1) Le documentaire : en quête de définition
a) Petite histoire du cinéma documentaire
Le cinéma est donc né sous la forme du documentaire. En quelques deux décennies, le cinématographe des origines devient le cinéma, à la fois art, industrie et mass media. Le genre documentaire reste le » parent pauvre » de cette industrie, relégué à une fonction didactique d’information. Bien sûr, le documentaire comme genre esthétique s’affirme déjà pleinement à travers l’œuvre de cinéastes tels Vertov, Flaerthy, Jean Vigo, Joris Ivens.. Mais c’est à partir des années cinquante que le documentaire prendra un nouvel essor. L’allègement du matériel facilite la prise de vue hors studio, et le développement de la télévision va progressivement transformer les modes de production et de diffusion. Rebaptisé » cinéma vérité » ou » cinéma direct « , le documentaire inspire directement le cinéma de fiction et les jeunes auteurs de la Nouvelle Vague. Pendant une brève période, des mouvements tels le » free cinema » en Grande Bretagne ou encore le » cinéma vérité » en France seront portés par cette idée que le cinéma allait devenir le lieu d’expression d’ une parole libre.
Il serait trop long de prétendre donner ici une vision exhaustive de toutes les formes empruntées par le cinéma documentaire, depuis l’époque du muet jusqu’à nos jours, en passant par la » révolution » du » direct « . Le cinéma direct représente un tournant majeur dans l’histoire du cinéma et dans celle des médias : les innovations techniques, notamment le son synchrone ayant permis au film documentaire de se dégager de sa forme » classique « , longtemps dominée par la présence d’un commentaire en voix off. Le documentaire est aujourd’hui encore un genre cinématographique bien vivant : différents festivals lui sont consacrés et de nombreuses formations se proposent d’offrir une professionnalisation dans ce secteur de l’audiovisuel. Cependant, l’écart se creuse entre le nombre de productions télévisuelles, qui prennent le » réel » comme objet (reportages, » reality show « , téléréalité, docu fiction…), et la place réservée au documentaire dit de création dans l’ensemble du paysage audiovisuel. Celui-ci se défini comme un cinéma qui certes, se présente comme un » cinéma du réel » mais qui inclus justement dans sa définition la nécessité d’interroger ce » réel » par les moyens qui sont propres au cinéma.
b) le documentaire, outil de réflexion et de création
Lorsqu’on évoque le documentaire, on se heurte souvent à un malentendu. Le documentaire reste la plupart du temps assimilé au reportage journalistique ou encore à un cinéma cantonné à sa fonction pédagogique ou scientifique. Or, la vocation du documentaire n’est ni de l’ordre de la communication ni du didactisme. Il ne dispose pas de » recettes » et peut emprunter toutes les formes d’expression et s’approprier tous les sujets. Du » cinéma direct » au documentaire de mémoire, du portrait intimiste au cinéma militant, ou encore du cinéma expérimental au film ethnographique : il n’existe » a priori » aucunes limites au champ du documentaire. Cette diversité d’approches va à l’encontre de l’idée selon laquelle » documentaire » signifie retranscription » objective » des faits, rendant l’expression » film documentaire » synonyme d’un forme pauvre et stéréotypée. Interroger le réel avec les ressources propres au langage cinématographiques serait pour nous la définition rendant compte avec le plus de justesse de la démarche du documentariste. Thierry Garrel, directeur des programmes documentaire d’Arte, livre un point de vue qui nous semble très pertinent sur la fonction du documentaire aujourd’hui :
» En réponse à la crise des valeurs humanistes et la fin des utopies dont il a fallu faire le deuil, le documentaire est désormais le lieu de nouvelles interrogations de l’homme par l’homme. Pas pour asseoir des certitudes mais pour reformuler à l’échelle de microcosmes humains les questions essentielles de la vie »
Thierry Garrel, Juste une Image, Jeu de Paume, Paris, 2000
2) La situation actuelle de la production et de la diffusion documentaire
a) un genre en pleine expansion
Le succès récent de certains films documentaires au cinéma ( » Etre et Avoir « , » Le Glaneur et la Glaneuse « …) ainsi que la multiplication de manifestations culturelles liées au documentaire (festivals ou initiatives tels » Documentaire sur Grand Ecran » à Paris) témoignent de la vitalité de ce cinéma . Différentes hypothèses peuvent être avancées afin d’expliquer cet intérêt du public et des acteurs du monde professionnel. Le développement d’outils numériques a banalisé l’accès à la fabrication d’images et a permis en même temps de réduire considérablement les coûts de fabrication d’un film. Par conséquent, la possibilité de réaliser un film se trouve désormais à la portée du plus grand nombre. Le documentaire représente également l’alternative d’un » autre » cinéma, pouvant relever d’une pratique artisanale, face aux grandes productions de l’industrie cinématographique. Cependant, l’existence de divers festivals ainsi que le succès public de certains films ne doit pas faire oublier que sur les 2800 heures de documentaire produites annuellement en France » plus de la moitié de ces films ne sont (…) jamais diffusés sur les chaînes nationales hertziennes « .
