Texte de Jean-Claude Rousseau – 1988.]], le cinéaste Jean-Claude Rousseau écrit qu’« il suffit de dessiner un fragment du cercle pour révéler le cercle entier et reconnaître le centre sans qu’il soit montré. » Dans l’univers cinématographique de Rousseau il faut entendre par là que le film sans projet « est fait d’images trouvées, de rencontres accidentelles, de correspondances imprévues »[[ibid.]]. Les éléments, épars, gravitent sur une même ligne autour d’un centre qui est le motif ignoré du film.
S’il est facile d’imaginer la courbure régulière d’un cercle a priori, il est en réalité impossible de tracer un fragment de cercle. Ce que l’on trace à main levée est un fragment d’une figure irrégulière dont le centre est inconnu.
Cette distinction entre le cercle et le rond peut sembler à courte vue de peu d’intérêt sauf si l’on s’interroge sur l’idéal de perfection qui modèle nos comportements, à notre insu, bien plus que nous ne le pensons.[[Cette réflexion sur nos représentations a priori de la perfection, illustrée par l’exemple du cercle et du rond, est alimentée par les travaux de l’exégète contemporain, Jean-François Froger.]]
L’idée de perfection n’a guère le vent en poupe aujourd’hui, apparemment. Pourtant, si l’on demande à quelqu’un de choisir la figure la plus parfaite entre le cercle et le rond, il choisira curieusement toujours le cercle parce que le cercle est une figure d’ordre. Le cercle en effet obéit à une définition mathématique qui suppose que les points d’une courbe sont tous équidistants d’un centre. Autrement dit chacun présume arbitrairement pour juger de la perfection d’une chose que l’ordre est supérieur à l’aléa. Nous situons donc de manière irréfléchie la perfection dans notre esprit du côté de l’ordre. Le problème c’est que notre existence est pleine d’aléas, qu’elle est un mélange d’ordre et d’aléa. Nous sommes tributaires de lois et heureusement sujets à des évènements aléatoires.[[Pour mémoire le mot latin aléa signifiait jeu de dés.]]
Il serait bien évidemment étrange et tout aussi arbitraire de privilégier le seul aléa pour juger de la perfection des choses et si l’on tient à parler de la perfection d’une chose qui existe, celle-ci tiendrait plutôt dans ce mélange d’ordre et d’aléatoire qui la caractérise dans la contingence, ce qui la rend à la fois vulnérable et insaisissable.
Les hommes hantés par la mort aimeraient volontiers se satisfaire d’un monde entièrement déterminé, ordonné, comme l’idée de cercle est déterminée par une formule mathématique, mais c’est heureusement impossible, sauf à vouloir exercer un gouvernement tyrannique sur le monde.
L’avantage des ronds sur les cercles, c’est qu’ils existent, et qu’ils contredisent une certaine idée de perfection impossible à l’homme, une perfection imaginaire tyrannique qui n’existe que dans l’esprit, comme l’idée mathématique du cercle n’existe à jamais que dans l’esprit de l’homme.
Les idées bien évidemment sont utiles mais elles sont une simplification du réel, et il n’y a, en définitive, aucune raison de situer la perfection du côté d’un ordre idéal. Le rond d’un verre ou d’une assiette peut être filmé parce qu’il existe, mais il n’obéit jamais absolument à la règle mathématique qui gouverne le cercle parce que le rond d’un verre est en interaction de fait avec ce qui l’entoure. Sujet à de nombreuses influences, il varie, il s’use par exemple. Et le cercle tracé à l’aide d’un compas, n’est pas plus régulier que cela vu de près.
[[Image extraite du film de J.C. Rousseau : De son appartement, 2007]]
Les hommes qui existent parmi les choses sont évidemment sujets, comme tout ce qui existe, aux subtiles interactions des choses entre elles, lesquelles sont imprévisibles. Et c’est bien une constante dans le cinéma de Rousseau de montrer que le motif du film, bien réel, ne peut qu’être ignoré d’abord, que le centre de cette figure irrégulière que dessine le film ne peut être connue par avance parce que l’existence est réellement inimaginable, parce qu’elle est un subtil mélange de lois et d’aléa, lequel ne saurait être prévu. Ce centre est dans la nuit.
