Légère comme la poussière dans le soleil (à propos d’Esquisses kirghizes)

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Texte de Bruno Le Gouguec, 2009

Le peintre Konrad Klaphek en 1959 intitule un tableau représentant une imposante machine à écrire ou à calculer « La volonté de puissance ». Il comprend bien évidemment que le désir, le langage, le calcul sont très subtilement liés et qu’ils peuvent devenir (qu’ils sont la plupart du temps), les instruments privilégiés de la dérégulation de notre relation au réel, sous prétexte de maitrise de l’existence. Etant donné que nous désirons, parlons (écrivons) et calculons sans cesse de manière inconsidérée, nous vivons à vrai dire logiquement comme des aliénés, et c’est bien fait. La tempérance du désir passe bien évidemment par une déprise du langage en soi-même. Encore faut-il se rendre compte des rouages pourtant grossiers de cette mécanique infernale. Le langage nous hante (ce que nous ne voyons même plus) parce que nous désirons globalement mal ! Non pas que le désir ou le langage soit mauvais en soi bien évidemment, mais parce que le désir désorienté et les illusions qu’il engendre nous possède, nous mentons désespérément plus ou moins sur tout, fuyant (croyant fuir plutôt) grâce à je ne sais quelles pirouettes de langage sous des prétextes prétendument raisonnables, lesquelles lorsqu’elles se multiplient nous font ressembler à de tristes pantins épuisés. Mais il faut pourtant parler et tâcher de parler juste et pour cela commencer par se taire, en regardant des films par exemple presque silencieux.
Les « Esquisses Kirghizes », notes filmées presque silencieuses d’ Aminatou Echard, existent dans un lieu qui se situe comme par-dessous le langage, où celui-ci parait désaffublé en tous cas. Ce lieu des images est pour quelques uns une terra incognita d’exploration heureuse, là où est l’image émerveillante au fond, l’image avec son noyau inconnaissable ; et ce lieu des images s’avère étonnamment paisible. Il n’est pas situé – même s’il faut un lieu situé pour le voir – il échappe comme l’air s’échappe de la main quand on veut s’en saisir et se montre seulement aux yeux de qui ne le cherche pas.
Il me semble qu’il est possible à chacun en ce lieu de se reprendre ou tout au moins de souffler, de retrouver le souffle nécessaire à condition de se contenter d’aller. Se laisser porter par un souffle léger (celui du battement d’ailes des images (ici super 8), mais celui de sa propre âme aussi qui cherche toujours un principe d’élévation), allège et produit un fruit de la tempérance, le contentement d’être au monde, le contentement de ce qui est, qui commence par le contentement de ce qu’il y a. Dans ces notes filmées d’Aminatou Echard, il y a avant tout discours, des pierres, des routes, des nuages, des arbres…, il y a des maisons, il y a des voitures… et il est heureux de pouvoir aller parmi toutes ces choses autant que possible. Il y a également des enfants – souvent souriants – qui jouent. La longue séquence du manège nous éveille à la réalité de l’enfance spirituelle où l’image d’un arbre soudain et celles des herbes illuminées par le soleil suffit (en tous cas pour moi) – Dieu sait pourquoi – à réactiver les mécanismes d’une rêverie profonde liée à l’image biblique d’Adam fait de la poussière tirée de la « adamah », (non pas la glaise qui est une traduction orientée et lourde) mais la poussière soulevée par le vent rendue à sa justesse quand elle est montrée en suspension dans la lumière. Nous sommes affiliés à ces images de légèreté bien plus qu’aux images de potiches glaiseuses et ce petit film avec ces airs de film de famille est léger, ce qui est bien rare. Cette légèreté n’est ce pas celle de l’image des choses qui ne cesse de se déprendre d’elle-même au cinéma et se donne ? Cela ressemble quelquefois à une explosion amortie et silencieuse comme ces grains de lumière qui s’échappent du grand arbre au feuillage jaune dans le vent du Kirghizstan ou bien à ces oiseaux qui fraient dans la nuit bleue, mais la recevoir suppose d’avoir abandonné l’idée de s’en emparer comme des voleurs, c’est-à-dire la désirer de façon pure.

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