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Nyx : La Nuit, Rousseau
« De nuit l’âme prend contact avec elle-même, sans miroir, sans langage et sans théorie. […]. L’âme est connue dans la nuit, plus qu’elle ne connait, par ce qui la meut dans sa vie même, le Désir. » [[La voie du désir, J-F. Froger, Editions DésIris, 1997]]
L’histoire d’Eros et Psyché telle que nous la recevons à travers Apulée dans les Métamorphoses [[Le conte de Cupidon (Eros) et Psyché (ou Amour et Ame) commence au Livre IV (Chap. XXVIII) et se termine au Livre VI (chap. XXIV) des Métamorphoses ou l’Ane d’or, d’Apulée. La présente lecture du mythe s’inspire de l’interprétation qu’en donne Jean-François Froger dans La voie du désir selon le mythe Eros et Psyché (avec une trad. du texte d’Apulée par Bernard Verten), Editions DésIris, 1997.]], et particulièrement la fin, nous éclaire sur les enjeux d’une expérience où le « Beau » est vécu, malgré soi, comme le premier degré du terrible, selon le mot de Rilke.
Quelle est la fin du conte ? Avant le dénouement heureux de l’histoire, l’élévation corps et âme par grâce de la jeune fille (Psyché), belle comme Aphrodite, jusque dans l’Olympe où elle boira la coupe d’ambroisie pour être unie à Eros, l’époux divin, Psyché doit se rendre aux enfers afin d’y prélever dans un coffret, comme l’exige Aphrodite, un peu de beauté divine. Aphrodite, mère d’Eros, jalouse en réalité de Psyché à cause du culte indu que les hommes lui rendent en raison de sa grande beauté, tend un piège à la jeune fille pour l’éprouver quant au rapport illusoire qu’elle entretient avec la beauté et l’amour. Psyché (notre psyché) déjà à bout de force à ce moment de l’histoire, n’a d’autres alternatives que de répondre aux exigences de la déesse, mais sortant des enfers, une fois revenue à la lumière, succombe encore à son irrépressible envie de voir :
« Me voici bien sotte, dit-elle de porter la beauté divine, sans en prélever même un tout petit peu pour moi, afin de plaire ainsi à mon bel amant… ! »
Elle ouvre donc le coffret et dedans : « […] Rien du tout. Pas la moindre beauté, rien qu’un sommeil des enfers, un vrai sommeil du Styx, qui s’empare d’elle dès qu’elle le libère en soulevant le couvercle. Un épais brouillard de sommeil léthargique se répand dans tous ses membres, la fait tomber sur place, en plein sentier et la tient en son pouvoir. Et elle gisait immobile et n’était plus qu’un cadavre endormi ».
Le bel amant en question, c’est Eros lui-même, le dieu du désir primordial, à qui Psyché, dans sa naïveté, voudrait bien plaire. Et si ce n’était la compassion du dieu, qui vole aussitôt à son secours, Psyché serait bel et bien morte dans la pleine lumière du chemin qui sort des enfers à cause de la vaine curiosité qui l’anime. Eros « éponge avec soin le sommeil et le remet à sa première place dans le coffret, puis il éveille Psyché en la piquant légèrement d’une de ses flèches sans lui faire de mal. « Voici, dit-il, pauvre petite, que tu avais à nouveau péri, victime de la même curiosité… »
Le rapport de Psyché, de notre psyché, à la beauté peut donc, sans le secours du dieu (de ce dieu en particulier), être mortel. Ce rapport mortifère des hommes à la beauté a pour origine, selon le mythe, une faute réelle de Psyché envers la divinité.
