La résistance passe sous le cinéma

Texte de Benjamin Criqui, 2021

Quelque chose résiste, quelque chose ne passe pas et nous irrite comme un court-circuit dans un réseau électrique que l’on pensait si infaillible. Un résidu vient parasiter peu à peu notre mémoire, seulement au fur et à mesure que notre raison cherche à synthétiser le défilement des photogrammes avec cette perturbation écranique, l’image s’obscurcit et passe au négatif comme si elle était rendue au royaume des profondeurs de notre inconscient. Les spectateurs prenant l’air ahuri s’inquiètent d’un tel balbutiement qui paraît si aberrant à leurs yeux. « Ce n’était rien » diront certains de leurs confrères en salle très peu soucieux d’interroger l’image obscure qui leur a sauté aux yeux ou pour ainsi dire passé « sous les yeux ». En effet, quelque chose ne s’est pas confiné au centre de l’œuvre, soit surexposé soit sous-exposé, en fin de compte cette chose s’est très vite incendiée aux regards des spectateurs qui n’ont plus qu’en mémoire les braises d’une combustion à la fois indicible et souterraine.

Avec cette image qui nous résiste à la tête, le jeu vaut maintenant la peine d’être relancé ; nous participons maintenant à un retour. Ce retour est de nature poético-politique et cette résistance qui paraissait soumise à l’instant de la projection vient plutôt du fond des âges nous rattraper et persister dans notre mémoire. Voilà que le cinéma résiste, qu’il emprunte un chemin inconnu déployé entre les vestiges du passé et un futur hypothétique. Force est de constater qu’il faut effectuer un pas de côté sur notre modernité pour comprendre ce qui nous résiste et ne pas stupidement le rejeter en bloc. Il faut admettre que cela tient lieu d’un processus acharnant, l’image qui nous persiste n’est pas commode. En effet, elle est protéiforme et trace toute une constellation sublime avec l’Histoire de toutes ces autres images si promptes à la soudaine disparition. L’objet n’est pas identifiable mais il est d’une très grande précision comme si plus on s’en rapprochait plus il opérait une sorte de densification autour de lui pour mieux le perdre et peut-être des années, des décennies voire des siècles plus tard le retrouver. Que reste-t-il dira-t-on ?

Des survivances, quelques fragments, des îlots perdus qui n’existent que par les liens opaques qu’elles tissent entre elles. De ces rapports obscurs naît une cartographie dans laquelle nous errons tel des fantômes perdus dans un océan d’éternité. La quête n’est pas fixée car seul compte les terres inconnues ou ces nouveautés étrangement familières rappelant l’Unheimliche freudien. C’est que ces images parlent d’un peuple à venir, leur amplitude immense marque une déchirure dans le cours normal du temps. Elles surgissent d’en-dessous tel des symptômes, comme un événement rythmique qui change la donne du jeu d’une manière éminemment surréaliste ou comme un inconnu révélé dans une équation. Le flux du temps adopte par cette fulgurance un rythme presque paranoïaque, l’image bégaie littéralement sous nos yeux. Demeure donc l’intuition qu’un événement n’est pas passé ou comme le disait Georges-Didi-Huberman que le « passé ne passe pas », qu’il fend et découpe l’Histoire en laissant des béances. Il faut donc maintenant « organiser les décombres » comme le disait Walter Benjamin, soit admettre peut-être de manière pessimiste qu’il faut marquer un ralentissement dans le présent pour rapiécer dans le désordre de notre siècle une mémoire involontaire et qui se dérobe à nous. Ralentir pour trouver ce qu’il reste malgré tout sur les bords de nos humanités, le cinéma se met à enquêter comme Pollet le fait dans Méditerranée en cherchant sur les mots de Sollers : « Une mémoire inconnue qui fuit obstinément vers des époques de plus en plus lointaines ». Il faut alors agencer ce qu’il nous reste in extremis pour regarder, soit « garder deux fois » ; c’est donc sacré comme Godard le faisait remarquer. L’image qui résiste contient en effet du sacré, elle pose les limites, marque les frontières, une façon de dire « No Comment » comme dans Film Socialisme. Ce qui nous résiste ne passe donc pas mais en même temps nous échappe comme si il y avait conflit entre une immobilité et une progression. Une course poursuite éternelle distribuée sur plusieurs époques avec parfois et bien heureusement des soulèvements, des retournements et puis des volte faces.

Alors à quoi le cinéma résiste-t-il ? D’abord le cinéma résiste au spectateur car il n’engage pas tant à la communication mais bien plus à la communion. La projection se fait l’organisation d’un rite sacré où les spectateurs sont invités à découvrir de nouvelles sensations davantage qu’à « comprendre une information ». L’important est alors ce renouvellement du sensible dont parle Jacques Rancière dans nombre de ses ouvrages. Les gestes les plus simples participent au relancement d’une esthétique, voilà toute la politique de l’image qui résiste : c’est de la pure poésie comme en fait Ninetto Davoli qui joue au football dans les banlieues industrielles de Bologne dans Œdipe Roi ou Ptit Quinquin qui étreint sa petite amie en lui murmurant des mots doux qui ne sortent normalement que des bouches des adultes. L’innocence, la pauvreté et surtout le sublime, ces deux exemples touchent à la pure poésie parce qu’ils inventent de nouvelles variations de ce qui compose notre réalité en résistant aux vices de l’archétype mais tout en vissant de profonds échos. Ces images nous font quelques promesses mais dont nous ne saurons rien car c’est toute leur ambiguïté de résister au complet dévoilement et à l’état de totalité qui leur est refusé. On aurait ainsi tendance à dire que ce qui résiste tient toujours dans un même lieu et une même temporalité, donc que le mouvement lui est antagoniste car ce qui résiste devrait « rester de marbre ». Mais il n’en est rien, l’image qui résiste est intimement liée au mouvement, seulement (à la différence des classiques images actions qui se répondent en action-réaction) celle-ci est toujours promise à la disparition et la réapparition. (Cependant si nous étions plus juste nous parlerions d’une disparition qui se situe uniquement sous nos yeux car les images qui résistent continuent d’exister bien au-delà du moi. Un moi qui aurait d’ailleurs tendance à polluer toute image qui résisterait à son emprise.)