Jean Marc La Rocca, Le documentaire en crise, in Le Monde du 16/04/04.
Du point de vue de l’économie audiovisuelle, le documentaire ne s’est pourtant jamais si bien porté : » Depuis dix ans, avec l’arrivée des chaînes thématiques et de France 5, le nombre d’heures de documentaires produites a explosé (+ 240% depuis 1997 selon le rapport Shwartz) ». Cette croissance de la production documentaire apparaît comme une conséquence directe de l’apparition de chaînes thématiques nationales (Arte et La Cinquième) qui contribuent à presque un quart du volume de la production annuelle. L’élargissement du réseau câblé a également suscité une demande plus importante, bien que le soutien financier apporté par ces chaînes privées thématiques soit moindre. La situation de concurrence accrue entre les chaînes incite désormais celles- ci à imposer des critères de plus en plus contraignants aux films devant être diffusés. Le documentaire dit de création a donc peu de place dans ce système et dépend largement de la télévision publique et des aides du CNC (20% des documentaires diffusés par la télévision publique rentrent dans cette catégorie). Au cours d’un entretien pour le journal Le Monde, Jean Marc La Rocca, membre de l’association des cinéastes documentaristes (ADDOC), énonce les obstacles rencontrés auprès des diffuseurs:
» Les raisons du refus [des projets] sont nombreuses (…) parfois le sujet, ou l’angle selon lequel le réalisateur souhaite traiter le sujet ne convient pas ; la forme, le style, la manière de mener la narration, la longueur des plans, le silence…Tout cela peut gêner les diffuseurs car ils estiment qu’un plan silencieux de 30 secondes par exemple peut inciter le spectateur à aller voir sur une autre chaîne. »
Ainsi, le contenu et la forme des films diffusés se trouvent soumis à des normes laissant peu de place à la diversité des approches, qui devrait pourtant être inhérente au genre documentaire.
b) Quelle place pour le documentaire dit de » création «
L’appellation » documentaire de création » relève sur le plan juridique du statut d’ » œuvre audiovisuelle » défini par le CNC. Cette appellation renvoie à un type de démarche qui privilégie l’expression d’un point de vue singulier à travers la construction d’un récit audiovisuel fondé sur une expérience du » réel « . Le documentaire de création s’inscrit ainsi dans la catégorie des » films d’auteurs « . L’expression » documentaire de création » peut paraître pompeuse. Cependant, la reconnaissance du statut d’ » œuvre audiovisuelle » apparaît comme l’unique garantie pour le documentaire d’exister comme genre cinématographique. Il est en effet devenu très difficile de parvenir à faire diffuser un film dans lequel le format, le rythme, et le mode de narration s’écartent des standards habituels. A cela, il faut ajouter que certains sujets sont perçus comme plus » médiatiques » que d’autres, ce qui limite d’autant la diversité des propositions. Le modèle du reportage est donc devenu la norme de référence du documentaire télévisé. Frédérick Pelletier analysant l’impact de la télévision sur les formes du documentaire dénonce cette assimilation du documentaire au reportage :
» La télévision, parce qu’elle finance et distribue le documentaire de façon très importante, a modifié la pratique des cinéastes et les attentes du public envers ce genre. De même, parce que c’est l’une des fonctions avouées de la télévision que d’informer, on a exigé du documentaire qu’il soit informatif, entraînant une confusion entre le cinéma documentaire issu de diverses traditions – Vertov, Perrault, Flaherty, Grierson, etc. – et ce que l’on nomme » grand reportage » »
Frédérick Pelletier, A propos d’un malentendu, in Hors Champ, Septembre 2003
Frédérick Pelletier oppose l’exigence d’immédiateté et l’idéal de neutralité du reportage à la pratique du documentaire : celle ci s’inscrit dans la durée parce qu’elle est avant tout une recherche. Le documentaire ne se situe donc jamais dans le présent de l' » actualité » qui est l’unique mode temporel de la télévision.