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Psyché ne voit pas encore, quand elle revient à la lumière, qu’elle doit être unie à sa propre cause qui est le désir primordial (Eros, le dieu Amour) pour contempler la beauté divine. Or, elle doute quand elle sort des enfers que sa propre beauté manifestée à la lumière jusque dans les choses mêmes qui l’entourent est celle d’Eros qui aime en elle comme de loin, à travers toutes choses, quand bien même elle ne le voit pas, et qu’elle n’y peut rien ajouter. Croire qu’elle peut plaire à Eros, et qu’elle peut ajouter quelque chose à ce qui est déjà, c’est encore se séparer de sa propre cause, et désirer d’un désir d’emprunt, illusoire, ce qui revient à mourir. Ce qu’elle trouve dans le coffret selon son vain désir, plaire à son bel amant, c’est le vide mortel qui à force d’être recherché finit par se laisser trouver, dans les enfers, ou Aphrodite l’envoyait chercher, par jalousie, un peu de beauté divine pour qu’elle meure d’envie de s’en emparer alors que la beauté ne peut être saisie. « La beauté, en effet, n’est rien en elle-même, et son essence est d’être la splendeur de l’amour.»[[Idem]]
Si Psyché meurt, c’est parce qu’elle sépare, par curiosité, la beauté qui la ravit du désir primordial. La beauté, en effet, selon le mythe, n’existe pas en soi. Elle est manifestée dans une relation avec le monde des dieux. De même, le culte quasi divin dont la jeune fille est l’objet de la part des hommes qui admirent sa beauté sans reconnaître la divinité qui en est la cause, provoque la colère d’Aphrodite, à qui seule un culte devrait être légitimement rendu. Les hommes en admirant la beauté de Psyché (de leur psyché) honore ainsi sans le savoir la beauté d’une image mortelle de l’amour en séparant par vanité la beauté du désir primordial divin, puisque Psyché, leur psyché par cette séparation reste mortelle. Cette séparation signifie en effet la mort. Si l’objet d’ admiration des hommes à travers la beauté du réel est bien l’amour divin, ils se méprennent toutefois sur la véritable nature de Psyché (de leur psyché) qui est incapable de concevoir Eros, le désir divin. C’est Aphrodite selon le mythe qui conçoit, enfante, rend présent le dieu Amour dans le monde. Aphrodite, mère d’Eros, déesse de la beauté et de l’amour, mère antique de la nature, […] origine première des éléments, […] est une figure de la Beauté transcendante, éclat du Désir primordial dans le monde. Si Aphrodite est divinement belle, c’est parce qu’elle revêt toute chose de la splendeur de l’Amour qui l’habite, lequel parait dès l’origine de la vie. C’est pourquoi, chez Hésiode par ex. Eros est un dieu primordial, qui précède celle qui l’enfante.
L’ irrépressible envie de voir et de saisir la beauté de la part des hommes est pourtant légitime puisque cette curiosité répond au désir très profond en Psyché, en notre psyché, d’épouser Eros le dieu du Désir primordial. Mais, l’erreur sacrilège est de croire que cela puisse être en s’emparant, comme un voleur, de ce qui est rendu présent par le désir divin à travers la beauté, la volupté.
La seule issue pour Psyché pour échapper à ce rapport mortifère à la beauté sera d’être unie sans partage à sa propre cause, Eros, dont elle porte l’image en tous lieux, pour concevoir ce qu’elle désire à travers la beauté – la volupté – qui sera le fruit de son union avec le dieu, laquelle, nous prévient Apulée, peut-être divine ou mortelle[[Dans le conte, l’union d’Eros et Psyché donnera naissance à une fille nommée Volupté, légitimée dans le monde des dieux parce que Psyché, après avoir été rudement éprouvée par sa belle-mère Aphrodite, est devenue capable de l’Amour]]. Or saisir l’Amour est à jamais impossible sans être ravi par la grâce. C’est donc l’Amour même qui enlèvera Psyché au début de l’histoire.
Ainsi, le ravissement de la beauté est-il toujours causé par Eros qui aime en Psyché. La beauté échappe en effet à toute saisie « parce qu’elle n’est pas propre à une chose ou à un être, ou à soi-même, mais sourd en toute chose comme le témoignage silencieux de la grâce ». C’est en réalité « un transcendantal impossible à saisir, mais qui saisit » [[La voie du désir – J-F. Froger, Editions DésIris, 1997]].