L’image ou le son circulent dans un circuit ouvert comme en physique, si ils résistent ainsi jusqu’au bout, alors ils épuiseront une énergie pour en créer une nouvelle. Mais ce qui nous résiste ne manque pas de nous foudroyer. En effet dans ce réseau de hautes tensions on change constamment d’état, c’est un jeu passionnel et algébrique avec un inconnu qu’il s’agit de capturer dans son intermittence folle. Lorsque l’éclair est perçu, une multitude de temporalités hétérogènes passent et sont libérées de l’oubli auquel nous les avions condamnés. Aby Warburg parle d’un temps des fantômes pour caractériser ces images « revenantes » qui permettent de créer un montage formidable dans l’Histoire des arts. Le cinéma tient donc ici un rôle éminemment important, il permet à des images, des sons et des gestes de persister dans l’inconscient des spectateurs. Comment perçoit-on cette résurrection ? Un événement des plus simples nous fait soudainement songer après son déroulement que un instant : un geste, un élément, que sais-je d’autre, a nagé à contre-courant, et ainsi que le cours du temps n’était plus perdition vers sa fuite mais retour à une source. Sergueï Eisenstein reprend dans ses Notes pour une Histoire générale du cinéma cette idée selon laquelle son art serait l’héritier et la synthèse de toutes les cultures des siècles précédents. On peut émettre une critique à l’égard de cette idée du cinéma comme totalité des cultures (Vertov l’aura très bien fait en désignant le cinéma comme médium uniquement nouveau), mais Eisenstein révèle surtout que l’image opère d’une momification (que reprendra Bazin) et donc que l’Histoire continue à vivre à travers le cinéma. Il illustre ces temps confondus par des rapprochements cosmiques de civilisations en mettant par exemple côte à côte une sculpture sur un tombeau égyptien et une bande dessinée américaine. Une image comme celle de la pietà paysanne dans La Ligne Générale renvoie ainsi à toute une tradition chrétienne que la Russie a tant cultivée dans son passé.

On pourrait donc parler de gloire mais aussi de défaite du cinéma dont Jean-Luc Godard a bien révélé le grand échec : il a manqué son rendez-vous avec l’histoire en n’ayant pas su filmer les camps de concentrations à la fin de la guerre. Voilà que les fantômes tués dans les camps basculent une seconde fois dans l’horreur de l’oubli. La mémoire si elle ne meurt jamais, peut en revanche être assassinée. Il faudrait donc formuler des critiques à tous ces cinéastes qui filment de l’oubli sans jamais filmer l’oubli en question, c’est-à-dire la disparition évidente d’une mémoire qui s’enterre sous nos sens mais ne disparaît pas à proprement parler. Dans nos terrains enfouis d’imagination demeure cette mémoire fantomatique et flottante de ces peuples sacrifiés. Le cinéma s’accompagne donc d’un devoir : il est le seul art qui touche intimement l’Histoire au sens où il la rend directement visible et sensible. Il ne fait pas « de l’Histoire » mais en est plutôt la métaphore. Ainsi pour mettre les choses au clair, nous ne parlons pas de cinéma militant dont le but est d’être le plus efficace et clairement compris pour convaincre le spectateur de passer à l’action. La résistance n’est par ailleurs pas « dans le cinéma » mais fait parfois chemin à ses côtés. Parlons donc de cinéma à l’expérience poétique et politique qui rend sensible une résistance impossible à définir car lacunaire et non-univoque. Ce qui résiste aux yeux du spectateur pourrait donc avoir tout l’air d’être soumis à une finitude. Toutefois sentir ce qui résiste exige que le spectateur change de paradigme, qu’il soit plus humble et résiste au simple dialogue horizontal, celui à sa hauteur face à l’écran. En fait c’est en raison d’une formidable tangente tracée invisiblement sur l’écran que le cinéma peut projeter et se projeter du zéro à l’infini. Trop bien assis à notre place, nous ne voyons que la ligne droite, mais si l’on substituait ce regard trop stable, à un regard disons davantage sur le fil, l’intersection nous serait sans doute rendue sensible tant au regard qu’à l’ouïe. Voilà comment l’image par cette politique du rapport invisible résiste à cette stupide appellation « d’image réelle ». Les images sont le fruit de l’imaginaire et si elles ne sont d’abord que le fruit d’un reflet, leur association dans une durée les libèrent à la non-connaissance. Elles nous résistent mais forçons-nous à les prendre et idéalement si cela est encore possible à les apprendre. La résistance nous perd, l’image installe un chaos mais il est libérateur. Il faut s’y faire, le cinéma ne nous réveille à nos existences qu’en empruntant d’autres chemins.

