Sur la route de Bréauté

Texte de Mathilde Girard, avril 2019

C’est un vendredi soir d’avril, il est 18h30 environ. Il fait encore jour. Le train de Paris entre en gare de Bréauté-Beuzeville après sa course contre les ondées. Le soleil se montre tout juste quand je descends sur le quai. Ce trajet, je le fais presque toujours seule, pour prendre ensuite une micheline qui me conduit jusqu’à Fécamp, vers ma maison qui est dos à la mer. Il est arrivé quelquefois que je sois accompagnée d’un ami venu passer le week-end. Les amis sont curieux de cette maison où je vais me retirer du monde. La situation est romanesque, chacun y projette ses visions de la solitude. Je n’ai jamais reçu de groupe, encore moins de famille. C’est une maison pour être seul, ou seul à deux.

À la gare de Bréauté ce jour-là Pierre est venu me chercher. Je vais prendre avec lui une autre direction, aller à l’aventure. Nous montons dans sa Berlingo grise, qu’il a filmée dans Va, Toto ! et dans Le Bel été. Lui, Vincent et Tobie dans cette même gare. Puis Simon, Sophie et Robert endormis, la voiture à l’arrêt dans les dunes à Calais. Tobie, et maintenant Ordet participent à la joie des retrouvailles. Nous sommes émus et joyeux. Pierre laisse courir un fil entre lui et l’autre, trame un récit entre nous et les choses, qui accentue délicatement les nuances des moments sensibles de nos existences. Juste un peu plus que d’habitude. Juste un peu plus que tous les jours. Comme lorsque l’on est amoureux et que toutes les sensations sont incroyablement amplifiées et qu’on rigole de rien. Quelque chose dans l’air qui donne à tout de l’importance, et y mêle de l’ivresse. Prendre le train et se savoir attendu ; faire que le voyage, que l’arrivée à la gare, que les correspondances autant que la composition du dîner, que le bon sommeil, contribuent au plaisir de se voir et à la construction du moment gracieux. Qu’est-ce qui fait qu’une situation banale, qu’un simple trajet en voiture deviennent surnaturels ?

D’une étape à l’autre du voyage, allant l’un vers l’autre, nous mesurons le temps et la distance qui nous ont séparés. Nous nous sourions. Je raconte à Pierre en quelques mots les courtes péripéties de mon trajet, le retard ou les contrôles, les voisins du wagon. Pierre m’écoute en regardant la route, tourne la tête vers moi, et moi je fais pareil. Nos regards se croisent mais ne tombent pas l’un dans l’autre, ils se relaient. Nous nous écoutons attentivement. Un matin sur la route de Bréauté, Pierre m’interrompt : « Oh Mathilde, regarde ! » Et je vois dévaler devant nous un jeune sanglier. Pierre ralentit pour le laisser passer. Nous sommes éblouis. Le passage de l’animal, alors que Pierre est en train d’écrire le film, et que Toto habite nos pensées, apparaît comme un signe du destin, une chance, une grâce.

Nous continuons à parler. Tout le long du trajet qui nous mène à Vattetot-sur-mer, en passant par Goderville, Epreville, et les autres villages que nous prenons par leur milieu, je contemple les façades, les arbres, les enseignes, et nous parlons. Je m’absorbe dans le moment. Je reconnais les détails, je reviens sur les lieux. Je retourne là où j’ai laissé un fragment de fiction ou de rêve, de ce réel légèrement magnifié par le regard de Pierre, dans lequel je me love, que j’épouse comme un mystère. Sur la route, le passé se déroule devant nous. Nous avançons dans le souvenir des faits récents, et à mesure qu’on se rapproche de la maison, le présent se déleste des images que nous avons semées en les disant.

Il arrive qu’on néglige les gestes essentiels qui font une vie. Qu’on rencontre quelqu’un, qu’on se voie, qu’on se perde et qu’on se retrouve sans jamais savoir ce qui décide d’un sens ou d’un autre. On vit au hasard. Et parfois peu à peu les liens se défont parce qu’on ne leur donne aucune forme, on ne pense rien, on ne se regarde pas. On ne voit pas la vie passer. En quelque sorte on ne réfléchit pas. Avec Pierre, tout est réfléchi, rien n’est laissé au hasard. Auprès de lui, chacun entre dans un espace un peu plus grand que son corps, une sorte de bulle, une aura faite d’une image potentielle comme du fantôme qui nous suit déjà. Après tous ceux qu’il a aimés, j’entre dans la voiture de Pierre avec l’ombre que j’ai été (mon enfance) et le spectre que je ne suis pas encore (mon fantôme).

