Le paysage et l’imagination nous semblent être à l’opposé. Je pense à la différence entre le soft et le hard, le mental et le physique, entre une pensée et un rocher. Mais je pense aussi à leur équivalence, à la transformation de l’un en l’autre. Par exemple, une pensée peut mouvoir un roc. Une montagne peut inspirer une pensée.
Je pense aux infinis et aux limites. L’imagination est infinie ; le paysage est limité. Comme l’a dit le poète anglais William Blake: «Tout ce qu’on croit est une image de la vérité». Aujourd’hui, pourtant, les satellites ont dessiné la carte de toute la surface de la terre, le paysage en entier, jusqu’à une précision de dix mètres, voire moins.
Mais aussi, le paysage est infini et l’imagination limitée. Je vois une plaine sans fin sous un ciel bleu en pensant à tous les endroits de la terre inaccessibles en l’espace d’une seule vie. Et, malgré tous mes efforts, je ne peux me représenter l’instant de ma mort.
Le territoire inconnu est un aspect traditionnel important de notre environnement, une part vitale de notre structure mentale. I’inconnu qui se trouve de l’autre côté de la montagne, de l’autre côté de la mer, au coin de la rue… inconnu parce que les sens n’y pénètrent pas.
Je repense à ce moment, j’étais enfant, allongé sur le lit, je fixais le plafond sombre, pris de terreur, essayant d’imaginer ce qu’ils entendaient par : « I’univers est infini en espace et en temps». Je me rendais compte que ma compréhension avait des limites.
Puis j’essaie de capter toutes les pensées que j’ai eues depuis. Toutes les directions où mon travail m’a conduit, l’interminable flot des possibilités qui coule à mes pieds. Je m’assois pour écrire ce que j’écris, et j’ai conscience du moi qui pense au moi qui écrit ceci, tout en pensant au moi qui écrit tout en pensant au moi qui…
La perception du temps transforme le paysage en histoire
Les Bochimans du désert de Kalahari en Afrique ont une tradition de récits où les événements des temps mythiques comme des temps mémoriaux se superposent au paysage. Certains lieux naturels déjà chargés d’événements anciens se trouvent réactivés quand on les parcourt en contant leur histoire. Nombre de cultures tribales anciennes partagent cette tradition, en particulier les grands maîtres des sociétés anciennes, les Aborigènes d’Australie, chez qui le degré de sophistication est extrême. C’est probablement la culture la plus ancienne, elle possède des traditions qui remontent à 40 000 ans et qui sont en perpétuelle évolution.
Le concept du Temps du Rêve et ses chants forment un système extraordinairement beau et complexe. Le paysage est traité comme un être vivant et les caractéristiques naturelles sont révélées en tant que lieux où les êtres totémiques d’un temps mythique appelé «Temps du Rêve» émergeaient, entraient et/ou transformaient la surface de la terre. Le paysage lui-même est une empreinte, l’incarnation vivante d’un temps mythique encore accessible aux êtres d’aujourd’hui. Marcher dans ce paysage, c’est redire ces histoires ou plutôt les chanter. Le continent de l’Australie est tout entier traversé de traces représentant les versets d’un chant qui lie les individus de chaque groupe aux temps anciens de la création. En 40 000 ans, la terre est devenue histoire.
Les anthropologues ont aussi répertorié des exemples de perception extrasensorielle ou de communication à distance, chez les Aborigènes, conséquence apparemment naturelle d’une présence sociale continue au cours des millénaires dans cette immensité. De même qu’au cours du temps géologique, le vent et la pluie impriment leur forme au paysage, les effets à long terme de la perception y impriment leur esprit. Le paysage physique se superpose au paysage mental.
Au Japon, qui est moins ancien, la fusion de l’espace intérieur et de l’espace extérieur est également en train de se faire. Que l’on pense à la signification particulière qu’évoquent des noms comme le Mont Fuji, Ise ou le lac Biwa. Lorsqu’il y a présence continue de l’homme sur de longues périodes de temps, les traits géographiques deviennent les points historiques d’un paysage mental.
La raison de la fascination des étrangers pour la culture américaine est également sa difficulté. La présence des Européens, récemment arrivés, n’est pas assez ancienne pour construire vraiment une histoire. Les gens flottent sur la terre, comme des bateaux sur une mer opaque. Le passé le plus fondamental de l’Amérique est d’abord celui de « l’autre », une race séparée de gens dépossédés, rejetés ; et puis il n’est que géographique : la terre nue du Grand Canyon, la Vallée des Dix Mille Fumées… L’idée faussée d’un paysage naturel mort provient du fait de vivre sur une terre sans histoire.
Les images disent des mensonges. La perception est notre façon d’entrer en contact avec le monde, c’est le langage de l’être, pourtant les sens ont traditionnellement été considérés comme source d’illusion.