Le cinéaste a donc la tâche ardue de devoir découper dans les histoires et retourner « les temps » pour révéler les trous que les pouvoirs et le règne cherchent maladroitement à combler. Mettre en rapport les images à l’Histoire, c’est tout le sens de l’image dialectique dont fait l’éloge Walter Benjamin. Le cinéma fait de la résistance en adoptant des réseaux qui passent sous et sur la communication. C’est au prix de formidables dérives dans une mémoire-monde meurtrie qu’il ressuscite un espoir soit-il le plus fugace. Au fond le cinéma et la résistance trouvent une entente dans les deux mythes grecs que sont Orphée et Antigone. L’un veut désespérément reprendre à la mort tout ce qu’elle nous dérobe, l’autre veut sauver l’honneur des morts. Le monde comme Bazin l’avait prédit avec le cinéma revivra chaque après-midi en rêve la mort d’Antigone mais sans oublier combien son sacrifice fut le germe d’une nouvelle résistance qui fleurit même dans les temps de détresse à travers cette « perfectibilité » benjaminienne du langage. Une façon pour le cinéma de dire voilà nous avons fait cela, le reste c’est à vous de l’imaginer.

Ce qui résiste d’abord ce sont les corps, ces enveloppes qui grouillent de vies insoupçonnées. Le cinéma permet de révéler des corps paranoïaques. Le moi et le monde cessent de s’interpénétrer et la première condition humaine qui appelle à dire que l’enfer c’est les autres : c’est le corps. Dès lors qu’il perd son rapport à l’altérité, il fait parade à toute influence étrangère. Le cinéma est alors un moyen de filmer les corps dans ce qu’ils ont de plus opaques. Ils sont névrosés dans les films de John Cassavetes ou encore reptiliens, primitifs dans les films de Bruno Dumont. Ces corps ne sont plus visibles et lisibles, on les reconnait par leur résistance à toute continuité logique et motrice. Le cinéma surtout dans sa modernité montre un corps à bout de nerfs dans son « idéal schizophrénique » cher à Deleuze. Ce dernier souhaite un corps sans organes, c’est-à-dire qui ne répond plus à une organisation fixée. Il y a totale disparité des gestes, éloignement du centre ; le corps devient un haut lieu de résistance au normatif et à la synthèse. Le voilà libéré dans son désordre mais en même temps libre d’être schizophrénique, comme si la question n’était plus « À quoi répond ce corps ? » mais plutôt « Ce corps répond-il ? ».

Le cinéma répond négativement à cette dernière question, il a beau filmer jusque dans les entrailles comme avec les personnages de Cronenberg ; les corps n’en restent pas moins dotés d’une pudeur inatteignable. Le corps n’est plus représenté, il nous est présenté pour lui-même et à travers des percepts qui dépassent les pores de la peau. Paradoxalement la distance prise avec ces corps permet donc de mieux sentir leur vie intérieure et autonomisée de toute logique cérébrale. Jean-Luc Godard l’avait senti lorsqu’il parlait du tournage de son chef d’œuvre Vivre sa Vie, il faut filmer de l’extérieur pour mieux rendre compte de l’intérieur. Le cinéma permet donc d’interroger des corps minoritaires qui témoignent par leur silence d’un état de résistance fondamental. Il ne s’agit plus de penser le corps, c’est lui qui donne matière à penser dans son mutisme, d’où son rapport intime avec le cinéma qui est l’art le plus directement concret et en capacité de plonger l’œil dans le charnel sans basculer dans la pornographie. Bresson pour composer ce qu’il appelait son « tableau » disait prendre des bouts de nature de son modèle. Tout l’enjeu est dans ce que le corps peut donner, se donne-t-il à vendre ou donne-t-il de lui l’image de sa propre résistance ? Ce qui reviendrait à proposer soit un corps simple reflet du spectateur, soit un corps réfractaire au spectateur. On l’aura compris les corps sont fatigués de leur histoire, ils sont tiraillés entre le vouloir donner envie et ces slogans publicitaires qui vantent et vendent un « individu ». Face à ces statuts finis qui leur sont accolés, le cinéma se dote d’un nouveau devoir qui est celui de montrer des « corps en chantier » qui doivent s’adapter à des percées technologiques dont l’écart se fait de plus en sentir. Loin de l’idéal de L’Homme à la caméra de Vertov, les corps se heurtent à l’éclatement lumineux des écrans. Nous voilà alors arrivé à Seymour Cassel qui dans les dernières minutes de Faces de John Cassavetes rend compte de ces gestes machiniques sans conscience que nous faisons chaque jour jusqu’à l’essoufflement pour déterrer notre lourd inconscient.

Difficile alors de recharger de sens ces corps absurdes. Il reste cependant dans le cinéma un pouvoir de donner l’impulsion vitaliste pour que le rythme continue. Cela rejoint nos œuvres contemporaines avec Adieu au langage qui interroge le rapport finalement pas si inédit de la technologie et des corps, à savoir ici le téléphone portable et le pouce qui pousse. On revient sur un nœud fondamental qui est que plus le corps devient insondable plus la nature du rapport qu’il entretient avec l’image (donc sa métaphore) sera profond. Depuis Griffith qui filmait avec passion sa muse Lilan Gish, les corps contiennent les interstices et les silences : ils sont le creuset de la grande Histoire du désir. Le cinéma peut ainsi projeter les corps aux doubles grands enjeux de l’inconscient que Freud avait déjà révélé, c’est-à-dire le sexe et la mort. Un corps en proie aux pulsions mais qui y résiste en les détournant en désir. Ce pourrait être également le propre du cinéma qui résiste constamment entre les deux pôles antithétiques que sont l’image pornographique et pulsative qui fait le commerce des corps et l’image survivante qui refuse en bloc la réification des corps pour que leur beauté antique et mystique résiste.

