Fil(m)

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Texte de Bruno Le Gouguec, 2012

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Yasujiro OZU (1903-1963) : FIL(M)

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Shiguéhiko Hasumi souligne judicieusement dans son essai sur Yasujiro Ozu que le ciel constamment pur dans les derniers films du cinéaste se rapproche plutôt du ciel de Californie, choisi par Jean Renoir pour sa retraite, que du ciel de Tokyo, par exemple, sujet à tous les aléas d’un climat subtropical. Choisir de reproduire la lumière « sèche » californienne pour camper des histoires de la vie familiale dans le japon du XXe siècle peut sembler une bizarrerie, sauf si l’on considère que cet artifice participe d’un souci presque obsessionnel chez Ozu de s’approcher du fait cinématographique dans sa pureté, avec ses limites[[Voir par exemple le ciel dans le film Bonjour, (1959) imperturbablement bleu et vide.]].
Ce ciel de cinéma, vide, illumine, certes, des personnages qui évoluent dans un contexte typiquement japonais du point de vue sociologique, mais il sert surtout le dispositif cinématographique qui vise à rendre perceptible l’impermanence du monde sensible, contingent.

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Ozu, que d’aucun considère comme le plus japonais des cinéastes, aimait le cinéma américain. Et les occidentaux commentant les films d’Ozu, parlent (ou croient parler) en réalité de zen. C’est un fait connu. Mais parler de zen, si tant est que cela soit possible, est peut-être un moyen pour un occidental d’approcher une forme simple, essentielle de la cinématographie, surtout si l’on sait que le mot MU, que l’on peut traduire du japonais par RIEN, le rien constant, concept très prégnant dans la tradition zen, est gravé sur la stèle de la tombe du cinéaste. Dans le monde flottant, le monde de la vie passante, le monde de l’impermanence (et de la souffrance) des bouddhistes, ce qui transparait, ce qui transpire du réel n’est jamais insignifiant, ce qui oblige à cet effort d’attention aux choses sans cesse renouvelé. La vie passante, l’air de rien, est dynamique. Le cinéma, l’image animée, éphémère par nature et dépourvue de substance, qui évoque naturellement l’idée d’impermanence, imite en son principe, certes de manière pauvre et mécanique en soi, cette dynamique propre au monde contingent, sollicitant l’attention. [[Si je souligne le mot contingent, c’est parce que cette notion d’impermanence si prégnante dans le zen et si pertinente à mon avis quand elle est rapportée au monde sensible (qui me semble le champ d’exploration privilégié du cinéma) me parait discutable quand elle est, comme le fait le zen, étendue comme principe universel, à la réalité toute entière, sur fond de rien. Si je conçois volontiers que les quatre fruits que je vois sur la table, sont voués naturellement à disparaitre, il me semble que le principe de l’addition – invisible – qui me permet de les compter, quant à lui, perdure. Le principe de l’addition est totalement permanent, même s’il n’est pas sensible. Il s’applique aussi bien au Japon qu’aux Etats-Unis, quand il fait froid et quand il fait chaud, le lundi comme le jeudi, hier comme aujourd’hui. Autrement dit, il est réellement et totalement non contingent (permanent) et cependant d’un usage très ordinaire. Ce qui signifie que la réalité ne se limite pas au seul monde sensible.]]

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L’impermanence (comme les lois nécessaires du monde) en soi, n’est pas sensible évidemment, et coller bout à bout des morceaux de films ne saurait créer qu’une impression confuse qui ne rendrait nullement compte de la beauté du monde impermanent. Reproduire cinématographiquement le sentiment de la vie passante, ordinaire, suppose une mise en ordre implacable des plans et des plages sonores, et des soins dont on ne soupçonne pas la cruauté. L’apparition des phénomènes aléatoires, par exemple, qui participent de la contingence, est le fait d’une construction dans les films d’Ozu qui exclut paradoxalement, d’emblée, toute intrusion réellement aléatoire dans le champ pendant la prise de vue. Les foules, modèles de confusion s’il en est, sont toujours faussement désordonnées, quand elles ne se dirigent pas dans un même sens unique… L’uniformité liée à la monotonie des choses est omniprésente, mais le paradoxe, c’est que cette monotonie ordinaire finit par donner l’impression que les choses impermanentes s’accordent entre elles jusqu’à faire paraitre un sentiment de fraicheur très caractéristique de la narration chez Ozu. Les personnages parlent comme le vent fait bouger les feuilles dans les arbres où comme passe le train, dans la mesure où les choses sont justement mais strictement ordonnées. C’est pourquoi le cinéma d’Ozu est au fond si peu naturel. Il faut en effet beaucoup d’artifice et de mise en ordre pour que paraisse naturellement le sentiment de l’heure juste au cinéma, laquelle suppose de provoquer et d’entretenir avant tout une certaine vacuité du regard.