Quand je commence à parler je ne sais pas ce que je vais dire. Parler est une chose grave et légère, qui nous engage toujours un peu plus loin qu’on pensait. En voiture, chacun en a l’expérience, la parole se déploie dans le paradoxe d’une liberté que limite la durée du trajet, et l’enfermement partagé. Nous nous tenons là, gravement et légèrement, dans cet habitacle transitoire qui voit les mots se disperser dans le paysage. Pierre pose des questions, précises et discrètes. Il sait la nécessité du silence et de la vérité. Il me demande comment se sont passées les dernières semaines, comment vont les patients ; où j’en suis dans mes derniers textes, et mes images ; et où en sont mes amours. Il est attentif, et ne dit jamais ce qu’il pense. Il écoute sans juger, et mes paroles se prennent dans le paysage que nous traversons. Elles se déplient dans la voiture, qui les contient, elles sont tenues par son regard bleu, qui les dilate, et rendues à l’espace, à la nature, qui les absorbe et les balaie, dans la saison qui passe. Plusieurs fois mon regard se fixe sur le tableau de bord, et la longe qui est toujours posée là. Dans la voiture je retrouve des odeurs de l’enfance, de la terre, des bêtes, et de l’une et de l’autre mêlées sur le corps et les vêtements de l’homme qui les touche. Je regarde les mains de Pierre posées sur le volant. Les premières nouvelles de lui concernent souvent le jardin, les récoltes, les animaux de la maison. À la description de ces quelques faits, des pommes récoltées pour le cidre, des oignons ramassés dans la plaine à Bénouville, s’associent les nouvelles des amis qui ont aidé au travail, et qui ont dû faire le même, parce que les saisons réunissent les hommes dans des actes identiques sur un même territoire. Les saisons invitent les hommes à se rencontrer et à travailler ensemble. Ils se rencontrent, se transmettent des gestes, un savoir-faire, et parfois ils tombent amoureux du simple fait de cet accord que la nature, les saisons, les récoltes et l’élevage des bêtes font naître entre eux. Ils prennent soin des mêmes choses et cela leur donne le désir de se toucher. Ils s’aiment de ce qu’ils aiment ensemble. Ils s’aiment aussi de ce qui leur fait peur, et les dégoûte. Ce goût du toucher que les hommes partagent, les mains dans la terre et le pelage des bêtes. Ce goût d’aimer sans rien avoir besoin de se dire parce qu’on le ressent et qu’on sait le voir : la vie, la mort – d’un arbre, de l’âne, du cheval, de la ruche, ou d’un ami. Les hommes et les femmes sans distinction qui s’aiment dans le partage du territoire, des boutures qui s’échangent en traversant des décennies, parfois des continents. Quand la récolte n’est pas bonne, que la maladie des abeilles frappe les ruches, les hommes subissent le même dommage. Ils peuvent redouter ensemble les dégâts d’une mauvaise saison, le dérèglement des saisons. Quand un animal meurt, la solitude est plus grande. Quelque chose se referme. Personne ne peut rien dire. La mort de l’animal : blessure muette, qui voit revenir tous les sourires de chat et les regards de chien sans parole. Mort muette de l’existence seulement sensible.

Sur la route les mots dits prennent une étrange consistance. Ils se projettent sur le pare-brise, dans le vert du paysage, sur l’écran partagé du réel qui défile sous nos yeux. La voiture est une mini salle de cinéma pour deux, le laboratoire sans conséquence de nos rêveries qui se dénudent. Tandis que les mots sortent, d’autres images entrent, arrivent sur nous. Je pense à Scénario du film Passion quand Godard se fait manger par ses images. Dans le transit du temps et de l’espace, les mots dits s’écrivent en même temps qu’ils se dispersent, et se perdent dans le paysage, qui les réfléchit et les engloutit. En parlant, c’est déjà une histoire que l’on raconte, et qui s’invente. La voiture opère le passage d’un monde à l’autre, entre la réalité et la fiction. Ordet à l’arrière s’est endormie. On s’arrête aux Loges pour prendre du pain à la boulangerie, que Pierre a filmée aussi pour Le Bel été, et dont il connaît chaque artisan, chaque gâteau, presque tout le savoir. À l’image du sanglier qui traverse la route comme sorti d’un conte, je ne sais plus par où les choses commencent, d’où elles se nourrissent : si le film naît de la vie, ou la vie du film tendanciel et permanent, d’un mythe de tout instant. Simplement, du fait de l’attention, du cadre, et du regard de Pierre, qui transfigure chaque objet, chaque animal, chaque ami, à l’instant de son apparition. Je me transforme avec lui en percepteur intégral des situations que nous vivons.

Le partage de cette expérience initiale, de ce trajet en voiture, puis d’une soirée à Vattetot, scelle une amitié qui rend chacun auteur et artiste d’une vie qui s’écrit d’emblée à plusieurs. La fiction vient comme le prolongement naturel d’un temps de vie vécue pleinement, c’est-à-dire jusqu’à l’ouverture. La politique est le corollaire d’une telle décision. Elle en émane. Ce qui s’écrit, ce que le film retiendra n’est pas la simple transformation de ce qui a été (vu, vécu, aimé), mais le rapport immanent du récit, du roman, du film, à chaque instant, dans le présent même qui le traverse.

C’est ainsi, après plusieurs trajets en voiture, des soirées à Vattetot où nos vies se sont mêlées en paroles et en actes, que Pierre m’a demandé d’écrire avec lui des textes ou des voix pour ses films.

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