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• Contrepoids
Francis Ponge confessait volontiers son manque d’intérêt pour les idées en soi, celles-ci n’emportant jamais vraiment son adhésion et surtout ne lui procurant jamais cet agrément qu’un objet, un paysage, par exemple, offre d’emblée gratuitement. Si les idées pour elles-mêmes l’intéressaient peu, cela ne veut pas dire qu’il n’aspirait pas, en tant que « poète », à une pensée, bien au contraire, comme cela est clairement notifié dans un texte du « Parti pris des choses » intitulé Témoignage :
« Un corps a été mis au monde et maintenu pendant trente cinq années dont j’ignore à peu près tout, présent sans cesse à désirer une pensée que mon devoir serait de conduire au jour.
Ainsi à l’épaisseur des choses ne s’oppose qu’une exigence d’esprit, qui chaque jour rend les paroles plus coûteuses et plus urgent leur besoin. » [[Témoignage, Le parti pris des choses, Gallimard, 1942]]
Cette pensée qu’il conduira d’intuition jusqu’à ce « jour » qui est en réalité l’accomplissement de chaque poème est mue par la seule force qui vaille à ses yeux : cet « instinct de conservation de l’esprit en tant qu’il est lié au corps ».
Il s’agit moins de « la vérité que de l’intégrité de l’esprit, et moins de l’intégrité de l’esprit que celle de l’homme tout entier ».
Plus que d’avoir raison il s’agit en effet de vivre, sans se laisser bercer toutefois par les illusions qu’un homme pourrait s’abstenir de penser pour vivre. Ce qui le rendrait plus bête et méchant que nature.[[Cf. Plus-que-raisons, p. 31. Nouveau recueil. Gallimard, 1967]]
Le paradoxe, c’est que cette pensée pour paraitre doit, avant tout, s’ immerger dans « le monde muet », celui des «choses», pour échapper au mutisme des relations ordinaires caractérisé par un silence assourdissant ou par le bavardage stérile…, nuisible à l’intégrité de l’homme :
Selon Ponge « l’esprit, en effet, dont on peut dire qu’il s’abîme d’abord aux choses (qui ne sont que « riens ») dans leur contemplation renait par la nomination de leurs qualités telles que lorsqu’au lieu de lui, ce sont-elles qui les proposent ».[[]]
C’est à dire qu’il s’agit d’une pensée impliquée par le pouvoir d’exister des choses, par le pouvoir du Verbe divin qui en est la source et par la capacité contemplative de l’homme, et dont un mésusage et une forme d’abrutissement, il faut bien l’avouer, nous éloigne.
La pensée comme acte, bien évidemment, est un mystère, une énigme. Mais par cet intéressement aux choses qui sont des formes finies Ponge met en lumière au moins une condition qui lui est nécessaire.
Sa méfiance a priori de tout ce qui est amorphe (sans forme), sa défiance vis-à-vis du brumeux, (de l’eau en général : plus bas que moi, toujours plus bas, l’eau…), de l’infini (incommensurable par définition), souligne un intérêt pour ce pouvoir de négation propre à la raison qui permet une pesée, ce qui permet de dire avant tout ceci n’est pas cela, mais aussi bien ceci et cela, en somme de différencier les choses.
Il se trouve que l’étymologie du mot penser (pensare) signifie pesée ce qui suppose une comparaison.
La formule célèbre de Ponge, PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS induit une comparaison, une pesée.
Par cette « équation », Ponge ne cherche pas une égalité absolue, tant de PPC, de « Parti Pris des Choses », pour tant de CTM, de « Compte Tenu des Mots », mais ce point d’équilibre où les choses et les formulations se confondent. C’est ce point qui est essentiel chez Ponge.
C’est dans le trente sixième dessous, dira-t’il, « enfoncé dans la nuit du Logos jusqu’au niveau des racines » que ce point d’équilibre est trouvé. [[Le monde muet est notre seule patrie, p. 198. Méthodes. Nlle ed. Gallimard, 1961]]
Dans le texte « l’objet c’est la poétique » daté de 1962, Ponge (qui n’est donc plus un tout jeune homme) écrit :
« L’homme est un drôle de corps, qui n’a pas son centre de gravité en lui-même.
Notre âme est transitive. Il lui faut un objet, qui l’affecte, comme son complément direct, aussitôt.
Il s’agit du rapport le plus grave (non du tout de l’avoir, mais de l’être).
L’artiste, plus que tout autre homme, en reçoit la charge, accuse le coup.