Sous cette grande économie reste donc ces images hors-normes et infiniment fragiles. Passées à la mise à mort durant leur filmage et ayant perdues une grande part de leur aura comme le remarquait Benjamin ; ces images sont ressuscitées et mises en rythme par le montage. Il reste encore la coupure, qui dans le cinéma moderne ne se gêne plus d’en être une, comme un accident ; un événement fortuit qui fait écarquiller grand les yeux. Le courant a lâché ? Non au cinéma, l’image qui résiste ne lâche pas l’affaire, le courant a soit chuté soit sauté mais il ne lâche jamais. L’image doit résister, elle est toujours comprise dans une tension paramétrée par la suite des photogrammes : son rapport au temps est donc dialectique, elle agit en raison des courants et sait donc se faire oublier sans véritablement disparaître. Après tout ce n’est qu’une image, elle ne révèle rien sinon son infirmité à rendre compte d’une totalité. C’est une image qui apparaît malgré tout. Elle est lacunaire, approximative et préfère aux temps forts les temps faibles qui ont du mal à passer. C’est une image qui donne à voir le temps lui-même creuser notre dimension puis sauter dans une nouvelle pour marcher de l’impur au pur et vice-versa, du sol affouillé aux étoiles ou encore de La Terre de Dovjenko à La Nuit étoilée de Van Gogh.

Peu de cinéastes avaient cette haute exigence de sceller le temps dans leurs œuvres d’art. On voit ainsi apparaître le temps chez Tarkovski ou Mizoguchi comme une corde continuellement en expansion qui fait littéralement résister les fantômes des mémoires dans les temps présents. De toute évidence pour ces cinéastes rien ne résiste au temps, en revanche si il n’existe pas de non-temps ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’immortalité. L’art met en place un vecteur d’éternité dans ces blocs de temps que construisent les artistes. La résistance n’est donc plus à mener face au temps car ce dernier nous est vertueux ; non le cinéma doit résister au nihilisme et ses tentations qui ressortent dans les paroles des annonciateurs de fin des temps. Cette résistance qui passe sous les arts n’a en effet rien à faire d’un horizon apocalyptique ou encore de ces lignes droites en symboles du destin dont Hundertwasser se méfiait car elles étaient selon lui « le plus grand danger créé par l’homme ». Le propre de la résistance est de tenir sa force dans la mise en échec de toute dissipation claire des temps. C’est un pouvoir qui dans l’instant où nous en percevons un fragment paraît infiniment faible, mais qui dans son parcours souterrain à chaque fois qu’il croise un art permet à une œuvre de fabriquer un nouveau « antidestin » comme Malraux le disait. On ne cessera donc jamais de dire combien l’esthétique cinématographique est liée à la politique. Ceci nous fait nous demander en regardant notre passé : si la résistance passe sous le cinéma, serait-ce parce que ce dernier est occupé ?

Il s’agit de réévaluer une situation politique à travers des images et des sons qui résistent ou ont résisté au côté du cinéma. Le reste de la masse de visuel et de lisible prend la dérive et paradoxalement en même temps se concentre. Il ne se bat plus au sein d’un pouvoir centralisateur que des informations où il n’y a pratiquement que du texte et au fond jamais de langage. L’image ou le son se retrouvent amputés par des médias qui ne savent plus correctement les légender, c’est-à-dire leur donner une lecture. On se retrouve à ne plus pouvoir mettre des mots sur les choses les plus simples de la nature comme le fait très bien remarquer Romain Bertrand dans Le Détail du Monde.

Malgré tout, le cinéma oppose une résistance, il cultive son petit jardin ou pourrait-on dire son petit commerce à l’ombre des autres industries qui créent de l’oubli et rêvent de grandeurs. Il est vain de penser que le cinéma peut amener à une grande issue salvatrice des temps : sa tâche en tant qu’art s’avère bien plus humble bien qu’importante. Au 20ème siècle le cours de l’expérience a chuté. C’est le constat que tirent des philosophes tels que Walter Benjamin ou Giorgio Agamben. L’homme moderne ne sait plus muter en expériences ce qu’il vit dans une journée d’où la perte du sens du récit qui est révélé durant ce 20ème siècle. Encore une fois le flux ou le cours du temps est dévalorisé : c’est la chute immanente de l’expérience. Toutefois ce qui chute ne disparaît pas forcément, il faudrait donc dire que les faibles expériences que nous vivons encore empruntent un circuit souterrain. Le cinéma se met à voler à basse altitude, à naviguer vers de minuscules mais de nouveaux continents d’imaginations.

Il faut enquêter avec le pouvoir centrifuge des images du cinéma, faire un détour dans des géographies oubliées ; trouver des gestes qui soulèvent des mémoires enfouies depuis des siècles de civilisation et enfin reposer la question de l’origine (chose que faisait Serge Daney et notamment dans le documentaire Damned ! Daney de Bernard Mantelli). Le cinéma est une métaphore de la vie politique en communauté au sens où il implique un travail de collectivité. Les images sont toutes comprises dans un régime démocratique, il n’y pas d’image de plus haute qualité qu’une autre, mais leur agencement fait naître des écarts d’où le paradoxe suivant : si le montage fonctionne, c’est qu’il montre la validité des écarts comme des rapprochements. Il faut ainsi en suivant les mots de Pierre Reverdy « monter des réalités justes et lointaines » pour comprendre les rapports obscurs, dialectiques et contradictoires qui constituent le cinéma.