On reconnait ici les propos du cinéaste Jean-Claude Rousseau :
« Chercher à voir ne sert pas à grand-chose, c’est plutôt trouver, et être d’une manière inattendue, saisi par ce qui se trouve, ce qui se présente, au sens où surgit une présence d’une force que le reste n’a pas ». Et puis : « la beauté ne se voit que dans la contemplation, jamais dans l’observation. […] Etre dans les dispositions où la beauté se révèle, où l’art se fait, ce n’est pas du tout confortable. On est plus ou moins disposé à cela, à souffrir cela, en tous cas à courir le risque d’une disparition. »
Disparition de quoi, ou plutôt de qui ? De l’homme extérieur, mondain, toujours mu par un désir mimétique, d’emprunt, lequel ne propulse pas la vie mais se contente de l’imiter, de loin… Ce qui signifie une chose très importante : l’homme n’est pas tout à fait né tant qu’il ne désire pas selon le désir primordial dont l’origine est divine.
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C’est par un oracle que le père de Psyché, soupçonnant la colère céleste d’Aphrodite, est averti du destin divin de sa fille, mais cet oracle d’Apollon, dieu de la divination, de l’harmonie et de la lumière, est plutôt funeste :
« Sur un roc, au sommet d’une montagne, roi, expose la jeune fille parée des ornements d’une noce funèbre. »
Psyché, se prépare donc à ses noces funèbres, seule, abandonnée de tous sur son rocher, quand elle est enlevée, par la force du désir inconnu, sans rien désirer par elle-même, jusqu’en la demeure du dieu Eros. C’est précisément ici, quand elle est exposée sur ce rocher solitaire, qu’elle commence à mourir à l’illusion de posséder en propre la beauté et l’amour. Autrement dit, sans le vouloir, c’est ici que Psyché portée par le souffle divin lui-même (Zéphir), commence à s’approprier, en s’unissant au dieu, sa propre essence dont le spectacle du monde, dans sa visibilité immédiate, est un reflet. Il faut entendre ce que dit Cézanne sur le sujet :
« Il y a des jours où il me paraît que l’univers n’est plus qu’une même coulée, un fleuve aérien de reflets, de dansants reflets autour des idées de l’homme… Le prisme, c’est notre première approche de Dieu, nos sept béatitudes, la géographie céleste du grand blanc éternel, les zones diamantées de Dieu…»[[Propos rapportés par Joachim Gasquet dans Cézanne, Paris, Bernheim jeune, 1921.]]
Il se trouve que le mot latin, scopulus, qui désigne dans le texte ce roc sacrificiel, vient d’une racine évoquant la vision. La langue française en a conservé la trace dans le suffixe scope, pour la construction de mots comme périscope (regarder autour), cinémascope, par ex. [[Scopulus, mot latin qui désigne le rocher, emprunté au grec skόpelos (σκόπελος), qui signifie le rocher, ou le promontoire ou encore l’acropole. Ce terme grec est lié au verbe σκέπτομαι et à σκοπέω, qui signifie, voir, regarder, examiner]]. Par son étymologie, il évoque aussi le mot speculum, le miroir, lequel est appelé en français Psyché pour désigner un grand miroir. Ce rocher paradoxal qui est un lieu de vision, de ravissement et d’aveuglement, de renoncement, n’est pas sans évoquer le motif selon Rousseau, « ce lieu qui est le véritable motif de l’œuvre ». De ce lieu « on est tenu écarté, on ne peut qu’en faire le tour, ouvrir le compas. Il n’y a pas d’autres moyens de le faire paraître que de décrire la circonférence. Le motif est là où perce la pointe du compas. Il est cette entaille, ce manque, il n’est rien »[[Présentation du film Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, texte de Jean-Claude Rousseau, 1988]]. Le motif, ce qui met en mouvement, lieu de supplice apparent, devient un lieu de passage, tout comme le rocher sacrificiel dans le récit mythique est le point de départ du transport de Psyché d’un lieu vers un autre, d’un état vers un autre. Le sacrifice étant une transformation, Psyché ne sera plus la même après le transport vers le palais d’Eros.
