L’appel de la fiction. Sur Pierre Creton et Jean-Claude Rousseau

Texte de Cyril Neyrat, 2010

Fiction, documentaire, vieille question. A quoi bon la poser à nouveau ? Pour lever le doute sans céder à la naïveté, un préambule théorique s’impose. Cela devrait être une évidence : il n’y a pas de « question » de la frontière documentaire / fiction, pour la raison simple qu’une telle frontière n’existe pas. Pour qu’il y ait frontière, il faudrait que les termes de « fiction » et de « documentaire » nomment des territoires, des genres. L’infatigable concurrence de définitions insatisfaisantes suffit à prouver que ce n’est pas le cas. Faut-il alors, une bonne fois pour toutes, renoncer à ces termes, n’y a-t-il simplement pas de question du documentaire et de la fiction ? Ce serait céder à la même hubris théorique, quand il suffit de rendre à ces notions leur usage, leur utilité critique : ni genres, ni étiquettes, « fiction » et « documentaire » désignent les deux polarités de l’art cinématographique – ses deux jambes, selon la métaphore connue de Jean-Luc Godard. Il revient à Jacques Rancière d’avoir explicité cette métaphore en substituant au couple fiction / documentaire celui de « régime esthétique » et « régime poétique ». Le premier terme désigne l’enregistrement passif des signes à la surface sensible du monde, le second nomme le pôle actif de l’art du cinéma : l’enchaînement des actions faisant récit. S’il existe une question du documentaire et de la fiction, ce n’est donc pas celle de la frontière, et a fortiori pas celle de son dépassement. Plutôt celle-ci: comment les deux pôles du cinéma jouent-ils ensemble dans chaque film, quel agencement, quelle articulation des deux régimes du sensible ? L’hypothèse d’une actualité de cette question est donc celle de nouvelles articulations. Les films de Pierre Creton et de Jean-Claude Rousseau, chacun à sa manière, ont inventé, au mépris des partages dominants, leurs propres agencements du passif et de l’actif, de l’enregistrement du sensible et de la production du sens.

« Un certain type de vie quotidienne (heures fixes, lieux clos, même personnes, formes et lieux de piété) amenait des pensées surnaturelles. » Citée par Pierre Creton dans L’Heure du berger, cette phrase de Pavese en formule la poétique, mais aussi celle du films de Jean-Claude Rousseau : cinéma domestique et fantastique, tout sauf du home movie. L’Heure du berger fait suite à La vie après la mort, dont il réemploie des fragments. Pierre Creton habite toujours la même maison, celle de son ami Jean, mort mais toujours présent entre les murs et dans l’image. Sept ans après le premier court-métrage, la hantise se faisant plus intense, Creton décide de réaliser un nouveau film sur la vie avec Jean. L’heure du berger est autrement plus joyeuse et lumineuse que l’heure du loup. Dans ce film cristallin, Creton touche à l’essence fantastique du cinéma : la hantise de Jean n’excite pas tant l’imaginaire que les sens de l’ami survivant, transforme sa maison en chambre d’échos. Jour après jour, sans scénario ni intentions, le cinéaste récolte les plans qui fixent les signes apparaissant devant ses yeux, met en scène les saynètes qui impriment les fantasmes et les visions peuplant son esprit. Un cavalier menaçant observé dans l’embrasure d’une porte, la visite d’un hérisson égaré, le ballet incessant des chats devenus acteurs, parfois cabots, celui des amis qui, parce que la vie suit son cours tragique, ont pris la place de Jean dans la maison.

De quel appartement s’agit-il dans le film de Jean-Claude Rousseau? Celui de quel personnage ? D’Antiochus, héros dissimulé de Bérénice, dont le fragment d’un vers donne son

titre au film, ou bien de l’homme qui, sous les traits du cinéaste, s’assied à intervalles irréguliers pour lire des passages du texte de Racine ? Les deux, bien sûr, selon l’une des modalités d’une esthétique de la conversion portée par Rousseau à un degré supérieur de puissance et d’économie. De son appartement retrouve l’intérieur domestique de son premier film, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, et la forme circulaire de celui sur lequel s’achevait son œuvre en Super 8, La Vallée close. Murs, meubles, couloirs et ouvertures composent des plans qui manifestent avec une évidence inédite la leçon de Vermeer, celle d’un équilibre magique entre figuration sensible et abstraction des lignes. L’assemblage des plans, en une série de variations des mêmes motifs, trace le chemin de la conversion : à chaque variation le motif, modifié par la récitation des fragments du texte de Racine, se charge d’une résonance imaginaire accrue. Le récitant devient personnage, l’intérieur d’une géode est un ciel étoilé, le galet rond et blanc, sur le piano, se métamorphose en cette même géode ouverte, gouffre obscur et scintillant.

Au principe de L’Heure du Berger comme de De son appartement, au centre de leur chorégraphie des signes et des durées, il y a le même vide, le même manque : celui de Jean, celui de Bérénice. La fiction aime le vide, le manque, qui crée un appel d’imaginaire. Les films se creusent par l’agencement des plans, mais aussi dans le plan, différemment. Creton, dans ce film à la souveraineté tragique et tranchante, semble avoir hérité du savoir intuitif des justes durées qui faisait tenir sur un fil les derniers films de Rousseau: extraordinaire araignée au travail, à elle seule toute une pelote de métaphores, dont celle du cinéaste à l’affût, dans un coin de sa toile, d’un objet ou d’un événement qui fasse trembler ses cordes sensibles. Dans le film de Rousseau, c’est par la justesse tenue des lignes que le plan se vide de toute intention de sens, pour se charger de résonances qui portent bien au-delà des murs gris-beige de son appartement. L’appel de la fiction, c’est alors, dans la maison de Creton, cette autre citation de Pavese : « Vivre quelque part est beau quand l’âme est ailleurs. A la ville, quand on rêve de la campagne, à la campagne quand on rêve de la ville. Partout, quand on rêve de la mer. » C’est aussi la caravane de dromadaires qui, dans la gravure accrochée au mur et dont le détail, comme dans Shining, n’est révélé qu’au dernier plan, replie dans l’appartement de Rousseau le pays de Bérénice.


Texte initialement paru pour le mois du film documentaire 2010, le cinéma de Pierre Creton
En haut de la page, photogramme de l’heure du berger de Pierre Creton.

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