C’est tout l’enjeu d’un film comme Film Socialisme de tracer ainsi des cartographies à travers les flux d’une géographie bien concrète : ici l’Europe. Godard en historien matérialiste mène son enquête sur la circulation de l’argent dans la première partie intitulée « Des choses comme ça ». A travers l’économie d’images parfois communes et commerciales et d’autre fois d’archives et exceptionnelles, il montre les frontières et jusqu’où les déplacements sont possibles dans le lieu bien donné du bateau de croisière européen le Costa Concordia. La seconde partie de Film Socialisme se déroule dans un garage en Savoie appelé Martin en référence au réseau de résistance « Famille Martin ». Cette seconde partie appelée « Quo vadis europa » est un véritable acte de bravoure, elle revalorise l’importance du verbe avoir à entendre aussi avec Godard (qui aime décidément les jeux de langage) au sens de à-voir. Pourquoi privilégier ce verbe plutôt que être ? L’enjeu est en fait bien plus crucial qu’on le pense, en effet le verbe avoir n’advient qu’au terme d’un déroulement temporel, il faut donc avoir été pour avoir et enfin être comme nous le faisait comprendre son exposition Voyage(s) en utopie. La troisième partie intitulée « Nos Humanités » est un surgissement de ce passé qui ne passe pas. Godard mène une archéologie des images, il questionne leur état de dérive, la dégradation des liens. Les images en s’associant à la parole résistent et usent de leur capacité d’association donc de langage. Il reste donc un langage qui fait se tenir le vieux Godard en ermite incompris, loin de la langue, du texte et de ce qui peut encore finalement se dire car « le langage ça ne se dit pas ».

Le cinéma résiste par les percepts inouïs qui subsistent dans son langage. Sa force est de rendre compte par une mécanique impure de sensations pures. Un vase dans Printemps Tardif de Ozu peut ainsi devenir l’objet d’une perception directe du temps qui le contient et se fait en même temps contenir par ce même vase. L’image résistante qui est liée à sa condition lacunaire permet ainsi de se remémorer le monde comme si l’adieu qu’on lui faisait était réitéré à chaque nouveau flash. Son exploit est d’être élaborée dans un contexte extrêmement précis et en même temps de maintenir une incertitude constante : comme une sorte de halo lumineux. L’image qui résiste agit par dégradation sous la lumière, c’est une image lueur qui disparaît sous nos yeux car a toujours pour nous quelque chose de mal lisible. Cependant ce n’est que pour mieux passer les frontières des dimensions qu’elle nous échappe. Paradoxalement loin de nos yeux mais étrangement proche de nos cœurs, le cinéma contribue donc à nous éveiller à cette douleur de l’oubli : il vient nous brûler pour nous rappeler que l’art est un incendie tenace et un sacrifice silencieux.

Toujours à quelques pas de la chute totale, il s’agit pour lui de relancer le jeu des images qui s’entrechoquent pour féconder de nouveaux mondes dans les écarts et les éclats. Le cinéma dans ce phénomène de relance des images n’est jamais plus que la faible lueur fantomatique d’un feu follet qui remonte à la surface. Il y a (comme le disait Bazin qui cherchait l’ontologie de son art) : empreinte de la lumière sur la réalité. D’où l’importance de la notion de technique dans ce processus de résistance qui imprègne les images de cinéma. C’est parce qu’il y a eu au préalable une technique invisibilisée (qui va permettre d’éveiller la sensibilité) que le cinéma peut rendre compte de « l’inconscient optique » que théorisait Walter Benjamin. Le cinéma fait alors sauter un circuit de résistance pour en créer un nouveau. Voilà qu’on peut explorer les rêves éveillés en détail et que la caméra soulève la surface de la matière comme en psychanalyse on recherche sous la conscience « l’inconscient pulsionnel ». L’espace et le mouvement sont réorganisés suivant des structures nouvelles : ce qui résiste est dans le propre des moyens techniques du cinéma. Ce peut être la durée chez Tarkovski, la photogénie chez Epstein, les jeux de montage donc de rapport chez Marker… Au fond le plus important est de ne pas perdre la sensibilité induite par l’image et le son au cinéma. Ce dernier se donne ainsi comme un acte de résistance car il explore les extrémités de l’expérience en jouant constamment sur les lignes. Parfois il est un art, parfois non : le cinéma joue à l’idiot ; en fin de compte c’est dans sa pauvreté, le zéro dont il part qu’il peut muter les actes les plus banales en expérience de vie.

