Les caméras-poing, une autre façon de filmer

Texte de Céline Pagny, 2002
Avec les caméras-poing, une première solution consiste à donner la caméra au réalisateur. L’intermédiaire de l’opérateur disparaît, au profit d’une relation plus directe au filmage, comme le souhaite des Wim Wenders, Godard, et autres réalisateurs-opérateurs. Chacun aura l’impression de faire un parcours avec son  » Leica  » de cinéma, pouvant dégainer à chaque instant sur la réalité qui les entoure et dont ils veulent garder trace.

Les réalisateurs sont parfois mal à l’aise avec la visée œil. La visée de côté des DV leur permet de garder une disponibilité vis-à-vis de l’espace et des gens qu’ils filment. De plus, ce système peut permettre à quelques réalisateurs d’essayer des choses, qu’ils ne tenteraient pas en équipe. Si ce qu’ils veulent tenter ne marche pas, la perte d’argent et d’énergie de leurs collaborateurs ont toutes les chances de leur être reprochées. La présence d’une équipe peut en effet peser lourd dans la balance de la réalisation des désirs d’un réalisateur.

Claude Ventura considère que la caméra DV est surtout une caméra de réalisateur. L’intérêt est pour lui de ne pas avoir de personnes en plus, tout en ayant la possibilité de filmer sans avoir à se soucier de problèmes techniques ou de savoir-faire dans le porté de caméra, grâce aux stabilisateurs d’images.
La position de la caméra-œil reste pour lui un  » truc d’opérateur « , que lui réalisateur n’arrive pas à dépasser. La particularité de la visée écran, détachée de l’œil, lui permet de  » voir son film au moment où il se tourne « , comme s’il était déjà devant ses rushes.
D’autre part, pour Claude Ventura, cela signifie en documentaire, pouvoir aller au plus proche de personnes qu’il veut atteindre. Le tournage d’un film sur Scott Fitzgerald fut pour le réalisateur l’expression d’une quête personnelle qu’il a pu faire grâce à l’intimité et la confiance que lui procuraient cette caméra.
Raphaël Friedman, jeune réalisateur, a constaté en tournant un documentaire au Brésil, l’importance du pouvoir de se dissocier : d’un côté, il reste réalisateur, car il conserve la possibilité d’entretenir une relation avec son entourage, par le corps, la parole et le regard, de l’autre, son bras droit, détaché du reste, opère.

Pour Nacer Khémir, cette caméra permet des recherches plus faciles car moins coûteuses. Il envisage de tourner à plusieurs caméras, et note l’importance de tenir lui-même une caméra, pour atteindre le cadre senti et donné par son sens plastique propre.

En effet, la vision-exécution du cadre, que ce soit avec la visée écran ou avec la visée œil, permet à Nacer Khémir de se fier à son sens plastique personnel. Il a auparavant dessiné les mouvements sur des grilles, de façon schématique, au moyen de cadres fixes qui composent des références jalons. Ces dessins lui serviront à la fois à lui, comme guide, et pourront être utilisés éventuellement pour communiquer avec son opérateur. Cependant, ce sont des dessins qui correspondent à des notes, leur compréhension en reste relativement personnelle.

Nacer Khémir voit son travail de petite caméra en coopération avec un opérateur ou une opératrice. Il entretiendrait avec lui (ou elle) des discussions précises sur le terrain, pour décider des orientations les plus intéressantes (émotionnellement) par rapport à la lumière et aux décors, ou des affinités plus particulières qui rassembleraient d’emblée leurs perceptions du monde et, en conséquence, donnerait le même sens à leur filmage.
Nacer Khémir évoque ainsi un  » balai  » où complicité ou complémentarité guiderait les deux cellules de filmage. L’expression  » cellule de filmage  » regroupe bien toute la chaîne allant du corps à l’objet caméra, en passant par le cerveau, les émotions et le point de vue.

Les productions se jettent sur cette configuration de tournage (une équipe qui se réduit à une personne), bien avantageuse pour elles, et posent déjà leurs conditions à de jeunes réalisateurs ou opérateurs. On peut émettre quelques réserves quant à ce dispositif : la disparition de l’opérateur peut signifier une baisse de qualité cinématographique. En effet, les réalisateurs n’ont pas toujours réfléchi aux façons de filmer, même s’ils savent quelles images ils veulent. De plus, la collaboration enrichit la matière.

Revenons sur le cas de Claude Ventura, qui, quelques mois plus tard, revient sur ses propos devant la désagréable impression de  » perdre son statut de réalisateur « . Claude Ventura déplore le fait  » de ne plus avoir de distance sur les choses  » et de  » voir beaucoup de n’importe quoi à la télévision « . La place de réalisateur-opérateur le confine dans une attitude très passive. Il constate, au vu d’images qu’il a tournées avec Eddy Mitchell que sa place de  » témoin privilégié ne suffit plus « , et regrette de n’avoir pas plus mis en scène, et laissé sa place à l’opérateur qui  » sait, mieux que lui, obtenir des images intéressantes « . Pour lui,  » il faut être pré-motivé personnellement pour filmer « ,  » par une aventure, comme pour Johnny où il y avait l’histoire d’une tournée « . À se positionner en tant que réalisateur filmant, il n’a finalement plus rien été. Belle leçon sur ce que peut être l' » acte de filmer « …

Vers une  » direction d’opérateur « .

