« L’image ne dit rien». « L’image ne se dit pas ». « L’image n’existe pas ». « Je ne vous dirai pas ce que c’est que l’image (entretien avec Renaud Victor)… ». Deligny dirait-on, s’amuse, n’a de cesse d’enfoncer le clou chaque fois davantage, en répétant apparemment les mêmes choses tout en brouillant les pistes, quand il parle de l’image. J’ajouterai en frappant sur ce même clou – au risque d’en agacer quelques-uns – que l’image, comme la vérité qui rend libre, ne contredit rien ; elle n’est le contraire de rien. La liberté, comme la vérité, n’est le contraire de rien. L’image au sens où l’entend Deligny – au moins c’est ce qu’il me semble – ne s’oppose à rien, ne disant rien, ce qui n’a pas fini de nous faire parler parce que l’image bien loin de s’opposer au langage, l’excite plutôt, invitant chacun à sortir de ses gonds, en parlant, jusqu’à ce que les contradictions du langage en ses fondements mêmes se révèlent, lesquels sont normatifs de nos comportements humains bien plus qu’on ne croit. C’est à mon avis la raison pour laquelle Deligny parle. Car si l’image ne dit rien pourquoi parler de l’image ? Pourquoi faire parler des oies pour parler des images ? Pourquoi user d’une analogie, outil du langage et de la pensée, en faisant ces enfilades d’images et de mots si l’image ne se dit pas ? Sinon pour prendre la mesure de cette négligence qui nous mène là où nous ne voudrions pas aller lorsque nous appréhendons le réel en nous soumettant si imprudemment au pouvoir du langage que Hon, pour reprendre un vocable de Deligny, parle. Les erreurs s’opposent à d’autres erreurs. Mais la vérité n’est le contraire de rien. Les images, bien évidemment s’opposent entre elles lorsqu’elles sont grossièrement intentionnelles : par exemple les peintures de Cézanne de la période dite « couillarde » s’opposent à la peinture dite académique, conventionnelle, pompier… Mais un paysage, comme « Maisons et Arbres » (cf ci-dessous) à quoi s’oppose-t-il ? Au langage ? Aux paysages de la même époque peints par Van-Gogh ? Un « grand tableau » de Cézanne ne s’oppose pas à un « grand tableau » de Van-gogh. L’opposition, ici ne fonctionne pas, parce que le consensus qui nous fait adhérer à ces images échappe… Deligny parle, mais s’il parle, écrit, c’est d’abord contre les paroles, suivant en cela les conseils de Francis Ponge dans le Parti pris des choses (Rhétorique) :
« […] Qu’il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible. Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu’elles s’y défigurent. Il n’y a point d’autre raison d’écrire « .
Il faut donc parler, mais se méfier du langage. Il reste que l’image qui ne dit rien, construit aussi de l’homme.
Les premières images du film « Le moindre geste » sont celles de bonshommes tracés par une main invisible sur un écran qui ressemble à une vitre embuée. Celui qui dessine derrière cet écran/fenêtre parle mais ce qu’il dit reste inaudible ; on entend tout juste, avant que la voix de Deligny ne couvre la sienne, quelque chose qui ressemble à : « Ah c’est vous… Ah merde ! ». Ensuite Deligny parle… : « Ici Deligny… ». La voix est tranquille, le ton un peu sentencieux… Deligny fait les présentations : Yves, le garçon qui dessine les bonshommes – qu’on a qualifié quelquefois de débile profond – sera le protagoniste du film ; il s’en suit une courte réflexion sur la parole. Le film est lancé. Yves, ensuite, parlera souvent, tout seul, tout au long du film, toujours avec beaucoup d’allant, contre les paroles. Les entraînant avec soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu’elles s’y défigurent. Car il est évident que ces paroles défigurées sont les nôtres – d’abord – et qu’en dehors du langage simplement utilitaire (du type passes-moi le sel…) dont nous usons quotidiennement, nous ne savons guère plus que lui ce que nous avons dit quand nous l’avons dit, au point que des propos prétendument raisonnables, déclenchent, quelquefois, des catastrophes réellement épouvantables. Or il s’avère, une fois le film achevé, que ce temps passé dans la compagnie de ce jeune homme de 25 ans jugé débile profond, qui ne sait pas nouer ces lacets de chaussures et qui parle à priori pour ne rien dire, et qui déambule dans les Cévennes pour rien, nous fait soupçonner à son (et à notre) insu, ce dehors originel (c’est une façon de parler), qui échappe à la logorrhée dominante qui voudrait se substituer à l’espace. Et c’est ici peut-être que commence le travail, quand le sentiment d’être au monde s’accommode pour rien d’aller, au hasard des chemins, ce qui dévoile des points de vue ignorés quand on suivait seulement les sentiers que tracèrent les langages connus.