Dans le déphasage des sensations qui s’opèrent entre l’artiste et le public, le cinéma réajuste les réalités pour les rendre au moins disponibles à notre regard ; au mieux perceptible à tous nos organes donc à notre chaos intérieur. A bon entendeur, les spectateurs émancipés ne s’inquièteront pas de ces nouveaux agencements de réalités. C’est que quand l’art résiste, il inquiète et met en jeu une perte, à savoir celle d’une réalité composée de langage, d’imaginaire et de réel. Quand un de ces trois registres tend à l’extinction, un art entame une rétrospective en réveillant de vieux rêves à nos existences. Au fond le cinéma est un soldat dont la stratégie bien affinée est de suspendre les sensations de ses spectateurs pour mieux organiser leurs retrouvailles. C’est parce qu’il y a eu au préalable la mort de quelque chose que le désir de cinéma prend forme et donc que l’attention capturée par l’écran devient de formidables attentes à l’encontre de la vie. Pendant un temps le film nous aura retenu et une part de notre vie se sera écoulée. Triste constat à vrai dire que de devoir tuer le temps sans qu’un moment son cours ne soit devenu dramatisation. Jouons donc avec notre temps, le cinéma ne nous attendra pas alors pourquoi n’inverserions-nous pas la donne : Et si nous retenions le cinéma ? Au fond ce ne serait que mettre en évidence le travail subjectif et sélectif de notre mémoire que Bernard Stiegler rappelle sous le nom de rétention secondaire. Ce travail mémoriel n’est autre que la continuation d’un acte de résistance : nous pensions déjà avant d’avoir vu le film et ce dernier continuera à nous hanter en nous faisant penser après. En partant d’un régime d’images et de sons qui sont au présent, on rend présent toutes les vies parallèles déployées du passé au futur. Vu d’une logique scientifique ; car la machine cinématographique n’est rien de plus que ça, le spectateur de cinéma est un objet de la théorie de la relativité, il accepte certes de perdre son temps et de le rendre impersonnel pour vivre dans l’écran, mais se fait par exemple vite rappeler à sa vie quand il est attentif ou si par malheur un accident lui vient dans la salle. Tout devient une question de point de vue, est-ce le cinéma qui nous réveille ou nous qui réveillons le cinéma ? Sommes-nous liés à un statut ou avons-nous décidé d’être l’algorithme changeant de la salle ? Le spectateur qui exprimait ses envies au sein de l’écran mais tout en y étant retenu peut soudain imprimer sa liberté dans la salle. La fermeture laisse place à l’ouverture, c’est ce Pharmakon qui est à la fois poison et remède. Une image, un son ou que sais-je d’autre peut servir de brèche : la résistance devient la « sortie du monde filmique » pour penser et panser les plaies d’un passé discordant. Le cinéma nous résiste, tant mieux rendons lui l’appareil !

A l’heure où l’on exige du seul contenu, le cinéma puise dans sa capacité à inventer des images vides. Un droit au vide pour repartir sur de bases nouvelles. Se réapproprier nos sens et les reconfigurer à notre temporalité c’est par la même occasion retrouver l’étincelle qui était enfouie sous la masse compacte de visuels publicitaires. Le cinéma rallume le contact entre le langage et les choses, il convoque toute l’exubérance des réalités tangibles en jouant sur une alliance fructueuse de la parole et de l’image. Il ne résiste donc en rien dans un ancrage à un parti, il s’agit davantage pour lui de prendre position afin de donner dans une méthode dialectique le champ et le contrechamp de notre monde. La résistance prend donc forme dans le jeu des tensions palpables entre ce qui vient d’arriver et ce qui adviendra. Il faut envisager les contradictions du cinéma négativement, soit se demander : où s’arrête le filmable ? Où le déphasage des sensations intervient-il ? Cette étrange intuition qu’il y a simultanéité de plusieurs événements mais sans que notre intellect puisse synthétiser cet « entre les choses » perçu. Ni synthèse ni agrégat, il y a l’alliance de l’absolu et du particulier, une manière pour le cinéma d’assumer une radicale ambiguïté qui s’imprime depuis sa préhistoire dans le motif de la course-poursuite. Deux personnages se poursuivent : le jeu qu’ils se prêtent est cosmique. Si il y a synthèse donc attrapage, ce sera une catastrophe, une confusion poétique des styles mais aussi un désastre politique. Si il reste la distinction, alors ces réalités « justes et lointaines » subsisteront pour un temps en une dichotomie. Dans Naissance d’une Nation de Griffith (dont le style est éminemment avant-gardiste pour l’époque mais le thème infiniment raciste pour aujourd’hui), la situation du noir américain qui poursuit la jeune fille blanche est une synecdoque du destin des Etats-Unis. En effet, l’important pour Griffith est que le cinéma donne à résister à la réunion des deux êtres.

La course poursuite est un motif fantôme qui parcourt bien plus qu’on le pense le cinéma car il est un motif de résistance. Le cinéma a un cadre, il ne peut accéder à la totalité, alors lui reste le fragment dont son usage romantique tend à rendre sensible cet idéal d’absolu, de fougue adolescente et de fulgurances de la forme, propres à des poètes comme Nietzche, Hugo ou Michaux. Une pensée de l’absolu est donc incompossible avec la propre technique cinématographique du fragment, mais il reste une tension dans l’inexactitude du langage. L’enjeu est compositionnel, il s’agit de faire varier les rythmes pour que les images dégagent une poésie en n’ayant pas le « temps d’acquérir une réalité » comme le disait Chklovski. La poésie devient un moteur de résistance dans sa capacité à faire culminer au plus haut point les contradictions, un droit à la contradiction et à la suspension du sens que Pasolini assume en tant que grande figure du poète résistant. Il est d’ailleurs intéressant de regarder combien ses écrits sur le cinéma témoignaient d’une vision de « l’irrégularité ». Pasolini dans Cinéma de poésie parle de la « présence d’un film sous-jacent » convoqué à travers un style qu’il appelle « le discours indirect libre ». Le voilà qui assume la non-cohérence, le non-sens, la rupture comme style résistant par-dessous le « film principal ». Presque comme si cela aux yeux d’un pouvoir de l’organisation (au sens large) ne « devrait pas exister ». C’est que Pasolini par ses « fusées » de style baudelairiennes passe sous le pouvoir : il convoque la vie à elle seule, son innocence antique et son parfum intraduisible.

