[1]
Pierre Auguste Renoir qui aimait le monde des hommes s’est toujours consacré à l’étude des figures en plein air. Le déjeuner des canotiers, Les rameurs à Chatou, La Grenouillère représentent des parties de campagne. Il s’agit pour bien profiter de cette peinture d’adopter au moins le point de vue de la lumière cher aux impressionnistes, lequel suppose un petit exercice mental qui oblige (toujours) de se déranger un peu. L’épreuve fut sans doute insurmontable pour le critique Albert Wolf qui vit, lors de la 2e exposition impressionniste de 1876, dans le torse, effet de soleil de Renoir : « un amas de chair en décomposition sur lequel des taches vertes violacées, indiquent un état de complète putréfaction ». C’est qu’il décrit une vision mentale nourrie par la névrose collective de l’époque et qu’il voit un cadavre là où Renoir s’amuse des jeux de lumière sur le corps d’une baigneuse dans un sous-bois.
133 ans plus tard, un autre critique, lors de l’exposition Renoir au XXe siècle qui s’est tenue à Paris en 2009, n’aime toujours pas les baigneuses en plein air, pas plus que les portraits, pour d’autres raisons. Dans un article hargneux qui en dit long sur les maladies mentales – contagieuses – de notre époque, P. L. qualifie Renoir de « peintre digestif, fabriquant de chair molle » et voit dans ses portraits de femmes « des têtes aux formats de pastèque » des « somnolentes à bouche large » « absentes par excès de viande : de jolies vaches dans une peau de fleur [à qui] on [notre critique] aimerait coller des baffes pour se réveiller ».
Un ami très spirituel plaisantait un jour en disant que sur la tombe de bien des gens on pourrait graver en guise d’épitaphe : « Il (ou elle) n’aura jamais été content(e). Pas content(e) de vivre, pas content(e) de mourir probablement… pas content(e) d’être en enfer ! ».
D’autres critiques heureusement plus contents, c’est-à-dire moins obsédés mentalement, ont pourtant vu chez Renoir, dès son vivant, un peintre de la vie : « Renoir peint comme il respire ! »… (O. Mirbeau).
Il est bien inutile en effet de « coller des baffes » aux portraits de peinture – d’en coller à qui que ce soit d’ailleurs pour se réveiller soi-même, et plonger son regard dans celui de la Source est même conseillé pour s’éveiller, sinon au mystère du désir en général, au moins à celui, particulier, de Pierre-Auguste Renoir – peintre – en lequel son fils Jean parait, par exemple. C’est qu’il n’y a pas de vie sans filiation laquelle passe jusqu’à nouvel ordre par les femmes.
Renoir n’aimait pas les raseurs, aimait beaucoup les femmes. Il est probable qu’il aimait ce vers extrait d’un poème en prose (le phénomène futur) quand bien même il a refusé de l’illustrer comme le lui demandait Mallarmé : « A la place du vêtement vain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse ». Ce « regard qui sort de sa chair heureuse » et non le regard que nous posons, un peu hâtivement et lourdement, sur sa chair heureuse, ne peut être perçu sans le secours de l’intelligence et sans la médiation du langage… L’expérience impressionniste, ancrée dans le réel le plus direct aura permis à quelques peintres parmi les plus clairvoyants de retrouver cette intelligence de la peinture, et pour quelques-uns cette intelligence du féminin, en se fiant à la lumière, et d’échapper à une pensée fausse véhiculée par l’enseignement académique. Renoir qui se méfiait d’une approche d’emblée calculatrice de la peinture (illustrant une pensée) privilégiait une peinture sans projet, ce qui lui semblait paradoxalement le meilleur moyen d’en trouver un, et de poser les fondements logiques d’un langage vivant. Aucun langage n’existe sans fondements logiques, mais lorsque ceux-ci sont mal assimilés, ils conduisent, en égarant l’esprit, sur la pente glissante de l’académisme.
Si Renoir à la fin de sa vie a recours à des figures mythiques pour s’exprimer, Femmes/Source, Berger d’Arcadie [2], qui témoignent chez lui d’un souci nouveau, ce n’est pas seulement pour se complaire dans un paradis d’artifice avant de mourir alors qu’il est paralysé et plein d’arthrite, ou parce qu’il s’intéresse soudainement à la mythologie grecque, mais parce qu’il accomplit sa vie de peintre et parce qu’un langage qui s’approche de sa source réelle révèle toujours mieux les fondements logiques qui le sous-tendent ; c’est-à-dire qu’il révèle un peu mieux le Logos (divin) sans lequel il ne saurait paraitre ; et c’est par des figures symboliques que Renoir en témoigne alors que sa vie terrestre s’achève. C’est toute la différence entre W. Bouguereau qui peint mal une illustration fantasmatique du mythe de la naissance de Vénus, égarée dans des brumes psychiques, et Renoir dont le langage touche quelquefois, presque « naturellement », sans l’avoir cherché, la réalité de la fonction symbolique des images, ce qui est a priori plutôt inattendu chez lui.
[1] : P. A. Renoir. La Source (1906) (Détail)
[2] : C’est cette même figure du berger mythique qui servira le propos de Jean Renoir dans le film Le déjeuner sur l’herbe. Pour tempérer les excès de rationalisme auto-référant du Professeur Alexis et de la Comtesse Marie-Charlotte, le berger Gaspard juché sur un temple de Diane déclenche une tempête avec un air de flute qui égare tout le monde dans la nature et ravive surtout les pulsions endormies