Comment dès lors, consentir à l’existence réelle quand celle-ci est un mélange (souvent confus) de règles, d’habitudes, et d’imprévu ? Ou quelle est, si l’on veut en rendre compte dans un film, le centre, le motif ignoré, d’une figure irrégulière?
Il existe une méthode enfantine qui permet de déterminer le centre d’un rond tracé à l’aveuglette, sans calcul, à la main, le centre d’une figure découpée à la va-vite dans un morceau de carton par exemple. Celle-ci consiste à suspendre le rond à un fil par un point quelconque choisi sur le bord de la figure, puis à tracer une ligne dans la continuité du fil sur le rond quand celui-ci se stabilise dans l’espace.
Renouvelant l’opération, il faut ensuite choisir un autre point de suspension et tracer une seconde ligne traversant le rond. Le point d’intersection des deux lignes est le centre du rond, le centre de gravité qui est le point d’un corps situé de telle façon qu’une force appliquée en ce point tiendra le corps en équilibre (Littré).
Les éléments du monde contemplés dans les films de Rousseau jouent le rôle de ces points de suspension choisis sur le bord d’une figure irrégulière, révélant le centre de gravité qui ne se trouve nulle part ailleurs qu’en la nuit noire du désir de Rousseau lui-même, dans ce lieu où perce la pointe du compas si l’on tient à reprendre l’image du cercle évoqué par le cinéaste.
Ce centre que l’on s’imagine d’abord dans un ailleurs indéfini, à l’extérieur de soi, ressemble pour un temps au centre attracteur d’un labyrinthe, comme celui de la cathédrale d’Amiens par exemple.
Qu’y a-t-il au centre du labyrinthe ? Rien. Et c’est la grande déception des hommes. C’est le chemin dans le labyrinthe qui importe parce qu’il couvre la totalité d’un territoire qu’il s’agit d’arpenter.
Pourquoi faut-il marcher ? Pour se guérir d’une certaine boiterie, d’une boiterie du désir, celui de faire des films (ou de faire n’importe quoi d’ailleurs) selon une idée fausse de la perfection.
On arrive au centre du labyrinthe seulement après avoir parcouru tout le territoire parce qu’il y a dans ce genre de figure un seul chemin (le trait en noir) qui passe et repasse plusieurs fois dans les mêmes zones sans jamais repasser exactement au même endroit.
C’est ainsi, malgré soi, par étourderie dirait Rousseau, que l’on devient géographe, (etym.) capable de déchiffrer l’écriture de la terre, laquelle éveille à mesure le sens d’une autre écriture, céleste celle-ci, qui par la médiation des choses, à l’intérieur du labyrinthe, se révèle. Une fois au centre du labyrinthe ou il n’y a rien – excepté soi-même évidemment, ce qui n’est pas rien – il faut simplement ressortir, car il n’y a pas grand intérêt à rester seul avec soi-même au centre du labyrinthe [[En réalité, sur le pavage du centre du labyrinthe de la cathédrale d’Amiens il n’y a pas rien, mais, entre autres figures une représentation de la Croix orientée vers les points cardinaux. Ce qui laisse à penser qu’un homme au centre du labyrinthe a la possibilité de s’orienter de nouveau après avoir cru s’être égaré.]].
Mais c’est ici, au cœur de la figure, en ce point ou une force appliquée, contraire à l’attraction terrestre donc, tiendra le corps en équilibre que l’on aura une chance d’entrevoir l’image du monde équilibrée en soi-même, laquelle deviendra peut-être par un travail patient d’équilibriste des images et du son, le motif d’un film. Cette force est, sans nul doute, celle du désir.
Le territoire parcouru révèle une image de sa propre âme vaste comme l’univers, là où l’on se trouve momentanément, en ce lieu inimaginable ; c’est pourquoi il est possible de l’arpenter de son appartement par ex. [[En référence au film de Jean-Claude Rousseau intitulé « De son appartement » (2007).]]