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Dans le photogramme ci-dessus extrait du « plan vide » qui ouvre le film Herbes flottantes par exemple, Ozu gomme les différences entre les éléments de l’image par un cadrage très étudié. En réduisant les effets de contraste à quelques lignes horizontales et verticales qui s’opposent, à la couleur banche qui s’oppose à la couleur noire, l’ensemble sur fond uniformément bleu ou presque, Ozu paralyse volontairement le sens de l’image. Il manifeste une sorte de point zéro de l’image (qui coïncide d’ailleurs avec le début du film) lequel point zéro fait partie de la structure du réel. Cet artifice qui repose sur la géométrie cachée du réel rend évident que le principe de similitude (en quoi les choses se ressemblent) ne peut être dissocié du principe contrastant (en quoi les choses se différencient), principes inhérents à la perception et à toute connaissance. Ici, la bouteille est comme le phare, la mer est comme le ciel, le rivage est comme la jetée et toutes les choses participent de ce fond de ciel de cinéma évoqué plus haut, vide, d’un bleu pur, sans lequel rien ne saurait paraitre, cinématographiquement parlant. Il en résulte une impression de familiarité avec toutes choses.
Le paradoxe en effet, c’est que pour reconnaître et distinguer les choses, il faut qu’il y ait du même en elles. Ce qui laisserait penser que ce que nous appelons l’ETRE dans la pensée occidentale et qui a été déifié n’est peut-être que ce MU, ce rien des bouddhistes, ce zéro du réel, à vrai dire son paysage. Car à y regarder de près, c’est quand on abstrait d’une chose, toute différence (d’avec les autres choses), qu’on peut dire qu’elle est. L’être est finalement une notion très floue qui ressemble plus à un fond ou rien ne peut plus être distingué mais sans lequel paradoxalement rien ne pourrait être distingué, qu’à quelque chose de bien déterminé. Ce principe de similitude qui ne s’oppose pas au principe contrastant est analogue au fond dans une peinture. Le trait rouge comme le trait vert dans une peinture, participent du même fond matérialisé par la feuille de papier, par exemple.

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Dans un film, ce principe de similitude, ce fond inhérent à la perception sans lequel il n’y aurait pas de contraste dans la durée, est rendu sensible par le défilement régulier de la pellicule dans le matériel cinématographique. D’un bout à l’autre d’un film, lors d’une projection, c’est le même film qui défile continûment sous nos yeux. Il ne saurait y avoir, en effet, de cinéma, à l’écran, sans la réalité obligatoirement matérielle à l’époque d’Ozu, d’un long ruban, qui ressemble à un seul long fil – la pellicule – enroulée (ordonnée) sur une bobine, qui défile régulièrement derrière un objectif. Si la pellicule vient à casser il n’y a plus de cinéma. L’œil (celui d’Ozu) de la caméra, comme celui du projecteur capte et projette une vision formatée par la mécanique et la chimie cinématographique. Le fil permet de mettre en relation des choses entre elles, de les relier (couture, communication…) de faire tenir les choses ensemble. Au sens figuré, ce qui fait la solidité du discours, un discours bien ficelé, c’est le sens. Un propos décousu n’a pas de tenue. Or, chez Ozu tout a de la tenue, mais le sens, au moins comme on l’entend d’ordinaire, n’a pas plus d’importance que cela, sans quoi son cinéma perdrait en tenue… Trop de sens, à vrai dire la volonté d’avoir raison, n’aboutit souvent qu’à des films décousus, ou grossiers. Etre dans le vrai, en effet, n’est pas pareil qu’avoir raison. Ce peut-être tout le contraire [[Jose Bergamin]]. Surtout en art. La singularité chez Ozu, c’est que le sens de ses films, c’est le film lui-même dans son déroulement, quand le principe de similitude se fond heureusement avec le principe contrastant pendant toute la durée du film.
Lorsque cela fonctionne, ce sentiment évoqué plus haut de l’heure juste cinématographique entre en résonance avec la perception de ce qui se passe, (par un ajustement de l’image animée). Cette heure juste du cinéma est comme l’heure présente, heureuse. Or, l’heure présente est heureuse d’abord parce que c’est le « lieu » où nous goûtons le monde, où s’exerce la liberté qui permet de chercher la vérité inséparable de l’amour, quoi qu’il arrive. L’heure présente est en effet le lieu de l’expression du réel dans tous les sens du terme puisque l’on ne perçoit et l’on ne s’exprime, à jamais, que dans le présent. Il n’y a pas d’autre lieu de liberté. Ce sentiment de l’heure juste est lié à la monotonie nécessaire ordinaire, au cycle régulier du jour et de la nuit, (au mouvement régulier de la terre) que traduit de manière cinématographique le défilement régulier de la pellicule dans le matériel cinématographique.

Cette confiance quasi enfantine envers un principe mécanique qui fonde le cinéma est très singulière chez Ozu. Les grands artistes ont toujours eu cette connaissance intuitive des quelques principes essentiels qui fondent l’expression juste dans un art donné qui les relient simplement au réel. Il me semble qu’Ozu en se laissant instruire d’abord par la mécanique cinématographique, qui fonctionne aussi toute seule, confirme cette intuition que les choses matérielles sont toujours une instruction pour l’esprit. « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » (Maurice Denis).