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Tout le dispositif cinématographique de Rousseau semble ménager sans préméditation aucune, le dévoilement de ce lieu où s’origine le désir primordial, en le suggérant par des voilements successifs, paradoxalement, de ce qui nous en éloigne. D’où l’absence de projet dans son cinéma. Le motif est réellement inconnu parce qu’il ne peut être que dans la nuit du désir en Psyché, laquelle ne connait Eros que par la présence dont elle s’imprègne nuit après nuit tandis qu’elle ignore son visage. Psyché en effet, dans le conte, ne voit pas Eros, dans le palais d’Eros. Le dieu s’évanouit dès l’aube d’entre ses bras. Elle entend par contre sa voix au cours d’entretiens et connait sa présence lors d’enlacements nocturnes mais l’ordre impérieux du dieu à sa Bien-Aimée est qu’elle ne cherche jamais à voir son visage « car si tu le vois, tu ne le verras plus. »
Cette connaissance de nuit est une connaissance de présence, d’où la lumière est exclue. Autrement dit toute représentation sépare de la présence. Le dieu, en effet, s’envolera dès que Psyché cherchera à connaitre, avant l’heure dite, l’aspect de ce mari fuyant la lumière. C’est en suivant le mauvais conseil de ses sœurs jalouses que Psyché projettera de tuer l’époux divin s’il est ce monstre qu’elle imagine à défaut de le voir, en se munissant d’une lampe et d’une « lame ». Cette erreur sera la cause de l’envol du dieu, de la disparition du désir qui sera le commencement des malheurs de Psyché.
On connait les propos de Rousseau à cet égard :
« L’art n’est pas une représentation mais une présence véritable, évidente sans motif justificatif. Le film ne cherche pas la représentation. »[[Idem]]
Cette nuit originelle, au contact d’Eros, érotique d’abord au sens premier du terme, est forcément pleine d’angoisse. C’est la nuit aux ailes noires chez Aristophane qui dépose dans le sein du sombre et profond Erèbe, un œuf né du vent, qui deviendra Eros, l’amour aux ailes d’or étincelantes. Le lieu originel du dieu est obscur. « Le désir est en réalité une chose beaucoup plus noire, beaucoup plus atroce, que les sociétés modernes ne le présentent ». Ce lieu du désir, réfère pour les hommes au lieu inconnaissable de leur propre conception, et à la fascination sexuelle qui l’accompagne. « Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu. Noire est la colère que l’autre ne soit pas là ». Qui donc est l’autre, celui qui me conçoit ? « Le vieux mot grec « cholère » veut dire noirceur ». La contemplation de la beauté passera nécessairement par cette nuit originelle de la fascination sexuelle, de l’inquiétude sexuelle, « parce que le fond du désir est un rayon de ténèbre».[[La nuit sexuelle, Pascal Quignard – Flammarion, 2007, pour les citations en italiques de ce paragraphe.]]. Qu’est-ce que regardent les hommes dans le film de Rousseau « La Vallée close » quand ils regardent le lieu de la résurgence de la Sorgue à Fontaine-de-Vaucluse, sinon la nuit de leur propre conception, qui fut évidemment érotique, où on ne voit rien ? « La mère absente est noire » et «l’enfant», si l’on en croit Quignard, « veut rencontrer le sexe qui l’a fait dans la vulve qui l’a abrité », ou plus exactement ce qui est signifié par le sexe analogiquement…
De ce lieu « on est tenu écarté, on ne peut qu’en faire le tour, ouvrir le compas. Il n’y a pas d’autres moyens de le faire paraître que de décrire la circonférence. Le motif est là où perce la pointe du compas. Il est cette entaille, ce manque, il n’est rien ».[[Présentation du film Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, texte de Jean-Claude Rousseau, 1988]]
Se concevoir, dans une relation ajustée au monde, à sa propre généalogie, et à la divinité. La beauté du monde réfère à ce lieu de la conception, à l’Eros primordial, et à la volupté qui en découle ; laquelle, nous prévient Apulée, peut être divine ou mortelle. Divine si Psyché, qui la contemple, consent à naître vraiment à sa véritable nature ; mortelle si elle succombe à l’exclusive fascination sexuelle de devoir naître seulement pour mourir (en mourant d’un désir d’emprunt). Eros, vu à travers le prisme des fantasmagories mortelles, est une illusion monstrueuse. Et il demeure illusoirement ce monstre tant que l’homme associe le rapt de la volupté sexuelle à celui de la mort, tant que la nuit de la conception – la nuit tout court – est confondue avec la mort, à cause de cette cholère d’être né et d’avoir à mourir, qui trouble si profondément les hommes aux tréfonds de leur Psyché, malgré beaucoup d’efforts pour s’en divertir. C’est à dire quand l’homme se conçoit exclusivement comme un être généalogique privé de toute transcendance. Car c’est aller un peu vite en besogne, que de prétendre, comme on le fait aujourd’hui, que la conception d’un homme n’est qu’une affaire généalogique, biologique. Le lieu de la conception de l’homme est bien plus mystérieux que nous ne le pensons et totalement inimaginable. Tout l’enjeu de l’existence est de consentir à naître vraiment (et non pas à mourir), non seulement de consentir à quitter la matrice maternelle totalement corps et âme, mais aussi la matrice de l’univers qui nous met au jour pour naître à notre véritable nature. Car nous sommes réellement mis au jour, nous sommes nés, pour naître encore à nous-mêmes en étant plongés dans les eaux noires et fécondantes de l’Esprit. Si « La lumière, les couleurs claires de ce fait ont un sens : c’est [pour] faire venir. […] [pour faire] naître. [Pour] faire jour » dans notre âme. [[La nuit sexuelle, Pascal Quignard, Flammarion, 2007]].
