« Vaincre ! » (premier battant)
Vivats aux cris de « Duce ! » « Duce ! »
« Et nous vaincrons ! » (second battant)
Se referme l’immense portail sur les promesses de l’homme fou juché à la fenêtre de sa tour d’acier, livrée aux flammes, devant un dédale décimé par les obus et la cohue cadavérique courant pieds nus sur l’asphalte brûlant. Vincere ressuscite une mémoire enfouie sous les décombres d’une relation d’amour vampirique entre Benito Mussolini et Ida Dalser, en survolant par là même, les débuts de l’orateur Benito, encore socialiste à ses premiers pas. Tout mène à croire, aux toutes premières minutes du film (les fameuses « cinq minutes » durant lesquelles Benito « le rouge » exécute Dieu devant un auditoire révulsé – dommage qu’elles n’aient duré qu’une minute !), qu’une énième « adaptation » se profile à l’horizon de l’Italie des années vingt. Pourtant, on est pris à revers lorsqu’on bascule subitement dans un « regard », celui d’Ida, via les images d’archives (ici un bain de foule, là un discours qui porte officiellement la religion au statut de religion d’état, etc.), et ce entre les années d’amère sentiment d’abandon à celles terribles de l’internement dans un asile psychiatrique.
Tout désormais passe par le système de représentation qu’est le cinéma : de la Révolution russe d’Eisenstein (Octobre) à l’arrivée des Camicie nere au pouvoir (actualités officielles) en passant par Maciste alpino de Giovanni Pastrone (1913). Un régime d’images-sons dans lequel se dissout peu à peu ce grand corps souffrant, dont Ida (l’œil) en observe la dégénérescence dans une longue et lente agonie. Martyre d’une réalité oscillant entre champs du visible (images du Mussolini père et de leur fils Benito Albino) et champs de l’invisible (celles officielles du Mussolini Duce prêchant les bienfaits de la guerre en cours dans laquelle l’Empire s’est engagé) ; le fils, lui, sera placé dans un internat.
Seul le cinéma…
Le cinématographe-Bellocchio scintille, face caméra, comme pour mieux attester d’un souvenir (celui de l’homme dont Ida [s’]est éprise), par fragments lumineux dans la matrice rétinienne d’un amour-délire-trahison élevé à sa puissance paroxystique (le leader en haut de l’estrade qu’elle dit être la seule à comprendre) sans pour autant opposer une réalité à ses apparences, mais à l’inverse, en tentant d’en dégager « une communauté de mots et de choses, de formes et de significations » [[Le spectateur émancipé, Jacques Rancière, La Fabrique, Paris 2008.]] susceptibles de parasiter le dispositif spatio-temporel propagandiste, à savoir la dualité (aujourd’hui encore persistante, mais sous d’autres revêtements) de l’ « acteur/action, spectateur/inaction ». Démantèlement d’une imagerie-dispositif d’action, c’est-à-dire de l’image comme une arme (et là, on retrouve les failles et les limites dialectiques de l’art dit « militant » des années 60-70), imagerie elle-même née d’un excès de confiance, voire d’une croyance aveugle en l’image (la séquence des aveugles traversant la rue aux côtés du curé, nous y reviendrons). Le tour de force de Bellocchio se situe en une démonstration esthétique (donc politique, puisque Ida finit inter homines esse, « être parmi les hommes », via le cinéma) qu’une image ne fournit jamais d’armes pour une lutte, mais contribue juste (et ce n’est pas rien) à « dessiner, comme l’écrit Rancière, des configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et par là même, un paysage nouveau du possible. » Ni le sens ni l’effet ne sont anticipés dans ce que procure une image qui semble avoir échappé à l’autodafé, celle de l’impossible victoire contre la redoutable machine politico-médico-administrative, rendue possible par Chaplin dans The kid. Curieux paradoxe où l’on voit applaudir – le temps d’une séquence où Chaplin retrouve le « kid » – tout un « public » nié et diminué par l’abominable traitement psychiatrique (ici « la maladie est un langage, le corps une représentation et la médecine une pratique politique », comme l’écrivait Bryan S. Turner dans The body and the society), glissant ainsi vers un antifascisme ludique en cette vaste terre de « pantins » fanatiques. « Ce n’est là qu’une image » dira-t-on, mais dont Bellocchio en fait une certitude : seul le cinéma (le permet).