Par bonheur pourtant, qu’est-ce que l’être ? – Il n’est que des façons d’être, successives. Il en est autant que d’objets. Autant que de battements de paupières. »
Et plus loin :
« Ne serions-nous qu’un corps, sans doute serions-nous en équilibre avec la nature.
Mais notre âme est du même côté que nous dans la balance.
Lourde ou légère, je ne sais.
Mémoire, imagination, affects immédiats, l’alourdissent ; toutefois, nous avons la parole (ou quelqu’autre moyen d’expression). Chaque mot que nous prononçons nous allège. Dans l’écriture, il passe même de l’autre côté.
Lourds ou légers donc je ne sais, nous avons besoin d’un contrepoids. » [[L’objet c’est la poétique, p. 146. Nouveau Recueil. Gallimard, 1967]]
Cette poétique de l’objet, du contrepoids de l’expression qui vise ce point d’équilibre où les choses et les formulations sont confondues, a pour effet de rendre en nous la Parole efficiente de nouveau en réajustant notre réelle présence au monde.
Si Ponge choisit les choses pour modèle c’est qu’elles témoignent pour le Verbe dont la vertu première est d’être assimilable comme une nourriture et non plus toxique comme c’est le cas presque toujours. Ce qui revient à dire que le monde, les objets de notre contexte immédiat par exemple, toutes les choses si variées, ne sont pas contre nous mais pour nous.
C’est parce que les choses sont en quelque sorte notre plomb dans la tête que leur nomination corrige réellement les déséquilibres engendrés par des conceptions faussées du réel, que leur nomination est réellement un antidote au vertige de l’homme quand sa pensée vacille devant certains abimes, certains abimes métaphysiques notamment.
« Que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement il regarde au plus près […] il porte son regard à la marche immédiate ou au pilier, à la balustrade, ou à un objet fixe, pour ne pas voir le reste. « Cela c’est honnête, cela c’est sincère, c’est vrai. L’homme qui vit ce moment- là, il ne fera pas de philosophie de la chute ou du désespoir. Si son trouble est authentique, ou bien il tombe dans le trou, comme Kafka, comme Nietzsche, comme d’autres, ou bien plutôt il n’en parle pas, il parle de tout mais pas de cela, il porte son regard au plus près. » [[Tentative orale, conférence donnée le 22 janvier 1947, à Bruxelles ; Méthodes. Nlle ed. Gallimard, 1961]]
En somme il évite de regarder dans le trou, le temps de retrouver son équilibre et de reprendre pied sur la terre.
Une seule formulation de Ponge suffit parfois à rétablir l’équilibre perdu.
L’abricot ? « Deux cuillerées de confiture accolées […] La palourde des vergers. »
Et aussi :
La boue ? « Tu es si belle après l’orage qui te fonde, avec tes ailes bleues. » [[L’abricot et Ode inachevée à la boue, Pièces, Gallimard 1962]]
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• L’heure juste
Dans la tentative orale, Ponge évoquera à travers un petit apologue l’un de ces abimes qui s’était entrouvert tandis qu’il s’appliquait à son travail d’écrivain et qui participent de ce drame de l’expression évoqué à plusieurs reprises dans son œuvre.
Un arbre remplissait son devoir d’arbre, c’est-à-dire qu’il faisait des branches, des feuilles… Sur l’une des feuilles il y avait écrit « franchise » sur l’autre « lucidité », sur une autre « amour des arbres », « bien des arbres »…, sur une autre encore « ni bourreau ni victime ». Vient alors un bucheron qui entreprend de couper une branche de l’arbre. L’arbre ne voit là aucun mal, mais un beau jour le bucheron revient munie d’une cognée dont le manche tout neuf est fait du bois de cet arbre, du bois de cette branche coupée. Et l’arbre de s’indigner en protestant vigoureusement : « mais je n’ai certainement pas voulu cela ! Je suis donc du bois dont on fait des haches ?», avant d’être abattu.
C’est ennuyeux évidemment pour un écrivain, pour un artiste sincère. Mais Ponge en étant honnête, c’est à dire en cessant justement d’être un fabricant d’apologue, c’est-à-dire en évitant de pousser trop loin la métaphore, au lieu de s’indigner excessivement, se contente de rajouter en revenant à la réalité que « si l’ arbre souhaitait devenir un bateau, une armoire, un tableau, quelque chose de bien, il fallait de toute façon qu’une cognée l’abatte… ». Ceci pour couper court à des discussions qui aboutiraient un peu trop « logiquement » à condamner les savants, par exemple, sous prétexte qu’ils sont de ce bois dont on fait les bombes atomiques. (Ce qui était d’actualité lorsque Ponge prononçait cette conférence à Bruxelles en 1947.)
