Soleil cou coupé

Texte de Saad Chakali autour du film la nuit et l'enfant, novembre 2015

Vus lors de l’édition 2015 des Rencontres Cinématographiques de Béjaïa, le court-métrage de fiction Roi rebelle proconsul de Mohamed Megdoul, Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche et la dérive poétique La Nuit et l’enfant de David Yon auront respectivement proposé des formes suffisamment originales pour faire éclater tout historicisme en préférant faire lever la matière ou l’humeur sensible d’un présent intemporel – autrement dit, un présent valable pour tous les temps. S’agissant en particulier du film de David Yon, La Nuit et l’enfant multiplie les fulgurances poétiques en renfort de l’évocation romantique d’un rapport obscur à l’Algérie qui n’est pas le pays natal de l’auteur, vérifiant depuis une position d’étranger et l’aide d’amis comme autant de go-between (Lamine Bachar et Zoheir Mefti) l’étrangeté d’une région (les steppes de l’Atlas autour de Djelfa). Celle où errent, entre chien et loup, les fantômes de la décennie noire, alors que le soleil a disparu et dont la disparition même autorise d’interroger les puissances de figuration et d’incantation appartenant au cinéma. A ce titre, La Nuit et l’enfant aura représenté une proposition de science-fiction insoupçonnée programmé dans le cadre de ces Rencontres, faisant de l’absence de l’astre solaire le principe de vérification allégorique d’un « désastre obscur » ayant autant une valeur poétique (le « désastre obscur » convoque chez Stéphane Mallarmé la vie psychique tourmentée d’Edgar Allan Poe d’où sont tombés ces « calmes blocs ici-bas » représentés par ses nouvelles et ses poèmes) que politique (le « désastre obscur » désigne de façon mallarméenne chez Alain Badiou l’éclipse historique de l’idée communiste après la disparition du bloc soviétique). D’un côté, les braises ou flammèches arrachées à la nuit manifestent le rapport obscur fait d’incompréhension, de fantasmes et de fascination d’un réalisateur pour un pays qu’il aime mais ne connaît pas tout en voulant, avec le support de quelques amis, en éprouver les intenses sensations. De l’autre, le défaut de soleil soutient l’idée d’un manque de révolution (qui désigne d’abord le tour complet accompli par un astre) valant autant pour une Algérie post-coloniale bloquée et minée par l’histoire de l’étatisation de l’indépendance que pour le monde entier gelé par l’imposition de l’hégémonie néolibérale (et l’Algérie n’aura pas été épargnée par la « révolution conservatrice »). Un monde où l’émancipation ne brille plus désormais que sur le mode sidéral de la lumière fossile (de ce point de vue, il faudrait voir ou revoir ensemble La Nuit et l’enfant et Révolution Zendj de Tariq Teguia).

Tournées par David Yon lui-même, les images de La Nuit et l’enfant exposent leur caractère indiciel et fragmentaire, le réalisateur avançant à tâtons en suscitant l’apparition de fébriles « tactisignes » (Gilles Deleuze) afin de collecter sur un front toute une série de traces minérales, végétales et animales et sur un autre une série entrelaçant énigmes (les paroles allusives) et mystères (les visages s’extrayant avec peine du noir total). Toutes ces épiphanies scandent pendant 60 minutes la traversée par l’adulte Lamine et l’enfant Aness d’un monde plongé dans une nuit perpétuelle, guidés par les feux qu’ils font et le scintillement des étoiles en guise de scansion numérologique et de cartographie astronomique improvisée. On aimerait dire à quel point La Nuit et l’enfant semble s’être placé sous le signe du feu dans une perspective poétique digne de Gaston Bachelard. On aimerait dire à quel point son film brille de mille feux (braises, flamme d’une chandelle, bout de cigarette, tige incandescente, mais aussi l’abeille qui meurt parce que manquent les roses à butiner, mais encore le sang qui coule de la décapitation d’un oiseau puis recouvre les mains et s’étale sur les murs en écritures nébuleuses) afin de faire un miel suppléant métaphoriquement au défaut allégorique de soleil. Un manque d’astre que l’on pourrait encore traduire poétiquement avec l’aide de Guillaume Apollinaire puis Aimée Césaire : soleil cou coupé. Si La Nuit et l’enfant court le risque d’être aisément cantonné à un registre hermétique et délaissé pour son romantisme affecté et désuet, cette option serait non seulement injuste mais trompeuse. Car l’on se détournerait alors de ses beautés improbables (on a l’impression devant ce film de découvrir une version occulte de Dead Man de Jim Jarmusch ou de Gerry de Gus Van Sant filmé dans l’inspiration de Rembrandt ou de La Tour et raconté par le fantôme de Mahmoud Darwich), de ses fulgurances revenues du cinéma de genre (quelques détonations font immanquablement penser à celles des films de John Carpenter), de sa dimension ludique (on joue ici, comme dans Loubia Hamra de Narimane Mari, autant à faire la guerre qu’à faire un film). Surtout, on ne comprendrait pas que le film de David Yon propose une rêverie chauffée à la lumière d’une chandelle (celle de l’enfance et du possible) afin d’éclairer un pays qui n’est pas encore sorti de sa nuit. On ne voudrait pas voir que le film convoque la figure de l’enfant pour l’emmener à l’endroit même où elle disparaît pour laisser place à son deuil qui n’est autre que l’enfance. On tournerait le dos, enfin, à ce qui fait de La Nuit et l’enfant un pur poème de cinéma dans l’incantation des puissances esthétiques et politiques du cinéma, la nuit de la salle de projection accueillant des plans comme autant de braises réchauffant l’imaginaire et la sensibilité du spectateur, et autant de feux projetés pour transfigurer la nuit du dehors. Là où fait toujours défaut, tant dure son éclipse, le soleil de la révolution ou de l’émancipation, décapitée. A l’instar d’un autre grand film vu aux Rencontres Cinématographiques de Béjaïa (Bla cinima de Lamine Ammar-Khodja), La Nuit et l’enfant de David Yon sait faire confiance aux enfants en relais de notre enfance pour que l’abîme se repeuple et les déserts, places et autres ruines refleurissent.

 

Ce texte est la reprise légèrement modifiée d’un fragment appartenant à un texte intitulé « La Maison cinéma Béjaïa » écrit pour le numéro huit de la revue Mondes du cinéma.

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