moindres pensées, paroles et actions…
Ce coin de ciel – un ciel de grand beau temps semble-t’il – que l’on perçoit reflété en profondeur dans la table, jouxte un vaste et grouillant territoire de grisaille colorée en effet.
Or imaginons un instant que ces feuillets disparaissent de la scène. Ce ciel entrevu dans le reflet d’une table désormais trop rase dans lequel flotteraient comme des idées, les objets du petit déjeuner évoquerait, à courte vue, un plus grand sentiment de liberté et d’« infini » comme on dit, mais ne deviendrait-il pas plus insignifiant à cause d’une logique interne à la sensation quasi-pétrifiante ? Le bleu dans lequel le regard et les objets qui l’habitent aimeraient à se perdre comme dans un ciel absent à la terre, n’engendrerait-il pas le risque d’une confusion bien plus grave que celle à laquelle il prétendrait échapper ?
Je me souviens d’un propos que l’on m’a rapporté, d’une dame incommodée par la présence incongrue de cette tartine de pain posée à même le journal. Ce qu’elle trouvait assez peu hygiénique… « Passe encore pour le bol et pour le beurrier ! » – disait-elle, « bien qu’il y ait un risque certain, si le couteau à beurre venait à glisser, de graisser le journal, puis les mains et qui sait peut-être les beaux vêtements du matin… mais le pain lui-même ? ». Ainsi ce qui ne devrait être qu’un paisible petit-déjeuner au balcon devient le signe visible que nous « mangeons » simultanément, lorsque nous trempons nos morceaux de pain dans du café, et un peu du Ciel, et un peu du Monde avec ses merveilles et ses désastres.
C’est dire si l’invention du beau temps dans la peinture, toujours à refaire – tel qu’actualisé ici par F. Jousselin dans la lignée de la peinture impressionniste – suffit (mais encore faut-il y parvenir) à contredire la raideur de l’ordre idéal imaginaire auquel certains rêvent – le beau temps fixe idéal – qui n’est jamais qu’une approximation de la perfection du réel, laquelle est inimaginable. En suggérant cette zone floue du réel (par les feuillets du journal), qui permet l’aléatoire et la liberté, cette peinture réaffirme simplement la beauté de l’existence, ce qui suppose d’emblée la possibilité (et non la nécessité) de s’y salir. Nous sommes au monde. Cette zone floue qui égare aussi bien les obsessionnels de l’ordre qui voudraient évacuer l’aléatoire de l’existence, que les obsessionnels du désordre (que l’ordre évident dans le réel dérange), est peut-être un moyen d’échapper au piège – au filet – de l’imaginaire tyran.
(Extrait de la biographie du peintre publié sur le site qui lui est consacré)]] dans les années 1990 où s’apprête un petit déjeuner pris du haut d’un immeuble ordinaire, au balcon, il m’apparaît bien clair aujourd’hui que ce journal ouvert qui s’interpose assez indélicatement entre la table de formica bleue – d’un bleu céleste – et la tasse de café, une tartine, le beurrier (comme s’il était de mise de beurrer ses tartines sur le journal…), et la boite à sucre, rend présent le bruit du monde qui traverse nos moindres pensées, paroles et actions…
Ce coin de ciel – un ciel de grand beau temps semble-t’il – que l’on perçoit reflété en profondeur dans la table, jouxte un vaste et grouillant territoire de grisaille colorée en effet.
Or imaginons un instant que ces feuillets disparaissent de la scène. Ce ciel entrevu dans le reflet d’une table désormais trop rase dans lequel flotteraient comme des idées, les objets du petit déjeuner évoquerait, à courte vue, un plus grand sentiment de liberté et d’« infini » comme on dit, mais ne deviendrait-il pas plus insignifiant à cause d’une logique interne à la sensation quasi-pétrifiante ? Le bleu dans lequel le regard et les objets qui l’habitent aimeraient à se perdre comme dans un ciel absent à la terre, n’engendrerait-il pas le risque d’une confusion bien plus grave que celle à laquelle il prétendrait échapper ?
Je me souviens d’un propos que l’on m’a rapporté, d’une dame incommodée par la présence incongrue de cette tartine de pain posée à même le journal. Ce qu’elle trouvait assez peu hygiénique… « Passe encore pour le bol et pour le beurrier ! » – disait-elle, « bien qu’il y ait un risque certain, si le couteau à beurre venait à glisser, de graisser le journal, puis les mains et qui sait peut-être les beaux vêtements du matin… mais le pain lui-même ? ». Ainsi ce qui ne devrait être qu’un paisible petit-déjeuner au balcon devient le signe visible que nous « mangeons » simultanément, lorsque nous trempons nos morceaux de pain dans du café, et un peu du Ciel, et un peu du Monde avec ses merveilles et ses désastres.
C’est dire si l’invention du beau temps dans la peinture, toujours à refaire – tel qu’actualisé ici par F. Jousselin dans la lignée de la peinture impressionniste – suffit (mais encore faut-il y parvenir) à contredire la raideur de l’ordre idéal imaginaire auquel certains rêvent – le beau temps fixe idéal – qui n’est jamais qu’une approximation de la perfection du réel, laquelle est inimaginable. En suggérant cette zone floue du réel (par les feuillets du journal), qui permet l’aléatoire et la liberté, cette peinture réaffirme simplement la beauté de l’existence, ce qui suppose d’emblée la possibilité (et non la nécessité) de s’y salir. Nous sommes au monde. Cette zone floue qui égare aussi bien les obsessionnels de l’ordre qui voudraient évacuer l’aléatoire de l’existence, que les obsessionnels du désordre (que l’ordre évident dans le réel dérange), est peut-être un moyen d’échapper au piège – au filet – de l’imaginaire tyran.