JG de Tacita Dean : film/pensée/spirale

Texte de Guillaume Basquin, 2014

Du 15 janvier au 1er mars 2014 on a pu voir à Paris le premier film-en-tant-que-film contemporain de l’année 2014 : JG de la ciné-artiste britannique Tacita Dean, à la galerie Marian Goodman. Est-ce le dernier ? Dieu seul le sait… Le dossier de presse de la galerie annonce sobrement : « JG, film anamorphique 35 mm en couleur et noir et blanc avec son optique, de vingt-six minutes et demie, projeté en boucle au sous-sol de la galerie. » Pourtant jusqu’au moment fatidique où je descends les marches de ladite galerie j’aurais eu un doute : va-t-on oser projeter un film qui va, par cette opération, s’autodétruire, en 2014 ? Eh bien oui ! À peine ai-je franchi la dernière marche me séparant du sous-sol de la camera obscura… les fantômes viennent à ma rencontre !… Oui, aucun doute, dès la première seconde de projection : on me montre bien là un film-as-film comme disaient les théoriciens du cinéma expérimental (ou différent) : ça vibre entre les images, ça tourne dans l’air, l’écran est tout-feu-tout-flamme : un reste du feu de ce qui aura été filmé l’embrase : soleil, sel, eau, terre. La « voix » du film le dit : « sand, salt, spiral », répété deux fois. Ce qui importe dans les films ce n’est pas le sujet (ou story), c’est la vibration des choses filmées. Combien de fois faudra-t-il rappeler cette évidence ? Ou bien devrais-je dire que, voyant ce film, ma mémoire de spectateur est unique puisque je ne l’ai pas vu dans le même état que X ou Y qui l’aurait visionné lors du vernissage du 14 janvier : on ne croise pas un film, matière vivante, deux fois dans le même état… pour paraphraser ce cher Héraclite.

On sait que Tacita Dean est l’une des trop rares cinéastes – dans l’acception biettienne [[Voir Qu’est-ce qu’un cinéaste ? de Jean-Claude Biette, P.O.L, collection « Trafic », 2000.]] du terme, j’élimine de facto les metteurs en scène pour lesquels la cause est entendue… – à militer publiquement (jusqu’ à l’UNESCO m’a-t-on assuré à la galerie Marian Goodman !) pour la sauvegarde du medium film-pellicule (qui d’autre, à part Peter Kubelka et Quentin Tarantino, aux deux pôles opposés en apparence du spectre du cinéma ?). Voici les propos qu’elle tenait dans le Artpress de juillet 2012 :

À la Tate Modern, en 2012, FILM est malheureusement devenu un manifeste parce qu’on est si près de le perdre [le film], ce qui serait un désastre […] Il faut que l’industrie garde le film en vie […] Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas un énorme débat public à ce sujet dans le monde entier car cela change la nature du cinéma […] Imaginez de perdre la possibilité de faire de la peinture à l’huile. Pourquoi ?

Dans ce même entretien la cinéaste rappelait le lien unique et exclusif entre le film-pellicule et la durée (ou temps). En effet : 400 pieds de film 16 mm = 10 minutes de film. Voilà une vérité physique intangible et indépassable : tel était le matérialisme historique du film-pellicule ! Eh bien de ce lien intrinsèque Tacita Dean va faire œuvre de pensée : une forme pensant/une pensée formant : elle va montrer que la Spiral Jetty et le film, par leur forme hélicoïdale même, sont analogues au temps. Suivons le fil(m) de cette (dé)monstration, c’est-à-dire déroulons la pelote que constitue le film terminé :
_
En 1997 l’artiste voyage aux États-Unis et essaie de retrouver, à Rozel Point, la Spiral Jetty de Robert Smithson : peine perdue… cette œuvre emblématique du land art a disparu… Elle ne parvient pas à la localiser. Elle garde de cette quête une œuvre sonore : Trying to Find the Spiral Jetty.
Un peu plus tard Dean commence une correspondance avec son compatriote James G. Ballard (d’où vient indubitablement le titre JG) : elle s’est rendu compte que l’écrivain de science-fiction est lui-même un grand admirateur de Smithson ; elle a également remarqué d’étonnantes similitudes entre l’une de ses nouvelles, Les Voix du Temps, et la Spiral Jetty ; elle a aussi découvert que ce recueil de Ballard figurait dans la bibliothèque personnelle de Smithson… Que de correspondances étranges !
_
Continuons, tel Scottie en filature derrière Madeleine, notre enquête policière :
_
En 2007, peu avant sa disparition, l’écrivain anglais écrit à la cinéaste : « Traitez la [Spiral Jetty] comme un mystère que le film résoudra ». Il ne nous reste plus qu’à dénouer le nœud du vertige temporel de l’histoire de ce film : secret derrière la porte de l’Histoire, pressoir du projecteur. En 1970 Smithson, sachant la nature éphémère de son œuvre, la filme en 16 mm. Ce film de 32 minutes, trace indicielle de l’œuvre-paysage, très rarement montré, devient assez vite « culte ». Tacita Dean n’arrive pas à retrouver la « jetée » de Smithson mais, par une ruse de la raison, arrive à en retrouver l’esprit dans une œuvre filmique mélangeant sans cesse « le paysage et le temps ». [[Tacita Dean in « Tacita Dean takes on Spiral Jetty – again », par Gareth Harris, The Artnewspaper, 31 janvier 2013.]] C’est qu’en réalité ce qui intéresse depuis toujours la cinéaste c’est de filmer le temps :

