Simon, at the crack of dawn est le cinquième film que réalisent ensemble Pierre Creton et Vincent Barré. Parce qu’il est la quintessence d’un cinéma de poésie, aucun sujet ne s’y laisse circonscrire dans les limites d’une forme pourtant ronde comme une boule de pain. Ce que l’on peut tenter d’écrire, c’est la résonance des signes, la vibration des matières et l’étoilement mystérieux du sens entre les images et les sons.
Premier plan : une demi-lune éclaire le ciel au-dessus de la masse sombre des arbres, dont les frondaisons se balancent doucement dans l’air nocturne. Après quelques secondes, une musique s’élève, dont le rythme s’accorde au balancement des branches : instruments à vent, voix de femme, c’est le début du septième mouvement du Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg, intitulé Der kranke Mond (La lune malade).
Après cette ouverture musicale, le montage entrelace trois séries de plans : des champs de blé sous un ciel de fin de nuit, trois hommes dormant successivement dans le même lit, le travail d’un boulanger fabriquant trois boules de pain. Si le film se laissait résumer, une simple phrase suffirait, qui décrirait la plus banale des réalités : « avant le lever du jour, alors que les hommes dorment encore dans leurs lits, un boulanger fait son pain. » Ce serait négliger deux plans qui, échappant à ce récit et aux trois séries principales, font basculer Simon, at the crack of dawn vers le conte fantastique.
Ces deux plans ont pour objet la statue de Saint-Roch du musée de Louviers. La musique de Schönberg, qui ne revient que sur le plan du troisième homme endormi, relie celui-ci à la statue et ouvre ainsi la voie vers le cœur mystérieux de l’oeuvre. Mélancolique statue : abîmée, comme reléguée dans le coin d’une pièce aux murs couverts d’une boiserie désuète. Soudain elle s’anime, se déplace latéralement jusqu’à sortir du cadre. Comme dans le premier plan du film, image et son s’accordent en un synchronisme magique. La musique semble envoûter la statue qui, somnambule, glisse vers un ailleurs inconnu. On dirait qu’elle chante, que la musique se diffuse dans le film depuis la pierre muette.
La phrase qui se détache sur le mouvement de la statue renforce cette impression. « Pierrot, mein Lachen hab ich verlernt ! » : Pierrot, j’ai perdu mon rire (j’ai désappris à rire). À qui adresse-t-elle cette plainte ? Au jeune homme endormi du plan précédent, mais aussi bien aux deux hommes plus âgés qui le précèdent dans le lit, puisque, comme le révèle le générique, tous trois se prénomment Pierre. Et si l’on se rappelle que Pierrot, dans la tradition de la commedia dell’arte, est boulanger, vêtu de blanc et travaille la nuit, que Saint-Roch est le saint patron des boulangers, pourquoi pas imaginer que la prière s’adresse aussi à Simon ? D’autant que Simon et Pierre, dans le récit évangélique, sont les prénoms du même apôtre du Christ.
La puissance ambigüe du montage des séries transgresse toute causalité réaliste au profit d’un onirisme intégral. Qui rêve quoi, et qui, dans ce film ? Les dormeurs rêvent-ils d’une statue qui chante ? Ou bien est-ce Saint-Roch qui, porté par le jeu des prénoms, associe dans sa rêverie somnambule le sommeil des uns et le travail de l’autre ? Du visage de Simon blanchi par la farine aux trois Pierre dormeurs cadrés comme des gisants : chair et pierre, vie et mort, mort ou sommeil, l’onirisme lunaire fait danser les contraires, inquiète les frontières. Le cinéma est l’art des passages, et lorsqu’un gros plan de la statue passe du flou au net, c’est le mouvement même du rêve qui devient visible sur le visage du saint.
Le conte fantastique serait, tout entier, le rêve de Saint-Roch envoûté par Pierrot lunaire. Et le chien, au bord du champ de blé, attend que les pains sortent du four pour les apporter au saint malade.
Texte initialement paru dans le catalogue de l’exposition « Le métier de vivre Vincent Barré et Pierre Creton », Musée de Louviers, 2016