Les gens heureux – L’épicerie comme une église

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Texte de Bruno Le Gouguec. Peinture de Franck Réthoré. 2010

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L’usure, la nuit, de mon vêtement se fait plus sentir à cause de mes poches trouées ou je glisse des mains rouges, car çà y est le froid tenaille et je marche désormais à l’unisson des âmes de ce quartier, sous la férule de ses dieux obscurs. Je vais à l’épicerie du boulevard Stalingrad acheter du vin et des oeufs. Des images sur les affiches rendent plus cruels encore les décors du ciel de tout le monde avec leurs allures de foire finie au royaume des enfantillages et des dieux rogues. Ceux-là ont fait du ciel un grill sur la terre où domine secrètement la crainte, et leurs mensonges rendent la chair plus hypocrite encore. Et moi, me dis-je en marchant, quel est mon Dieu, mon Dieu réel ? – Ce à quoi tu obéis vraiment…, ai-je entendu aussitôt. Alors c’est la peur, hélas, comme une vieille concubine, qui est mon dieu, et qui me corrode. Oh quel crible aura été cette nuit, ou pourtant les choses comme je flâne, paraissent dans leur belle matérialité, accordées au cours des astres ? C’est qu’on voudrait bien oublier l’épine qui rappelle combien le cœur est à l’abandon comme une friche. « Mais l’arc de ton pas – entends-je – aux prises avec les embrouillaminis de l’air, comme au milieu d’un buisson, sur le trottoir est aussi un abri pour les oiseaux… Tu ne te serais pas perdu si déjà tu ne marchais vraiment…»

A droite près de l’entrée de l’épicerie du Rhône, par-dessus l’oeil flamboyant et circulaire d’une lucarne, on peut lire cette inscription drolatique : « Crève la tôle ». Les lumières des vitrines ont fait oublier la dentelle de tessons apparue dans la verdeur des feuillages sur les clôtures des maisons voisines. Des reflets d’or pâle sur les carrosseries des voitures, qui passent comme des billes de lumière, endorment les sens. Des femmes comme de l’eau murmurent au pied des murs, mais leurs thèses déloyales, qu’inspire l’universel ennui, sont invalidées par les platanes en leur probité.
L’enseigne de l’épicerie du Rhône peinte aux couleurs jurant avec l’extérieur, criblées de taches de rouille, représente une scène étrange, ou, sur fond de campagne immense, les mains nues d’une fermière orientale, qui semble surgir d’une colline, laisse échapper vers les passants, des fruits et des légumes dégringolant du ciel.
L’employé assis sur une chaise derrière le comptoir au milieu d’un décor irresponsable, porte un complet sobre et l’on voit par-dessus le col roulé de son pull de laine blanc, une tête grise d’homme esquinté par les veilles et par le fracas du train qui passe derrière. Le regard nébuleux, il accomplit ses gestes avec raideur, rituellement, perdu dans cette nuit du délaissement. Et pourtant cette figure murée que la vie semble fuir, dans l’intervalle où se succèdent gestes et propos de circonstances avec l’autre employé, révèle cet écart qui l’a conduit jusqu’à ce bout du monde, dans une échoppe éloignée, où se dévoile à mesure une demeure plus vraie et qui est de pur mouvement. Et cet intervalle exalte de nouveau comme jamais la belle matérialité de la bouteille qu’il glisse dans une poche de papier. « Ah si j’avais eu le temps, dit-il, j’aurais pu choisir… » et cette voix nocturne qui semble contenir le Ciel emplit tout ce fourbi d’épicerie d’une vague de sainteté. « Quand on n’a pas le temps, on est comme un mort ! il faut avoir de bons critères pour ne pas perdre son temps et choisir une bonne activité pour gagner sa vie… » « C’est vrai dis-je » ahuri.

Lyon, Arcueil, 2010

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