La fin des musées

Texte de François Cheval, 2015

Le conservateur de musée, le curator ou le commissaire d’exposition sont associés à la gestion du système. Ils sont partie prenante de cette couche sociale, cette petite-bourgeoisie intellectuelle et technicienne qui a émergé à la fin des années 1960 en France. On a confié à cette couche la responsabilité de moderniser la pensée sur le savoir et l’objet pour participer à l’amélioration de l’appareil intellectuel et productif, et par là d’assurer la paix sociale. Aujourd’hui, la profession a cessé de jouer les intermédiaires entre dirigeants et dirigés, elle participe à creuser l’écart entre possédants et dépossédés. Les activités socio-éducatives, culturelles ou d’information, qui faisaient illusion, sont dorénavant reléguées au profit de la promotion d’une culture de l’objet de luxe, le choix de la rareté contre la démocratisation. Préposée par la division du travail aux tâches de conception, d’organisation, de contrôle et d’inculcation, sa vocation médiatrice n’a pas d’autres débouchés que la légitimation de la marchandise culturelle. Cette catégorie sociale demeure l’agent subalterne de la reproduction du système. Refusant de paraître pour ce qu’il est, le conservateur de musée se distingue par le déni de ses actes. Membre de la nouvelle petite bourgeoisie, il se consacre à la mystification de l’ordre social. Il devait beaucoup à l’Etat, en tirait son existence et son pouvoir. Il se retrouve aujourd’hui orphelin, livrée à la médiocrité des potentats provinciaux.

La bureaucratie centrale de l’Etat, c’est-à-dire ce qui reste du ministère de la Culture et sa cadavérique Direction des Musées de France, laisse place désormais à l’autocratie communale. Conséquence paradoxale de la décentralisation, les technocraties municipales et les « élites » politiques locales, faibles et débiles, imposent un nouveau contrôle social contre les velléités de transformation de l’institution. Le clivage actuel, entre grandes institutions internationales ou apatrides, au choix, et la majeure partie des musées français passe par l’inégalité de statut que l’expression de l’exception culturelle française camoufle. A ceux qui ont tout, l’autonomie de gestion, et aux autres, la dépendance. Les musées qui s’illusionnent sur les acquis de l’État providence (loi musée) s’illusionnent. Le rôle de l’Etat culturel a correspondu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à forger un compromis historique, résultat d’une négociation entre communistes et gaullistes, consacrant l’idée d’un aménagement concerté du territoire. L’idée d’une régulation globale de la Culture, au profit de la Nation, a ainsi participé d’un consensus qui a connu son apogée avec le ministère Lang. La diminution programmée de la dotation d’Etat aux collectivités territoriales est un signal envoyé aux autorités locales ; à elles désormais de débarrasser le territoire des institutions superflues, considérées comme élitistes et dispendieuses.

L’un des caractères décisifs de la période actuelle est la capacité des « capitaines d’industrie », sous l’effet de la mondialisation, à s’émanciper de la tutelle nationale. Or le nouvel ordre, celui d’un marché mondialisé des capitaux et des marchandises, définit de nouveaux critères culturels. Cette géopolitique de l’appropriation des biens culturels passe par l’exposition et la détention de biens considérés comme rares. Il en résulte une concurrence mondiale, une agressivité entre institutions, entre «grands musées», et la redéfinition de leur fonctionnement sur le modèle de la multinationale. La conséquence est une polarisation entre des régions centres et des régions périphériques. Dans les unes se concentrent les collections les plus «prestigieuses» et, à l’opposé, se retrouvent dans les régions périphériques les musées dont l’intérêt pour le marché de l’art est considéré comme faible. Le musée, dont il faut rappeler qu’il est une émanation de la Révolution française, révolution bourgeoise et nationale, est la conséquence de la volonté de la bourgeoisie de s’émanciper culturellement de l’Église et de la noblesse. Il manifeste une vision de la société qui pose les termes d’un appareil d’Etat portant l’art au dessus des contradictions de classe, au profit de l’intérêt national. C’est à ce moment que les pouvoirs publics se sont octroyés le monopole de la définition des choix esthétiques. Cette superstructure, désormais complice du « Mainstream », n’applique plus ses propres lois. Ignoré et dévasté par la logique des chiffres d’entrées et des recettes, frileux dans le soutien à l’expérimentation, conventionnel dans sa programmation, le musée de province erre sans repères. Il subit les effets de la marchandise, et en particulier, de la marchandise-image, conséquence de l’économie numérique, qui a colonisé tous les aspects de la vie sociale. Le champ du profit, en incluant les loisirs, en phagocytant la sphère intime, lui retire toute légitimité.

S’il y a nécessité de réformer l’institution, c’est dans la lutte contre le conformisme généralisé que le musée trouvera sa place. Ce qui caractérise le monde contemporain, c’est avant tout la médiocrité de ce que nous voyons ou fabriquons. Il s’établit ainsi une relation entre l’étroitesse de vue de l’offre culturelle et la position actuelle du spectateur. Pour nous, est spectateur émancipé celui qui est encore en capacité d’admirer et, surtout, d’exprimer les termes de son admiration. Quand l’ensemble des relations sociales, dont la vie culturelle fait partie, recherche l’oubli et incite à se livrer aux «experts», l’urgence consiste à élaborer un manuel de contre-éducation culturelle, sociale et politique, fondée sur l’apprentissage de la critique. Quand la marchandise fusionne avec l’objet d’art, jamais l’idéologie libérale n’a affirmé avec autant de morgue sa puissance aliénante. L’aliénation moderne ne résulte plus seulement des assujettissements économiques et d’une non-conscience des contradictions. Elle se fonde sur un puissant désir de croyance et la crainte du doute. Mieux vaut répéter et accumuler. Le désir d’infini n’a plus rien de religieux ou de mystique. Le modèle du collectionneur aux moyens illimités, au stockage sans fin, a pris le pas sur le fragment significatif. Contre la satisfaction permanente et sans repères de l’expansion démesurée et continue, le musée offre la sélection et une relation ternaire entre l’objet, le monde et le sujet conscient.

L’auto-transformation du musée, cette communauté réelle se projetant dans l’action, relève à la fois de l’imaginaire utopique et du politique. Le chantier toujours ouvert, et par nature contradictoire, est d’expérimenter le musée comme objet de transformation sociale et producteur de valeurs. Ce chantier n’a pas la seule nécessité de débarrasser l’institution de son caractère nostalgique, il ambitionne d’éclairer les nouveaux chemins de la connaissance et d’offrir une alternative à la marchandise nouvelle, l’image mécanique.

(fin provisoire)

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