Les deux œuvres [Ballard et Smithson] ont un cœur analogique, non pas uniquement parce qu’elles ont été créées ou écrites à une époque où tourner en pellicule était le moyen pour enregistrer et transmettre images et sons mais bien parce que leur forme hélicoïdale est analogue au temps lui-même [[ Tacita Dean in « JG a film project by Tacita Dean », Arcadia University Gallery of Art, 2013, p. 15.]].

Si l’on admet qu’une bobine de film 16 ou 35 mm a également une forme hélicoïdale, alors on arrive au cœur de notre cher sujet : la pensée du temps filmée. Dans le film on entend : « It litterally sees time ». Pendant que cette voix parle on aperçoit à l’image une coupe géologique d’une sédimentation de différentes couches temporelles de sel : le film résout le mystère : la co-existence des temps. Vertigo ! L’hélice et l’idée : l’hélice dans l’idée.
_
Des animaux comme venus d’un autre temps bien antérieur à l’homme font leur apparition à l’image : un caméléon (alors l’image se teinte de rouge), un tapir qui fouille la terre – débris du temps – poussière.
_
L’élément minéral le plus prégnant du film est le sel – ce « sperme » de la mer, qui donne goût aux aliments – : les cristaux de sel des lacs salés filmés (en Utah ou en Californie, selon) deviennent les cristaux du temps : formes de l’image-temps.

Pour mieux « mélanger le paysage et le temps », Tacita Dean a utilisé une « technique qu’elle a mise au point spécifiquement pour le médium cinématographique depuis son œuvre FILM projetée dans le Turbine Hall de la Tate Modern en 2012 : cette technique consiste à masquer partiellement l’obturateur à l’aide de différents masques, suivant le principe du pochoir. Grâce à ce procédé JG est un film expérimental kaléidoscopique surprenant, qui n’aurait pas pu être obtenu dans un format numérique » [[ In communiqué de presse de l’exposition.]]. Grâce à cette technique du « pochoir », notre cinéaste invente l’expanded split-screen : nous voyons non plus deux images en mouvement dans le cadre cinémascope mais trois – ce sont des triptyques encadrés par les bords perforés d’une pellicule fictive (un autre pochoir ?) ; ou bien nous voyons deux temps différents à travers des pochoirs en forme de disque (trois, en cascade), ou de spirale, ou de rectangle : un fond de mer poissonneux – paysage liquide – sous une croûte de sel – paysage minéral. Comme chez Matisse ou van Dongen les cernes séparant ces aplats de lumière-colorée sont noirs : c’est un film-mosaïque, ou bien un film-vitrail. De la peinture recommencée… Aussi bien on peut dire que l’artiste-cinéaste rejoint ici les toutes dernières théories filmiques du cinéaste viennois Peter Kubelka : « Notre cinéma est un pochoir que traverse la lumière pour se déposer sur une pellicule de sels d’argent. [[Conversation avec l’auteur en décembre 2013.]]»

Un théoricien comme Érik Bullot en a fait le titre d’un récent essai : « Sortir du cinéma » ; eh bien c’est fait : notre cinéma est définitivement sorti de la salle de cinéma pour s’aller réfugier dans de rares projections de cinéma expérimental au musée d’Art moderne (Three Films de Nathaniel Dorsky le 15 mai 2013 à Beaubourg) ou dans des galeries d’art. Hollis Frampton, par un tour d’écrou de la pensée (encore une spirale), a définitivement raison :

Quand une ère se dissout lentement dans l’ère suivante, quelques individus transforment les moyens de survie physique anciens en moyens nouveaux de survie psychique. Ce sont ces derniers que nous appelons art […] Aucune activité ne deviendra un art avant que son époque ne soit terminée et que sa fonction d’aide à la simple survie ne tombe dans une vétusté totale […][[Pour une métahistoire du film, in Trafic n° 21.]]

Un mot sur le dispositif de l’œuvre, pour conclure : la salle est totalement noire, l’écran est de format cinémascope (ou dollar comme disait ce cher Godard, devenu bien silencieux…), le spectateur dispose de sièges plutôt confortables, la cabine de projection est isolée et insonorisée (il faut y coller l’oreille pour entendre le faible ronronnement TRRRR… du bon vieux projecteur 35…) : l’installation est la même qu’au Grand Café en 1895… Retour à Lumière !… Une fois encore… Le film est projeté en boucle : c’est un huit couché, symbole de l’∞.

Aucun article à afficher