pour quoi j’écris ?
j’écris pour voir
j’écris pour ne pas être vu
j’écris pour ne pas disparaître
j’écris pour disparaître dans ce que j’écris
j’écris pour prouver qu’il n’y a rien à écrire de ma vie
j’écris pour annuler l’idée que le je existe
j’écris sans amour
j’écris par amitié
j’écris à qui veut
j’écris à la femme du soldat inconnu
j’écris pour leurrer
j’écris pour ajouter de la matière à la matière, pas pour être juste
j’écris pour de la matière sans qualités, la plus nulle possible
j’écris non pas pour brouiller les pistes, mais les multiplier
j’écris au présent pour m’assurer que le temps n’existe pas
j’écris au passé pour croire qu’il existe plusieurs temps
j’écris au futur si j’ai le temps
j’écris pour ne pas avoir à décider s’il faut parler, ou se taire
j’écris par exigence du travail de la pensée, en réaction à la peur que j’ai du travail physique
j’écris pour faire croire qu’il y a un lien entre pensée et pratique, alors que je ne fais pratiquement rien sinon écrire ce que je pense
j’écris sans penser, pour me faire mal aux mains
j’écris mal, de la main droite, alors que j’aurais pu apprendre à écrire de la main gauche
j’écris pour faire naître une voix qui n’est pas la mienne, mais que je dois connaître pourtant bien
j’écris pour entretenir le mystère qui relie la voix muette et la voix physique
j’écris pour ne pas avoir affaire à la conscience, ni à l’inconscient
j’écris dans le doute
j’écris pour figer une forme précise du doute
j’écris avec moral, même si je n’aime pas ça
j’écris l’inverse de ce que j’aurais pu dire lors des moments décisifs de ma vie
j’écris pour repousser l’attrait du romantisme, avec lequel j’ai grandi
j’écris pour m’assurer que c’est bien de ma faute si je n’ai pas assez écrit auparavant, et que je n’écrirai plus un jour
j’écris pour que le langage ne s’adresse à personne
j’écris pour m’éloigner des humains et me rapprocher des animaux, imaginant qu’ils me comprennent mieux car ils n’ont pas à me lire
j’écris quand la nuit tombe
j’écris pour me réconcilier avec l’espèce
j’écris pour chavirer dans le balbutiement
j’écris sur la table rase, où gisent mains coupées et langues avalées
j’écris pour devenir l’œil animal