Le rapport de Psyché à la beauté sera donc toujours ambigü. Un jour, il semblera l’expression de notre vie même, un autre celle de notre mort même. Il faudra donc choisir celui qui nous désire pour nous faire connaître le véritable amour.
Psyché dans le conte se laissera conduire, aimer (même de loin à travers les éléments du monde), par Eros le Désir divin qui par grâce élèvera sa bien-aimée jusque dans l’Olympe où elle boira la coupe d’ambroisie quand elle sera devenue capable d’aimer après avoir été durablement éprouvée.
L’un des mérites du cinéma de Rousseau est de rappeler obscurément à notre mémoire ce fond de nuit noire comme lieu de conception où s’origine le désir primordial, et celui-ci, parce qu’il nous faut naître assurément est d’abord, en dépit de ce qui nous aveugle, le lieu d’un désir rationnel. C’est en réalité le lieu d’un choix, celui de se concevoir soi-même. Or, pas moyen de se concevoir soi-même sans retourner comme par égarement dans la chambre nuptiale où l’on a été conçu, laquelle conception est toujours le fait d’une relation, pour se rendre compte d’ailleurs que cette chambre n’est qu’une figure du Lieu de conception véritable. Ainsi, la contemplation de la beauté du monde obéit-elle toujours obscurément au désir de naître de nouveau dans une relation ajustée au monde, à la divinité, et à soi-même. Contempler les éléments du monde comme images du lieu nuptial à travers la chambre noire en se laissant guider par le dieu du désir primordial est, me semble-t’il, l’une des intuitions à la fois très simple et très profonde exprimée dans le cinéma de Rousseau. C’est en ce lieu du désir primordial, que la pulsion de conformation sociale si puissante en chacun de nous, nuisible à Psyché pour naître vraiment, s’éteint, pour que paraisse cette beauté de la raison, du Logos, qui a plus à voir avec Eros qu’on ne voudrait le croire, parce qu’elle est ce sursaut qui préside à une nouvelle naissance. C’est pourquoi ce lieu est le plus désolé qui soit, celui de la plus grande solitude, quand l’amour aux ailes d’or étincelantes ravit au monde éphémère Psyché sa bien-aimée pour en faire son épouse. Psyché en épousant Eros épouse en réalité sa propre cause, et commence à s’approprier sa propre essence, de source divine parce que le désir de source divine est cause de soi.[[La voie du désir, J-F. Froger, Editions DésIris, 1997]]
Ainsi, le rapt de la beauté est-il toujours le signe, selon le mythe, que c’est Eros le dieu du désir primordial qui aime en nous-mêmes ; et nous qui « avons besoin très vite, à peine nés, venant du fond d’absence, de quelque chose [qui] nous regarde, nous appelons cette chose qui surgit dans le noir, dans l’abandon, dans le vide, dans la faim, dans la nuit, dans la solitude, une image.», ou plutôt l’Image, comme dirait Rousseau. [[La nuit sexuelle, Pascal Quignard, Flammarion, 2007]]. [[Les cinq images présentées dans ce texte sont issues des films de Jean-Claude Rousseau. « Les antiquités de Rome (1989) » pour la première, « La Vallée close (1995) » pour les deux suivantes, « Festival (2010) » pour les deux dernières.]].