Pour autant, Bellocchio ne livre pas ici de bataille de revanche sur l’histoire (celle qui ne passe toujours pas) [[On repense à Hitler, un film d’Allemagne de Syberberg ou encore le très conflictuel Wundkanal de Harlan.]], mais revisite un chapitre méconnu de l’histoire du fascisme, ou plus particulièrement l’observation de l’ascension de celui-ci comme un empire « mythologique », survolant un magma de frustration personnelle né d’une nécessité d’être « différent » (« Quand j’étais jeune, je voulais devenir musicien ou écrivain. Mais j’ai vite compris que j’allais rester médiocre ») et d’une phobie (« Je suis terrorisé par le temps qui passe »). Et voilà la bête politique rappelée par son destin d’homme, en ces terribles années de conflit : blessé au front, la tête non plus dans les étoiles de la lutte des peuples, mais dans le supplice terrestre du Christ crucifié au plafond, au-dessus des larmes bruyantes et pathétiques d’une « p’tite poule » infirmière, une Madelaine jalouse et possessive (très belle scène où Christus de Giulio Antamoro est projeté au plafond pour que les blessés puissent le voir). Le double-divorce (sentimental et idéologique, même s’il s’agit du même : le désir de gloire) est consommé sous les encouragements salutaires du Roi en personne et du regard horrifié d’Ida. Le Christ mourra et ne ressuscitera qu’à l’orée d’une manœuvre politicienne en quête d’un allié puissant (l’Église), parce qu’au-dessus des frontières – sur lesquelles s’élevaient déjà, de bien sombres desseins de conquête et de domination.
Les ombres se confondant à l’écran de cinéma (ici des enfants turbulents mimant les singes, là le salut fasciste devant l’image du Duce, etc.) favorisent la démarche de Bellocchio à entériner la force évocatrice (telle une énigme) de l’image et des contingences au cœur desquelles celle-ci se retrouve embrigadée. Et là se joue quelque chose de très « externe » à l’art en général (l’exposition futuriste de 1917 passée pour l’oriflamme de l’art fasciste où un certain goût pour le tragi-burlesque semble orner les appréciations – onomatopées d’explosions et de mitrailles, gestuelle à l’appui – du futur Duce) et au cinéma en particulier (Pouvoirs/pouvoir des représentations). À ce titre, Bellocchio ne convoque pas Vieille garde de Blasetti (1934) à titre indicatif (tel un repère chronologique glissé au spectateur étourdi), ni en guise de « pièce » illustrative du cinéma fasciste, mais pour sous-tendre (ce que du moins nous sommes tentés d’y voir) un questionnement toujours d’actualité sur la complexité des rapports entre l’artiste et les Pouvoirs, des interstices que crée l’art et que s’accapare un régime de gouvernance, de la faculté à enterrer une bonne fois pour toutes l’idée souhaitée (et même prônée par beaucoup, y compris de nos jours) d’une « séparation » (ou « distinction », c’est selon…) entre l’aspect esthétique et la dimension idéologique. Par ailleurs, une certaine proximité avec Film socialisme de Godard qui dans un jeu de questions-réponses (voir le dossier de presse du film) insère à titre définitif, telle une sentence, non plus l’impossibilité, mais l’indispensabilité de ne plus opérer de limite entre les deux : « Question : Encore de la politique ? Réponse : Oui, car les démocraties modernes, en faisant de la politique un domaine de pensée séparé, prédisposent au totalitarisme. » Bellocchio semble rejoindre Godard en ce sens qu’il n’y a pas de petits actes, mais juste les grands désastres. Vincere est une sorte de pamphlet sur une « certaine politique de l’image » (quand d’autres y voient platement de l’imagerie politique), agencement subtil de deux modes de production/lecture : l’une policée (expéditive), l’autre affective (organique), de manière à transposer l’action d’un côté vers l’autre (quand la balise de l’esthétique fasciste ne permettait, elle, que le mouvement inverse), de l’ « acteur » (Duce) vers le « regardeur » (Ida), de la faire passer clandestinement, tel un transfert d’énergie, non pas pour inverser le processus, mais pour l’équilibrer. La chimie du corps (et là est l’action première que génère une image) qui s’amorce. « Que reste-t-il à Ida ? », semble nous dire Bellocchio. Un monde parallèle qui fait corps à la réalité, un monde (plus qu’un refuge) habité par des images (celles de l’époux-père et du meneur charismatique qui hantaient déjà Ida à son insu) et en lequel recèlent les multiples stratagèmes de résistance au sein de cette même réalité, à commencer par voir (le forfait du Duce au sommet de son égarement mégalomaniaque), à esquisser les plates-formes du possible (l’art) ou de l’impossible (l’autoritarisme). C’est selon…
En cela, Vincere formule la naissance d’un régime d’images incarné par celle d’une litanie totalitaire au-dessus de laquelle plus rien n’existe, ni même la morale, et pour cause elle semble s’en être affranchie très tôt (magnifique séquence où assis sur le banc d’une rue déserte, Ida et Benito regardent passer une silencieuse colonie d’aveugles se tenant par l’épaule, accompagnée d’un curé). À cet instant précis, c’est « la chance » qui vient de frapper à la porte du jeune Benito, tel le prisme d’un acte lumineux à accomplir qui le transperce à la nuit noire. La suite est connue : un journal, Il Popolo di Italia, sera fondé. La machine se met en marche. Une image l’aura précédé : celle d’une cécité qui se mue en régiment d’infanterie en marche vers le front, le temps d’un baiser langoureux du désastre à venir. 14-18 est déjà loin derrière…