Étant donné que la caméra-poing repose sur un filmage à l’instinct, on peut imaginer que le réalisateur dirige son ou ses opérateurs par la psychologie, comme il dirigerait des acteurs.

À la question :  » quel serait pour vous l’intérêt de filmer en DV ? « , ou  » pourquoi filmer une fiction en DV ?  » , Roger Andrieu répond par différents axes : découpage/acteurs/humeur/spectateur.
Il explique, que,  » classiquement « , on  » saucissonne  » les scènes pour les filmer : c’est le travail de découpage d’une séquence, en amont du tournage, bien souvent remis en question sur le terrain. En effet, le travail avec les acteurs apporte des éléments inattendus, nouveaux, qu’il faut intégrer dans le découpage. On ne peut pas filmer d’une façon trop fermée par rapport à ce qui était prévu, sous peine – et comme on le voit fréquemment en court-métrage – de tuer l’émotion et d’obtenir un résultat trop sec. En effet, comme ils sont vivants, les acteurs apportent du nouveau à prendre en compte, ils incarnent, en la concrétisant, une émotion imaginée.
Pour Roger Andrieu, l’intérêt de filmer avec une DV est donc de pouvoir laisser une plus grande part à l’improvisation, en apportant une liberté qui permet à l’humeur du tournage de se développer. On accède à la possibilité de tourner en plan séquence : le mode de tournage par axes laisse place au filmage de la continuité, ce qui évite pour l’acteur, des sautes d’humeur. De plus, la caméra est totalement  » mise au service  » du jeu des acteurs, elle  » suit la mise en scène « . Une référence évoquée est Cassavetes : sa façon de tourner est effectivement subordonnée au travail des acteurs, la caméra traquant l’émotion qu’ils expriment.
Roger Andrieu prend ensuite comme exemple trois personnes attablées autour d’une discussion. Avec une DV en main, l’opérateur peut tourner autour des comédiens. La condition est de penser que  » le mouvement, c’est le point de vue subjectif du spectateur « . Le filmage est relatif à une humeur, de même que le jeu des acteurs. Si la caméra se promène autour des acteurs ou personnes en train de discuter, le spectateur aussi, ce qui donnera une perception différente donc une émotion différente au spectateur (parce que différemment perçue). La participation du spectateur est ainsi augmentée par ce filmage. Rappelons ici la nécessité de définir un point de vue pour que le filmage ne soit pas guidé par un néant idéologique, philosophique ou simplement sémantique.
En effet, les caméras-poing ont le pouvoir de répondre plus ou moins directement aux pulsions de l’opérateur. Sa participation est plus grande. L’opérateur accède à un filmage en sensations, guidant la composition du cadre par son humeur, ou celle qui règne sur le plateau. À l’extrême, on peut dire qu’un cadre est senti plutôt que choisi rationnellement.

Le réalisateur peut alors choisir les pulsions auxquelles l’opérateur s’efforcera de répondre. C’est ici que nous abordons la notion de direction d’opérateur. Le réalisateur  » dirige  » l’opérateur, comme il fait de la direction d’acteur, ce qui rétablit la valeur de la  » mise en scène  » de cinéma, qui n’appartient pas seule au jeu des acteurs. Au cinéma, c’est justement la caméra qui fait la mise en scène. L’opérateur guide des pulsions qui peuvent être déterminées pour  » sonner juste  » par rapport au film, ou au contraire, la réalisation peut très bien demander à l’opérateur de filmer selon une humeur, un jeu d’acteur qui fonctionne sur une autre humeur. Pour obtenir les bonnes pulsions, l’opérateur doit se mettre dans un état psychologique adapté aux besoins du film.

Pour donner un exemple, Jean-Paul Meurisse explique les directives que lui donnait Lars von Trier pour filmer Breaking the Waves :  » Sois au plus près de l’émotion, tel un cameraman de guerre qui filme un avion en train de tomber, au centre du cadre, pour être sûr de ne pas le louper.  » Jean-Paul Meurisse ne prit pas au pied de la lettre les indications de cadrage centré que lui donnait Lars von Trier, mais sut traduire en cadres, l’impression que voulait le réalisateur. Le résultat de cette direction d’opérateur, interprétée ensuite par l’opérateur, est une caméra très disponible, attentive à tout ce qui se passe autour d’elle.

L’interprétation de l’acteur est véhiculée par une  » énergie  » émanant de son corps, celle de l’opérateur sera transcendée par la caméra. L’acteur est plutôt dans un fonctionnement de don de soi, tandis que l’opérateur est dans un fonctionnement de disponibilité, pour capter, dans un certain sens, l’émotion donnée par l’acteur. Un mouvement de caméra s’exécute donc de façon improvisée, pulsionnelle, il est le résultat visible et enregistré de la sensibilité d’un opérateur qui a interprété une situation, une émotion vécue par l’acteur, pour la transmettre au spectateur à travers le cadrage.
Filmer avec la caméra-poing signifie, en fin de compte, faire interpréter un opérateur, de telle sorte que le spectateur soit sollicité dans le sens du film. En effet, n’oublions ce que dit Roger Andrieu :  » un mouvement, c’est le point de vue subjectif du spectateur  »

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Novembre 2002

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