Admirer est, je crois un terme qu’emploie Deligny, ou bien s’étonner ?
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Admirer empr. du lat. admirari propr. s’étonner. L’ancien français disait se merveiller. Deligny comme un autre écrivain André Dhôtel, s’émerveille beaucoup. Ils s’étonnent devant les animaux, les fleurs… Deligny par exemple, s’étonne de ce que, très rarement les écureuils reviennent vers les cachettes où sont entreposées les noisettes, les graines qu’ils ont collectées, ici et là. Si les écureuils collectent les noisettes, ils les collectent pour rien, puisqu’ils passent ensuite à autre chose, « oubliant » la plupart du temps la cachette où ils ont entreposé les noisettes. (Nous avions, quant à nous tôt fait, d’en faire des modèles d’épargnants…). Il n’empêche que les réserves de noisettes, disséminées par ci par là, ensemencent de nouveau la forêt… André Dhôtel s’étonne quant à lui dans le grand rêve des floraisons dans sa Rhétorique fabuleuse de ce que les hirondelles, avant leur départ, se rassemblent, se perchent sur les fils électriques par exemple, puis s’envolent, formant des bandes, comme elles ne l’ont jamais fait, cherchant, on ne sait quoi, » jusqu’à ce qu’elles soient prises par une trame inconnue de l’espace, disons par un rêve total surgi d’une ordonnance extérieure et non d’elles-mêmes, cherchant les lignes du réseau d’espace qui unit le pays qu’elles quittent à celui qu’elles doivent gagner là-bas » quand elles migrent.
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Et puis la pluie :
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Comme vous aussi sans doute il m’est arrivé de regarder tomber la pluie. C’est un spectacle monotone, néanmoins assez attachant. Et je me demande ce qui m’y attache. Que puis-je attendre d’autre qu’une dégoulinade ? Quand il y a bon vent la pluie s’incline, mais les gouttes ne cessent pas d’être parallèles. Tout de même un phénomène pas tellement rare peut survenir. C’est-l’arc-en ciel.
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Vous me direz qu’une telle affaire est couramment expliquée et que seuls des peuples superstitieux y voyaient un lien entre la terre et un ciel mystique c’est-à-dire le signe d’un rêve divin. Vous ne vous êtes pas demandés pourquoi ces peuples anciens hautement civilisés se montraient ainsi parfaitement imbéciles et pourquoi ils n’auraient jamais remarqué mille reflets de lumière en quelque fontaine. Je vais donc vous donner mon opinion fabuleuse à ce sujet. C’est que la pluie ressemble à une trame, mais l’arc-en-ciel, tout différent de cette trame, vient y former une sorte de tissu d’une nature tout à fait différente. Et la simple image de l’arc-en-ciel devient fabuleuse du seul fait qu’elle nous présente une vision superposée parfaitement explicable mais qui renouvelle toutes choses. Car le monde apparait alors non plus comme infrangible ou achevé mais parcouru de tissages divers et insoupçonnés qui parfois se manifestent.