Cette résistance qui passe sous le cinéma n’est donc pas entendue au sens d’ultime horizon de la raison ou pensée inflexible. L’enjeu de la résistance quand elle passe sous le cinéma, c’est de convoquer dans une pensée en mouvement une sorte de « hors-temps » qui est en fait plutôt un autre temps. L’activité du spectateur qui voulait « passer son temps » est court-circuitée. Le cinéma ne coule pas de source, il se contredit ; il pense contre la diction donc quelque part contre soi. La conscience du spectateur souhaitant s’écouler en est irritée, comme si un gamin qui observait un fleuve se faisait perturber par le vol soudain d’un oiseau. Nous nous entendrons sur le fait que ce n’est pas l’oiseau ni le fleuve qui va rétrospectivement repenser à cet événement mais bien l’enfant. Cet exemple métaphorique est la position assumée par tout spectateur qui lorsqu’il assiste à la projection d’un film vient avec toutes ses interprétations qu’il a de la vie. L’avènement de l’oiseau symbolise ce surgissement de l’inconnu, cette nouvelle problématique au sens brechtien qui est posée au spectateur. On peut adhérer à un pacte pour « donner son temps » au cinéma mais jamais à la résistance. En effet, il n’y a rien à lui donner, c’est à peine si l’on en a envie de lui donner de notre temps car elle est en conflit contre tout ce qui s’installe. Sans vraiment s’en rendre compte c’est dans cette agression résistante du cinéma sur le spectateur que ce dernier regagne peu à peu le regard qu’il s’est vu subtilisé. En effet, ce qui résiste réintroduit par la même occasion une ambiguïté dans l’image et le son cinématographique. De un nous faisons deux, c’est ce que Bazin en avance sur son temps mettait en évidence à travers son éloge technique de la profondeur de champ qui rend littéralement bigleux le spectateur. Ce dernier comprenait alors que la liberté n’est jamais totale mais concrètement associée à des espace-temps ici celui de l’écran dans lequel notre regard opère forcément une forme de sélection. Nous voilà complètement libre de n’écouter que la parole, de fermer un œil pour voir entre les choses comme en sont seulement capables les nouveaux nés et les animaux. La résistance passe sous le cinéma, elle réveille le spectateur qui était dans l’image, celui qui était anesthésié dans le rêve d’un autre. Il y a éloge du divorce face au mariage qui tire trop bien parti du spectateur et exige cette capture d’attention de ce qu’on appelle grossièrement « les images ». Oui ça ne va pas de soi, ce qui intéresse une puissance résistante c’est de prendre forme dans ce « juste une image et pas une image juste » que l’on retrouve chez Godard ou Marker. Chacune de ces images demandent « où est la sortie ? », elles permettent donc de faire dynamiter les chemins normaux par exemple en mobilisant la surinterprétation du spectateur. Cette dernière a l’atout de pouvoir creuser une sorte de tunnel sous les discours soi-disant finis et aboutis sur une œuvre d’art afin de montrer des terrains de jeux qui résistent dans l’insondable inconscient où tout peut être dramatisé donc reformulé ; voilà le jeu est relancé.

Une fois de plus quelque chose passe en dessous de nous, cette chose qui remue la terre de manière invisible, les Straub en ont fait l’expérience dans leurs films, c’est la parole. La résistance prend maintenant la forme éthique d’une rupture avec l’image, « Je ne sais pas ce qu’est une image, quelque chose qu’on a apprivoisé, quelque chose qui est construit… Une image c’est quelque chose qui a une forme, une image c’est des sensations personnelles humaines personnalisées : ça c’est pas de moi, c’est de Cézanne » s’exclame Jean-Marie Straub. La puissance de la voix et l’impuissance de l’image chez les Straub fini par devenir une non-image. « Des corps dans peut-être deux ou trois positions » comme le souligne Serge Daney, ce sont les seuls états que filment les Straub. Loin de là l’idée pour les deux réalisateurs allemands d’exercer une maîtrise sur ces corps, en fait c’est tout l’inverse. Il s’agit de diminuer le mouvement et diviser les états pour créer un court-circuit qui passe en dessous, voire au-dessus d’une logique du pouvoir. Jean-Marie Straub dans Kommunisten en associant des blocs de temps de ses films (autre manière de penser la résistance) fabrique des temporalités inédites, en décalage avec ces sociétés de contrôle (dont parlait Deleuze) qui aliènent en premier les corps en leur attribuant des lieux et rythmes définis. Mais face au meurtre fait de la notion d’image, les Straub n’ont pas oublié la puissance que renfermait la parole. Voilà que cette dernière va faire un tour et libérer le cercle des éléments pour que l’humain imprime sa liberté sur la matière. Les voix spectrales gondolent le visuel austère des scènes, nous sentons que nous sommes dans le temps non localisable de la parole des fantômes. Sans prendre par la main les spectateurs, les Straub restent malgré tout avec nous : leur travail n’a aucune visée éducative, c’est de la pure émancipation. Face à ces états de corps archaïques infiniment suffisants pour suggérer toute une humanité, les cinéastes laissent le soin à notre imagination d’inventer l’utopie politique.