On parlait avant, à propos de technique d’enregistrement sonore, de fidélité : la fidélité d’un enregistrement. On parle de haute fidélité, de basse fidélité. La vraie question est, bien sûr, fidélité à quoi : à l’objet, la réalité hard, Ou à l’image, la réalité soft?
En télévision, la fidélité a toujours concerné l’image visuelle, pas la réalité, et rarement l’image rétinienne, même si la caméra peut être considérée comme un modèle très grossier de l’œil humain. L’image visuelle humaine, binoculaire, contient des zones de chevauchement, des images doubles, des recoins indistincts, et seule une très petite partie du centre appelée tache jaune (foeva), peut montrer une foule de détails. Mais le logiciel humain, l’esprit, y intègre les informations venues des autres sens, ce qui aplanit tous les problèmes.
Les images artificielles ne représentent pas la réalité avec précision, elles visent l’image et non l’objet, la perception visuelle et non le champ de l’expérience mentale. Par exemple, elles ne montrent pas tous les côtés d’un objet même si nous savons, par expérience, qu’ils existent. La caméra ne voit que trois côtés dans un cube, pourtant nos mains nous disent que les trois autres existent aussi.
La représentation « réaliste », montrer tous les côtés d’un cube comme objet de l’image visuelle, et plus particulièrement de la peinture, s’est estompée en Europe à la fin du Moyen Âge, pour finalement disparaître avec l’apparition du point de fuite dans la perspective. La tradition « photoréaliste », si l’on peut dire, s’est développée à partir de la Renaissance. Le dos de l’objet a disparu. La raison du succès des images artificielles est qu’elles reposent essentiellement sur la connaissance première du spectateur: par exemple, tous les côtés des objets existent bien. En d’autres termes, elles incluent la connaissance de base qu’a le spectateur de leur fonctionnement.
Les êtres humains, par conséquent, ont toujours fait intégralement partie de la technologie des images. La perception est le canal d’accès à l’esprit, et dans les nouvelles technologies, on s’adresse d’abord au corps, l’esprit suit. Ainsi parle-t-on d’«usage facile», de la facilité de l’interface homme/machine, du confort d’utilisation, de l’exactitude de la perception humaine. Pour augmenter la concentration et l’implication, le cinéma a recours à la salle noire, aux sièges confortables et à un écran large qui occupe pleinement le champ sensoriel. Whilhelm Reich, le psychologue autrichien emprisonné dans son pays à cause de ses travaux (trop précis et trop dérangeants pour l’establishment), s’était rendu compte que dans les sociétés industrielles fragmentées, on négligeait le corps. Sa thérapie se fondait sur la guérison du corps par le toucher pour parvenir à l’esprit. “ Quand je pose les mains sur le corps, disait-il, je pose les mains sur l’inconscient. ”
La terre est le système de haute définition ultime.
La haute définition signifie une précision plus grande. C’est la station suivante dans un long parcours. Allons jusqu’à la dernière; quelle est la précision maximale ? II faut d’abord se rendre compte que la réalité même n’a pas de précision. La précision est une caractéristique de l’image. Cela dépend de celui qui regarde ou de ce avec quoi il regarde, pas de ce qui est vu.
La réalité même est «précisable» à l’infini. La précision ultime a donc un rapport avec l’échelle. Si vous grossissez la réalité, vous traversez divers plans de signification : d’abord le monde familier; puis le macroscopique, la vision des fourmis ; puis le microscopique ; le moléculaire ; l’atomique… C’est l’approche physique. Son histoire est longue, dans la culture occidentale. D’une certaine façon, on peut considérer l’histoire des sciences comme un voyage à travers des échelles de réalité de plus en plus raffinées. L’espace augmente à mesure que la connaissance augmente. Les limites de l’approche physique apparaissent peu à peu, quand on avance vers la fin de l’ère mécanique. Hollis Frampton, le grand cinéaste américain d’avant-garde, appelait le cinéma «la dernière machine». II disait que c’était «aussi près du software que l’ère de la machine a pu l’être». A l’ère du software, on transforme l’échelle en information, en langage. On pénètre dans l’énorme gros plan d’une chevelure humaine et, en nous approchant des images de molécules en action, on rencontre un brin d’ADN – la forme du code, la configuration de l’information – et une nouvelle profondeur peut se créer.
À l’ère du software, on commence à se modeler sur le processus de l’information et non sur celui de la construction de la machine. Les limitations sont surtout des frontières locales définies par l’absence de translations et de transformations adéquates. Et, comme la présence de l’homme à un endroit donné, sur une longue période de temps, crée une histoire, le paysage de l’image électronique commence à créer une couche d’archéologie mentale. Voilà le monde que nous apprenons à habiter à mesure que les images deviennent des outils.