Le jeu du continu, presque toujours régulier au cinéma, potentiellement divisible à l’infini (potentiellement, parce qu’en réalité le film se termine) et du discontinu parce que la réalité concrète de l’image animée est toujours lié au photogramme, est peut-être l’idée même de l’objet film. Il faut d’abord que cela se déroule bien et que cela se tienne bien pour faire un film, quand bien même le sujet (ou la réalisation du film) serait chaotique…

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Ce sentiment de l’heure juste quoi qu’il arrive d’heureux ou de malheureux dans l’existence, caractérise généralement le sentiment du temps dans l’enfance. Mais l’enfance bien évidemment se déroule, en réalité, toujours sur fond de guerre plus ou moins lointaine, et l’heure juste est toujours aussi celle d’une guerre plus ou moins lointaine, car le monde des hommes est en réalité une guerre permanente, pleine d’absurdités menée continuellement contre un ennemi plus ou moins visible, souvent imaginaire d’ailleurs. Ozu le nomme quant à lui, dans son cinéma, inattention (ennemie de l’âme s’il en est).
L’art d’Ozu consiste à s’émerveiller, quand bien même ces guerres visibles et invisibles ravagent le monde, des choses qui passent, à travers le quotidien d’histoires souvent familiales, un peu toujours pareilles, en réduisant à rien ces désordres qui embrouillent le fil de la vie passante. Son goût pour le saké, la recherche de l’ivresse dans le travail, l’aidait peut-être à supporter cet état inconfortable où, caché, fondu pour ainsi dire dans le paysage du réel, il devenait lui-même ce fond vide, absorbant le « vacarme » du monde, pour que paraisse sous nos yeux le spectacle toujours renouvelé de la vie passante selon un ordre qui est, à vrai dire, celui du corps intelligent de l’homme présent au monde. Si le cinéma d’Ozu ne s’appesantit jamais (ou très rarement) ni sur les situations dramatiques ou heureuses, ni sur leurs conséquences éventuelles sur les personnages, par principe, c’est parce qu’un excès de pesanteur en créant l’illusion d’une rupture de rythme, d’un désaccord, mettrait en péril l’intégrité de la figure humaine en relation de fait avec ce qui advient qui dépasse toujours le cadre strict de ce que l’on en perçoit. Son parti pris est de ne s’arrêter longuement ni à la souffrance, ni aux amours (ou à ce que l’on nomme tels) de ses personnages, de ne surtout pas s’approprier ni l’amour, ni la souffrance en soi, ce qui est peut-être le meilleur moyen de porter réellement et l’un et l’autre vers une forme d’accomplissement qui est le film lui-même. En agissant ainsi, Ozu est seulement mais profondément cinéaste. Ce qui a pour effet de rendre second ce que nous estimons, nous, si essentiel à la vie mais qui n’est qu’une manifestation bien souvent de la vanité ambiante, bien éloigné du sens de la souffrance et de l’amour en réalité.
Dans cette esthétique de l’impermanence qui n’outrepasse jamais les possibilités du cinéma, dans le présent de « l’aspect », ce qui arrive, arrive. Il n’y a rien à attendre d’autre que ce qui arrive [[Formes de l’impermanence. Le style de Yasujiro Ozu – Youssef Ishaghpour : ed. Yellow Now, 1994]]. Il n’y a donc pas lieu de s’attarder sur quoi que ce soit (même si nous avons tout le loisir de penser ce que nous voulons, ensuite, des histoires de familles avec leur lots de joies et de misères ordinaires, sur fond de conflits de générations, que nous relate Ozu). Cela suppose un effort d’attention accru, afin d’être toujours disponible à ce qui advient, quoiqu’il arrive, ce qui est propre à l’esprit d’enfance.
A cet égard, l’anecdote relatée par Ozu lui-même quand il était soldat durant le conflit sino-japonais est édifiante : « Une fois, le long de la rivière Xiu-Shui, je suis tombé sur une scène que j’aurais aimé filmer. J’étais couché à terre, quand un obus de mortier a explosé à côté d’un abricotier juste devant moi. Le son des abricots qui tombaient étaient délicieux. Il y avait aussi un arbre couvert de fleurs blanches et les fleurs se sont éparpillées dans l’air, c’était d’une grande beauté. » Ozu cinéaste, pour ne pas perdre le fil de la vie passante, aurait probablement escamoté, par principe, (ou relégué au second plan au moins), la chute en soi trop embrouillante de l’obus de mortier, pour exalter celle des abricots, et l’éparpillement des fleurs dans l’air. Cette inclination à l’émerveillement, d’un soldat malgré lui, néanmoins droit dans ses bottes, imperturbable devant la vie comme devant la mort, est une marque de l’esprit d’enfance (spirituelle), lequel est un bien plus précieux qu’on ne saurait le dire ici.

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