Le cinéma comme le remarquait Godard ne prend plus forcément place au sein des films. Face aux vastes horizons de routes bouchées comme l’incarnation d’une « non-temporalité » résiste de pures images qui peuvent encore « marquer un temps ». L’arbre dans son conatus devient l’allégorie « d’un temps devenu nécessaire pour résister en tant qu’image » comme le souligne Raymond Bellour dans le numéro 754 des Cahiers du cinéma. La question est donc de savoir où demeurent encore les muses du temps ? Une question aux résonances freudiennes étant donné que le temps qui s’inscrit et se creuse en nous se fait pleinement ressentir uniquement dans le travail du désir, c’est-à-dire dans un temps dense où l’on peut espérer aimer et retrouver peut-être un centre. La fausse-image, qui n’est entendue qu’au sens de pur visuel ne vise qu’à satisfaire la pulsion, elle agglutine le centre de nos cœurs en nous rendant insensible au travail du temps. Il n’y a tout simplement plus rien à attendre car il n’est plus question ni de départ ni de retour. Il suffirait pourtant d’un décalage, d’une seconde ; comme en physique la chute inattendue d’un atome provoquerait la naissance d’un autre monde ; pour que réapparaisse le temps dans son débordement fluvial ou allégorisé par cette machine cinématographique qu’est le train.

On sait que les hommes se sont retrouvés dépourvus quand les Dieux leurs ont subtilisé leur monde mais n’est-ce pas cette sensation originelle de la perte qui les poussera durant des siècles à organiser les joyeuses retrouvailles avec leur monde. Aujourd’hui le cinéma nous aiderait à retrouver Bacchus, à avoir de nouveau le courage de déjà imaginer nos vies et peut-être dans un temps plus utopique de les vivre. Il faudra en tout cas réapprendre à travailler à l’aveugle, se heurter véritablement à l’expérience sublimatoire de l’impression : « peindre qu’on ne voit pas » disait Proust en parlant d’une toile de Monet. Le cinéma est donc d’abord ce retournement du miroir vers le monde, il s’agit de réimprimer dans la vie ses couches de profondeurs. Moi, je, nous nous imprimons dans notre nature donc nous sommes des hauts points de résistance à ces tentatives d’aplatissement du monde sur un écran. Il ne s’agit pas tant de lever un voile sur le monde que de désigner la frontière pour donner l’étincelle au peuple futur qui désirera traverser le miroir.

Jouons avec notre temps, on dit souvent que la muse du cinéma est avant tout le temps mais si c’était l’inverse… Si le cinéma directement se faisait déborder par ce temps qui résisterait à la logique dominante du pouvoir. Nous revenons sur ces temporalités faibles qui sont la quintessence d’un « malgré tout on aime notre vie », quand la caméra arrête de filmer et que les trous dans la forme du film se font bouquets de fleurs ; ouverture sur d’hypothétiques récits. Comme l’ont très bien constaté les Cahiers du cinéma en revenant sur la décennie des années 2010, le cinéma a pris la dérive dans des mondes pétris de noir, de récits fragmentés qui ne sont jamais sûr de nous assurer un lendemain. Les heures sont devenues gluantes, une brèche dans le temps a fait voyager l’homme dans des mondes où il est devenu littéralement non-existant. Des instants pas toujours agréables et qui irritent nos habitudes de récompenses instantanées. Les films de cette décennie des années 2010 ont surtout permis de montrer la profondeur qui pouvait être dans le plat : c’est le retour du danger, de la dérive dans les imaginaires. Le thème de l’Odyssée réapparaît, les récits n’ont donc pas disparu, ils se sont évadés par des réseaux souterrains. Le désespoir se fait sentir mais tout ce qui est nouveau est à prendre, alors resurgissent des gestes inouïs. Ce sont comme des percepts proustiens qui nous font nous rappeler que la chute de l’expérience à ceci de bon que l’on peut espérer rebondir depuis le zéro sur d’autres sensations nouvellement retrouvées. C’est ce café nostalgique que prend l’agent Cooper dans la saison 3 de Twin Peaks, cette réapparition des fantômes des grands-parents à table dans Oncle Boonmee, ou ces retours fulgurants du monde arabe dans le Livre d’Image. Tout se passe comme si le cinéma se mettait à rêver de partir en voyage sans oublier la sève de cette « Région Centrale » qu’est l’amour. Le cinéma : un art qui prépare éternellement un terrain meuble en fouillant profond chercher les fossiles comme promesse d’un germe qui donnerait à fleurir une utopie. Il enregistre ce qui perdure à nos sensations pour d’une part les garder et d’autre part désigner tant bien que mal les traces de nos sensations disparues. La caméra comme dans les films néoréalistes devra ainsi réapprendre à ramasser les ruines de nos humanités sur le bord fleurissant des rails du cinéma qui ont accueilli tant de films de La Roue d’Abel Gance jusqu’au Livre d’Image de Godard. Au prix d’un simple détour, l’humanité pourrait reformer de nouvelles communautés qui ne soient plus celles organisées par des idéologues mais fondées par des nomades. Quant aux doutes sur un oubli de nos promesses, le cinéma à chaque projection diffuse un « ardent espoir » qui soulève sourdement notre être, nous nous réveillons donc au moins nous résistons !

Benjamin CRIQUI
benjamin.criqui(arobase)gmail.com

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