Bellocchio se place à l’ombre et la lumière du temps pour révéler une prémonition, celle du non-vu, qu’il impose par anticipation (à coups de plans intermédiaires courts, de « patientes » anonymes au visage émacié qui pausent, regard caméra fragile), mais aussi en accompagnant les premières étapes de la relation entre Ida et Benito d’une duplication de l’acte en question (la séquence du mariage jouxte les images d’archives de célébrations d’unions de jeunes fascistes dans les rues hystériques, etc.), tout d’une ascension fulgurante d’un vaste empire d’images « offensives » qui ne s’érige qu’en supprimant d’autres pans d’images consubstantiellement hérétiques (les perquisitions ainsi que les interrogatoires répétés en vue de trouver l’acte de mariage, etc.) En évitant le récit historique classique (à commencer souvent par l’affligeant souci de ressemblance des comédiens avec les personnages historiques en question) avec tout son attirail de décors et de reconstitutions d’événements décisifs illustrant l’époque (La chute d’Oliver Hirschbiegel), Bellocchio décline de manière frontale son récit, et ce par un singulier stratagème qui consiste à faire totalement disparaître le Benito pré-Duce (excellent Filippo Timi !) du paysage scénique au bout de trois quarts d’heure, délaissant le spectateur d’un quelconque point d’attache « fictionnel » (mais attention, de cette piètre fiction « collant à la réalité » ! : ce visage flirtant avec la pantomime et sur lequel se pose un regard en biais, etc.) pour mieux le plonger sous la houle filmique, ainsi jusqu’à réenclencher plus loin, et à la surface – et efficacement, et le pari n’était pas simple ! – la mémoire via la confrontation d’Ida à l’image officielle (recours aux archives non sans parcimonie et avec une mesure certaine), réactualisation de l’ampleur de la catastrophe mussolinienne qui se profile par l’insaisissable image qui la conjugue : celle expurgée (pour le Duce) et subie (par Ida Dalser). Avec Vincere (souvenons-nous de l’excellente satire Discutiamo, discutiamo, du film collectif Amore e rabbia aux côtés de Pasolini, Bertolucci, Godard, etc., mais avec l’image d’archive en moins), Bellocchio s’inscrit dans une démarche proche de celle de Foucault dans son analyse des pouvoirs modernes : « Les ressources historiques convoquées par Foucault ne sont pas plus « vraies » que ses propres hypothèses, qu’elles seraient censées démontrer (en l’occurrence, le traitement de ce chapitre peu connu du couple Ida-Benito, N.D.A.) : les unes comme les autres sont des constructions théoriques qu’il nomme « fictions ». Mais ces fictions ne sont ni des erreurs ni des illusions. Elles ne cherchent pas à démontrer qu’elles sont vraies, mais à produire des effets de vérité sur les manières dont nous comprenons notre réalité politique. Inversement, à partir de discours scientifiques reconnus comme vrais, l’histoire par exemple, il est possible de fictionner une réalité politique qui n’existe pas encore, mais que nous pouvons advenir comme un effet de vérité irréductible aux savoirs institutionnalisés et à ce que nous considérons comme des « vérités historiques. »[[Le texte en perspective, dossier de Frédéric Rambeau consacré aux textes du philosophe, Gallimard, Paris, 2006.]] C’est avec cette logique que Bellocchio appréhende le champ d’un contexte historique précis en optant pour une liberté esthétique qui elle-même constitue un tracé politique hors-champ, susceptible de drainer vers elle (vers soi, vers le spectateur) un champ d’action visuel inédit : l’image d’une idée (l’homme fort du régime) et l’image d’une certitude (la trahison), mais qui toutes deux attestent d’une même et réelle présence : celle de la tragédie en cours que le fils, Albino, interné à son tour, annonce par une extraordinaire folie mimétique (séquence d’une force incroyable où le délire atteint les cimes de l’absurde terreur !), les paroles, en allemand, du père en plein discours à la gloire du national-socialisme.
Vincere ou le balancement incessant entre deux courants narratifs qui n’ont de cesse de s’entrechoquer, jusqu’à l’entrelacement tragique de la mort (qui scellera à jamais leur tragique union) et à laquelle ils semblaient déjà condamnés, moment décisif où les deux images se rencontrent, se superposent, délaissant l’amas de distorsions linguistiques, métaphoriques, sémiotiques (puisque toute représentation devient « signe » et donc « ordre » pour l’un, et « élément à charge » puisque annulée pour l’autre) pour ne former que celle unique qui leur survivra – on ne se souvient que de ce qu’on a filmé : le terrible regard caméra que lance Ida-Dalser-Mussolini dans l’automobile devant une foule déchaînée criant à sa libération, et la lente et ultime descente aux enfers d’un buste du Duce – puisqu’il ne fut rien d’autre qu’une icône, un symbole – qu’un étau écrase. La boucle est bouclée, le symbole Mussolini reprend sa place dans le mémento de l’image, le visage d’Ida « X » dans le panthéon de l’imaginaire.