Le documentaire relève avant tout d’une éthique de l’image. Alors que la réalité » innerve » (selon l’expression d’un responsable de chaîne) tous les genres télévisés ( téléréalité, docu fictions…), le documentaire reste encore cette » fenêtre » ouverte sur le monde : » Le documentaire, celui que nous défendons, n’a pas pour vocation d’informer, il permet aux spectateurs de faire l’expérience du réel. Il est sans doute le dernier genre télévisuel à proposer cette expérience du réel. » ajoute Jean Marc La Rocca. En créant le » Salon des Refusés « , l’association des cinéastes documentaristes a voulu attirer l’attention du public et d’autres professionnels de l’audiovisuel sur la place et l’avenir du documentaire. Selon Jean Marc La Rocca, seule la télévision publique, qui se trouve en » position dominante « , pourrait pallier à cette situation de » crise » que traverse actuellement le documentaire de création. La désaffection des chaînes nationales, la réforme des intermittents et celle du COSIP (compte de soutien du CNC, pour lequel il est prévu de réduire l’aide au documentaire) : autant de facteurs qui mettent en cause l’activité des professionnels de ce secteur, qu’ils soient réalisateurs, producteurs ou distributeurs. Certes, le compte de soutien du CNC étant ouvert depuis dix ans aux chaînes locales a permis d’élargir les possibilités de financement. Mais les conditions de réalisation et de production restent d’une grande indigence matérielle pour la plupart des films. Globalement, le documentaire de création se trouve donc dans une situation économique précaire qui rend difficile l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée dans ce domaine.
c) vers un développement des voies alternatives
Les nombreux festivals et manifestations liés au documentaire (festivals de Lussas, Marseille, Paris, Nyons…) prouvent qu’il existe un public pour ce genre de cinéma ainsi qu’un véritable tissu culturel et associatif. La télévision a contribué à l’essor du documentaire en lui offrant un espace de diffusion : ce sont les chaînes, il faut encore le rappeler, qui financent la majeure partie de la production documentaire. Mais ce nouvel essor s’est accompagné, sous l’effet d’une concurrence économique accrue, d’une restriction de la liberté de création. C’est donc le documentaire dit de création, le seul qui maintient encore aujourd’hui une exigence d’une » éthique » de l’image, qui souffre le plus de cette situation. Ainsi que le souligne Jean Marie Barbe, fondateur de l’association Ardèche Images et directeur du DESS réalisation documentaire de Lussas : » la télévision qui a permis au documentaire d’exister, qui lui a sauvé la vie en termes industriels,(…), la télévision aujourd’hui fait mal son métier, pour des raisons complexes. « . C’est en effet parce que » la question de la communication l’emporte sur celle de la création » que la télévision, y compris et surtout la télévision publique, n’est plus capable d’assumer son rôle social de médiateur. Certes Jean Marie Barbe rappelle qu’il existe encore quelques » niches » dans le paysage audiovisuel favorables à la diversité des regards et des formes d’expressions dans le domaine du documentaire (comme par exemple l’unité de programme dirigée par Thierry Garrel sur Arte). Mais c’est encore trop peu et même ces niches sont menacées par la course à l’audimat. La question qui se pose est donc de savoir si l’avenir du documentaire, comme de l’ensemble du cinéma indépendant, ne passe pas par le développement de voies alternatives.
A l’heure actuelle, il semble en effet primordial de redéfinir le statut et la place du documentaire, afin de » trouver d’autres espaces économiques (…) pour permettre à l’art d’exister en se fondant dans la société « . Le documentaire existe à la télévision, mais aussi dans les festivals, dans les médiathèques ou vidéothèques (par exemple le forum des images à Paris) et sur internet. Un petit nombre de sites destinés à promouvoir le cinéma indépendant offrent aujourd’hui un espace de diffusion mais aussi d’échanges. Bien que s’inscrivant en dehors de l’industrie et de l’économie audiovisuelles, ces réseaux parallèles représentent un avenir possible pour le documentaire. Jean Marie Barbe évoque à ce sujet les bases d’un futur projet qui aura pour but de » rassembler les producteurs indépendants » par le biais de la création de différents sites internet consacrés au documentaire : » Les gens pourront acquérir des films via le Net, à partir d’une base de données (…) il faut créer une sorte de fonds d’œuvres documentaires, avec une vraie politique éditoriale, à la fois cinémathèque et Web TV. »
Août 2004,
_ Lyon