L’ESPACE SE MEURT ?
[La Femme, le dos tourné] : « Monsieur, soudain ceci, soudain ceci m’étonne… Il n’y a plus personne, pourtant moi je vous parle, et vous, vous m’écoutez puisque vous me répondez… Monsieur à travers tout, quelles sont ces images tantôt en liberté, tantôt enfermées, cette énorme pensée où des figures passent, où brillent des couleurs ? »
[L’enfant, les yeux clos, enlaçant la femme] : « Madame, c’était l’espace, et l’espace se meurt… »
Jean-Luc Godard citant Jean Tardieu.
(Film Socialisme).
« Madame, quels sont ses yeux nombreux qui dans la nuit regardent ? »
En plein jour dans le ciel, on voit finalement peu de choses. Par contre toutes les choses sur la surface de la terre sont visibles illuminées par le soleil – qui jamais comme la mort ne peut se regarder en face.
Ces yeux nombreux sont forcément du ciel de nuit, car c’est dans la nuit que l’on voit des choses du ciel. Le jour, on ne voit rien ou presque dans le ciel, sinon quelquefois les nuages, les oiseaux, les insectes, les avions, la poussière…, tout ce qui vole… qu’enveloppe le bleu magnifique de l’air. Mais ces choses qui traversent le ciel appartiennent toutes à la terre.
Ces yeux nombreux qui dans la nuit regardent sont des objets proprement célestes, comme les étoiles qui par une nuit claire montrent l’ordre des cieux, invisible le jour, tandis que l’obscurité enveloppe les choses de la terre.
Or l’enfant dans cette courte séquence du film de J.L. Godard se souvient déjà, les yeux clos, des choses comme des sortes de paroles qui dans la nuit regardent – regardent qui les parlent – dans la nuit du langage et de la pensée qui est la sienne. Car ce que ne cite pas le cinéaste du poème de Jean Tardieu Monsieur-Monsieur c’est la réponse immédiate de Monsieur (devenu l’enfant chez Godard) à l’étonnement de Monsieur (devenu Madame chez Godard) :
« Monsieur, soudain ceci, soudain ceci m’étonne… Il n’y a plus personne, pourtant moi je vous parle, et vous, vous m’écoutez puisque vous me répondez ».
Ici, Monsieur (l’enfant chez Godard), dans le poème de Tardieu, répond :
« Ce sont les choses qui ne voient ni entendent, mais qui voudraient entendre et qui voudraient parler ».
Il se souvient heureusement d’avoir été enfanté au pouvoir de connaitre la vie dans le verbe divin. Les choses, par quelles oreilles et par quelles bouches, pourraient-elles entendre et parler sinon par les oreilles et par la bouche de celui qui voit ces yeux nombreux qui dans la nuit regardent ? Autrement dit par celui qui s’interroge sur l’ordre des cieux dans les choses, sur la réalité invisible du réel, cachée mais agissante comme est caché et agissant l’ordre céleste le jour.
Regarder les choses qui nous regardent passe nécessairement – comme à notre insu – par le crible du langage dont nous sommes héritiers. Ce langage est un héritage et il ne pourrait en être autrement puisque la parole a été adressée à chacun en premier, et que chacun y a répondu comme il a pu. Cette parole illumine aussi bien qu’elle obscurcit le réel, et si l’espace se meurt – c’est en effet la conclusion de l’enfant – c’est que cette parole au fond n’est pas vraie. Car il y a un drame de la filiation dans l’homme qui se manifeste par une dérégulation de la présence qui devient sourde et aveugle au réel et qui conduit au mutisme.
C’est au crible du vrai que cette parole dont nous sommes héritiers va devoir de nouveau passer. Et les choses, toutes les choses, et tous les langages servent pour cela de médiations. C’est pourquoi, le regard que nous posons sur le moindre objet, avec intelligence, à condition que celle-ci soit en acte, transforme celui-là en objet d’augure. S’il dévoile dans un premier temps l’état des ravages et révèle la misère si grande des hommes, il devient ensuite une médiation qui rend libre, à condition de s’exercer à parler juste.
L’objet, n’importe quel objet dicte en cette affaire une manière de deviner, et le regard est alors un voir filant dans la nuit qui éveille toujours davantage à la présence de la vérité immanente au monde créé. Et c’est la présence de la vérité immanente au monde créé qui dévoile la réelle présence de l’homme au monde, rendant la terre aimable à ses yeux, ce que montrèrent chacune en leurs temps – malgré les lubies et les tendances mortifères propres à chaque époque – des grandes œuvres des maitres de la peinture, de la musique, de la poésie, ou du cinéma…
Le souci de la vérité qui rend libre, dont Ponge disait qu’elle seule est belle naturellement, est peut-être, pour quelques-uns, l’autre nom de cette rage de l’expression qui devrait animer tout homme qui veut sortir de la matrice mortifère d’une parole et d’une pensée fausses pour rendre compte de son étonnement devant le réel ; et c’est une chose utile surtout pour sortir de cette paresse de l’esprit qui obscurcit tout actuellement. Car si l’espace, à l’image de notre relation au réel, se meurt, en nous – car il s’agit bien évidemment d’un espace intérieur – à cause d’une parole et d’une pensée faussée dont nous héritons par la filiation, il se pourrait qu’il se révélât en une autre parole vive, celles de nos pères choisis qui par une ascèse du langage se sont efforcés de mettre au jour cette parole universelle qui se révèle quand l’homme contemple intelligemment le réel.
Choisir ou deviner ses pères selon le degré d’attachement à la vérité dont ils témoignent à travers des œuvres par exemple, revient toujours à interroger leur état de fils. Il faut en quelque sorte reconnaitre le Fils en nos pères choisis qui est aussi le Verbe pour instituer en soi-même une parole, et tout ce qui s’en suit, ajustée au réel.
Van Gogh par ex., dont nous partageons si curieusement la mémoire, (ce qui devrait nous questionner), qui est devenu pour beaucoup une sorte de frère universel, ce qui signifie qu’il était déjà un fils – car pour qu’il y ait des frères, il faut avoir un Père commun – aura éprouvé jusqu’à se briser ce refus des hommes, en son temps, de reconnaitre la présence de la vérité immanente au monde créé.
[L’enfant, enlaçant la femme] : Madame, c’était l’espace, et l’espace se meurt… ».
Pauvre héritier dépouillé de ses biens à cause du désastre obscur toujours plus ou moins annoncé parce que toujours plus ou moins transmis… Nous sommes pour une grande part dépossédés de nous-mêmes, dépossédés de nos biens, chosifiés, certes, et chacun y contribue soi-même par inconscience et c’est notre drame, mais la réalité est ainsi faite que l’on peut naître à la vie qui est dans le verbe divin grâce aux choses mêmes à condition de reconnaitre la vérité qui rend libre.