Les paroles, à moins de savoir les gouverner, conduisent là où l’on ne voudrait pas aller, c’est bien connu. Cette défiance envers le langage obligera Ponge à verrouiller davantage ses écrits en créant des sortes « d’objets littéraires qui s’opposent (s’objectent, se posent objectivement) » à l’esprit des générations, parce que le goût du concret, l’évidence tranquille des choses non seulement l’emporte toujours sur les idées mais résiste davantage aux tentatives d’instrumentalisation.
C’est-à-dire qu’un texte, mais ce pourrait aussi bien être un tableau, un film, une photographie qui par les moyens de l’art recouvre ce caractère d’évidence insaisissable des choses tout en procurant cet agrément qui n’exige rien en retour a toutes les chances de convaincre sans égarer.
La présence évidente des choses, bien qu’insaisissable, comme la vérité, n’est le contraire de rien, ne s’oppose à rien, et la formulation, la nomination de l’objet, si elle est juste jouera en faveur du « vrai » sans qu’il faille en faire la démonstration.
Les choses contrairement aux idées philosophiques se passent de notre opinion, de notre agrément pour exister, elles se contentent de donner de l’agrément, au contraire, sans rien exiger en retour, du seul fait d’exister. Leur nomination, leur formulation conduit à consentir davantage au réel.
Il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que « les cheveux blonds bouclés sont plus vrais que les cheveux noirs lisses, [que] le chant du rossignol [est] plus près de la vérité que le hennissement du cheval ? » [[My creativ Method, p. 10. Méthodes. Nlle ed. Gallimard, 1961]]
La formulation d’une chose, si elle est exacte, sonne en réalité cette heure juste où la vérité expropriée par les mauvaises langues, les langues égarées, retrouve au moins une certaine légitimité au sein même de l’existence, en l’homme.
Ces mécanismes d’horlogerie que constituent les poèmes de Ponge, poèmes qu’il compare aux bombes d’un anarchiste dont la poudre serait l’irrationnel préservent en effet l’intégrité de la forme (au sens philosophique du terme) des objets traités mais font exploser la gangue d’un langage inapte à rendre compte du réel. Ce langage est celui de nos pensées engluées dans le bourbier de l’opinion dominante, des impressions confuses, des sentiments distraits…, imprégnées de cette logorrhée contemporaine qui ne dit pas grand chose et qui ressemble plus à une diarrhée verbale qu’à autre chose, défigurant notre image du monde.
Le parti pris de Ponge consiste à enclore les significations à l’intérieur du poème, comme elles le sont en nous-mêmes lorsque nous percevons les choses, à les verrouiller à double tour en recréant par les jeux du Verbe la merveille de leur forme, ce qui ne les empêchera nullement de rayonner. C’est en faisant jouer l’indéterminé du sensible qui masque et révèle la raison des choses, que les significations rayonneront sans qu’il soit possible de les instrumentaliser indûment et que nous serons en quelque sorte rendus au monde.
« Nous ferons des pas merveilleux, l’homme fera des pas merveilleux s’il redescend aux choses, (comme il faut redescendre aux mots pour exprimer les choses convenablement). » [[Notes prises pour un oiseau, p. 51. La rage de l’expression. Poésie/Gallimard, 1976]]
Ainsi s’agit-il plutôt que de vouloir s’élever de consentir à descendre pour constater, pour vérifier la présence de ce soleil divin du Verbe illuminant toute chose en notre faveur.
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PLAT DE POISSONS FRITS
Goût, vue, ouïe, odorat… c’est instantané
Lorsque le poisson de mer cuit à l’huile s’entrouvre, un jour
de soleil sur la nappe, et que les grandes épées qu’il comporte
sont prêtes à joncher le sol, que la peau se détache comme la
pellicule impressionnable parfois de la plaque exagérément
révélée (mais tout ici est beaucoup plus savoureux), ou (com-
ment pourrions-nous dire encore ?)… Non, c’est trop bon ! Ça
fait comme une boulette élastique, un caramel de peau
de poisson bien grillée au fond de la poêle…
Goût, vue, ouïes, odaurades : cet instant safrané…
C’est alors, au moment qu’on s’apprête à déguster les filets
encore vierges, oui ! Sète alors que la haute fenêtre s’ouvre,
que la voilure claque et que le pont du petit navire penche ver-
tigineusement sur les flots,
Tandis qu’un petit phare de vin doré – qui se tient bien
vertical sur la nappe – luit à notre portée.
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[[Images de Roselyne Titaud (escalier) et Charles Camoin (fenêtre). Portrait de Francis Ponge par Izis.]]