«Hardware» égale «software»
L’une des sources originales de toute philosophie est le paradoxe du hard et du soft : le corps et l’âme, le monde physique extérieur et le monde des pensées et des images intérieures. L’un des grands mystères de la vie et l’avantage des mystères, au sens classique du terme, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’être résolus mais seulement vécus. Les grands mystiques de l’histoire baignaient dans le mystère. Leur but était de traduire des expériences et non des images ou des descriptions.
La technologie, en particulier la technologie de l’image, se trouve à la frontière de ces mondes. Un téléviseur débranché n’est pas la télévision. Les temps sont révolus où nous pouvions dissocier le software du hardware. Attitude irresponsable et impraticable. II s’agit d’un système de vie total. Le software et le hardware ont toujours été liés, depuis le jour où nos ancêtres les singes ont pris le premier outil pour modeler la nature. Le hardware a toujours pour origine une pensée, un désir ou un besoin. La chaise : être assis en hauteur et confortablement. Le télégraphe : parler à distance. Tout vient de l’interaction entre l’esprit et la nature. Autre exemple: le paysage urbain contemporain est modelé par l’argent. Le désir de gagner de l’argent crée la forme. Suzuki Shunryu Roshi, le maître zen qui a fondé le centre zen de San Francisco, disait à propos de la peinture : «Quand on prend le pinceau, on connaît déjà l’aboutissement de la peinture sinon on ne peindrait pas.»
L’avenir de la technologie est l’avenir de ce qui est réel
Chaque pas de l’évolution technologique nous rapproche de notre idéal d’une qualité de plus en plus grande, cela signifie créer des choses qui ressemblent de plus en plus à la nature. La proportion de bruit de fond dans le signal se rapporte à la pureté du signal et désigne en termes techniques la mesure de la puissance d’un bruit chaotique dans une zone désorganisée. On pourrait aussi parler de la « proportion de bruit de fond dans la vie ». Jusqu’à quel point peut-on se rapprocher de la véritable nature des choses ? Le but implicite de nombre de nos efforts, y compris le développement technologique, est l’éradication de la proportion de bruit de fond dans le signal, c’est-à-dire finalement l’état d’ultime transparence où on ne perçoit pas de différence entre la simulation et la réalité, entre nous et l’autre. On peut penser à deux amants liés dans l’extase de l’étreinte. On peut penser aux évocations futuristes de la stimulation directe du cerveau pour susciter les expériences et les souvenirs. On peut penser aux expériences de drogue – Le L.S.D. comme projection de film interne. Grâce au progrès des recherches sur le cerveau, il sera possible d’avoir accès aux images intérieures, mais l’expérience pure, transparente, restera sans doute une visée inaccessible, implicite la mesure du connaisseur et l’impulsion pour aller plus loin dans le raffinement.
En tant qu’êtres humains, nous avons besoin de limites et de frontières qui fonctionnent. Notre système nerveux enregistre les différences. Les frontières créent des frictions, et donc de l’énergie. Les limites existent en tant que défis qui provoquent les moyens de les transcender, les moyens de nous propulser en avant, de nouvelles limites apparaissent une fois qu’on est arrivé – comme le mirage qui ne cesse de reculer devant nous sur la route en été.
La technologie nous pousse constamment à nous demander ce qui est réel. La télévision est-elle réelle ? Certains répondent non, pourtant elle a plus d’effet sur les gens aujourd’hui que le paysage naturel.
Quand on leur demande ce qui est réel, la plupart des gens se tournent vers le dedans, l’expérience individuelle. Ils pensent au jour où ils se sont cognés la tête contre un rocher, au visage de leur mère ou à la perte de leur travail. Ils ne pensent pas nécessairement à eux-mémes tels qu’ils sont au moment où la question leur est posée. Ce dont ils parlent fait partie de la mémoire, des images mentales. La mémoire est le lieu de résidence de l’expérience de la vie, l’assemblage qui révèle et/ou fabrique de l’ordre et du sens. Ce qui est réel, donc, c’est ce qui a une signification psvchologique. Autrefois, le mythique et le symbolique étaient réels. Aujourd’hui, influencés par la science physique, nous croyons que les objets du monde physique sont réels. Pourtant, nous sommes entourés d’images électroniques et d’informations transmises. Hollis appelait le mouvement des images « mouvement de la conscience humaine. Les images poursuivent notre vie mentale, disait-il, que nous le voulions ou non ».
Nous sommes déjà, et nous avons toujours été, dans un paysage de perception imaginaire.
«Perception, technology, imagination, and the landscape». — Enclitic. — Vol. 11, nº 3 (July 1992). — P. 57-60. — Originalement publié lors d’un colloque au Tokyo Spiral Festival, août 1989
Texte repris dans le livre « la vidéo entre art et communication », Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris, 1997