Que cherchons-nous à toucher depuis les premières mains négatives imprimant dans la roche la longue déambulation hallucinée des hommes à travers le temps, que cherchons-nous à atteindre aussi fébrilement, avec tant d’obstination et de souffrance, par la représentation, par les images, si ce n’est d’ouvrir la nuit du corps, sa masse opaque, la chair par laquelle on pense, et de déployer à la lumière, face à nous, l’énigme de nos vies. 3
Le corps
C’est le corps. Mais c’est le corps pour tout, aussi bien pour le cinéma que pour la philosophie… C’est le corps, c’est le rythme, c’est la chair, c’est le poids du corps, c’est les os. C’est avec ça que ça se pense… la relation à la lumière… C’est plus ça qui m’intéresse que de me dire : je vais raconter l’histoire d’un… Cette histoire de personnage, j’y crois pas. 1
La matière humaine
Parce que la source de ces émotions, elle est bien au-delà d’un spectacle. C’est effectivement dans ce que vous dites, dans la matière humaine. Elle est dans ce qui fait que nous sommes des hommes vis-à-vis des femmes ; que nous sommes humains… qu’on éprouve aujourd’hui des sensations qui devaient être sans doute éprouvées par les premiers hommes. La peur, l’effroi, la terreur, c’est des terreurs qui devaient aussi être partagées par ceux qui vivaient dans les grottes. Il y a quelque chose de profondément humain. 8
Documentaire / fiction
Si c’est de la fiction en fait il y a toujours une dimension documentaire, tu filmes quelqu’un qui entre dans une pièce et d’une certaine façon c’est un documentaire sur l’acteur qui entre dans la pièce. Oui l’acte est de filmer parce que le cinéma est fabriqué avec des images, des sons, du rythme, des coupes, de la lumière, des corps, le mouvement, du cadre, des éléments assez rudimentaires en fait. Moi je pense que le cinéma est fort quand il filme des choses extrêmement…hmm. Vous savez, comme un visage, les arbres, les pierres, l’eau, le ciel… Il est fort là parce ce que le cinéma ne sert pas à fabriquer des histoires au sens de la psychologie. 2
En cinéma documentaire c’est ce qui est fantastique, la réalité est infiniment improbable avant qu’elle ne survienne. Tiens, on ne savait pas que cet homme allait monter l’escalier, quand on le filme c’est magnifique. Quand on fait de la fiction je crois qu’il faut laisser le film être rejoint par ça, par ce qui ne peut être su, ou même conçu, par l’impensé tout simplement. C’est ce qui me touche énormément et me donne envie de faire des films. 2
Le documentaire a été très important pour moi parce qu’il m’a placé dans un type de rapport à l’autre, à l’altérité. On ne peut plus se tromper sur la distance, sur la focale. La question de la distance, du rapport du corps à un autre est pour moi très sensible ; c’est ce qui permet de filmer. C’est cette qualité de présence et d’absence que je recherche chez les acteurs. 3
La DV
Mes raisons d’utiliser la DV ne sont pas économiques, surtout pas narratives, mais érotiques. Immédiateté de la sensation. L’image déjà là, modelée : vitesse d’obturation, mise au point, ouverture. L’image à la main, visible à l’œil nu. Fétichisme donc.
Et puis une autre raison, la durée du plan. Très long, trop long. L’acteur s’y trouve pris, sans maîtrise, sans savoir, emporté au-delà du plan, dans un hors champ temporel, obscène. Le montage de la matière filmée en DV est un prélèvement. Quelque chose était là, venu par la durée, mais que l’on ne pouvait pas encore reconnaître, que le film ne nous avait pas encore dévoilé et maintenant surgit soudain. DV : Epiphanie et érotisme. 6
Etre là
J’avais la caméra à l’épaule, l’oeil dans le viseur. Au moment où l’on tournait j’étais carrément pris dans le champ du film, le champ à la fois dans sa matière poétique mais aussi le champ magnétique, celui du désir, celui qui fait qu’on filme, qu’on arrive à explorer d’une manière étrange le désir qu’on a pour ce qui est devant soi. 2
Après, au montage, le film se réinvente. Il s’invente à chaque étape : quand on écrit, quand on tourne, quand on monte, tout le temps… Mais c’est une histoire vraiment corporelle : une façon de bouger, de regarder, d’être là. C’est pour ça qu’il est important pour moi de cadrer. Je ne pourrais pas lâcher le cadre, ça me semble totalement impossible. 1
Le risque
Un film, ça doit s’affronter, se confronter a quelque chose, qu’il y ait une véritable épaisseur, un véritable risque pour celui qui le fait, donc pour celui qui le regarde c’est quand même ça le cinéma. 8
Une expérience
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la question de l’expérience – une expérience que l’on fait devant un film. Une expérience corporelle, physique, humaine. Le cinéma qui me touche est surtout lié à la sensation. Je suis touché par ce que le film transmet comme sensation, pas seulement comme émotion, à travers les images, les sons, le montage, les corps, les acteurs… Et le récit doit être pris dans cette matérialité très présente du cinéma. 1
Le chaos
Le monde vibre. Il y a une espèce de vibration immense. On regarde les nuages qui se défont, la lumière, la matière… On est comme projeté au milieu du chaos. C’est à ce réel si puissant qu’on a dû avoir affaire quand on était petit. Les bébés, c’est fascinant, quand on les voit juste après l’accouchement, le regard immense qu’il portent sur les choses, et cette manière assez inouïe qu’ils ont d’être si présents à ce moment-là. Je me dis qu’après on tient tout ça à distance – le langage, la parole… Mais les expériences premières doivent être d’une très, très grande puissance émotionnelle, sensationnelle, corporelle. Et je crois que le cinéma a une capacité extraordinaire de nous redonner à éprouver cette présence des choses, si grande, si immense. Ce sont aussi des histoires de flux, d’intensités…
Je suis plongé dans ces histoires de Deleuze avec Conrad. Il parle de ça très bien, du chaos. Comment l’art est une sorte d’ombrelle qui nous protègerait du chaos ; mais il faut y faire des fentes pour que tout à coup quelque chose de ce bruissement nous parvienne. Et je pense que le cinéma peut être une de ces fentes – il faut simplement que le coup soit porté. 1
Le scénario
je n’écris pas de scénario du genre « intérieur, cuisine, jour », c’est tellement déprimant, je me flingue si j’avais à écrire comme ça. J’écris des petits bouts, des notes, je cherche dans le rythme des phrases aussi. Je prends beaucoup de notes sur les acteurs, la lumière, le son… 2
Je voulais dans le processus de création, m’éloigner de ces 40 pages initiales, et plus tard au moment de tourner j’ai abandonné les dialogues des 130 pages. Je n’avais pas le scénario quand je tournais… J’ai eu un professeur de cinéma qui était un grand fan d’échecs et il me racontait que les grands maîtres – même si ce n’est pas vrai c’est une belle histoire – avant de jouer le coup, détournaient le regard de l’échiquier pour le regarder à nouveau, comme s’ils le voyaient pour la première fois. 2
La fiction : à propos de El espolio du Greco
Ça aussi ça me touche, Le Greco… regardez ce visage : là il y a de la fiction, il y a incroyablement plus de fiction là-dedans que dans je ne sais pas combien de kilomètres de pellicule. Ça c’est magnifique, tellement plus intéressant, ce bras tendu, cette tunique rouge, ces yeux redressés. 1
Fiction au sens ou c’est un champ d’ouverture. Par fiction j’entends plus ça qu’un récit…Tout à coup on est comme aspiré et ça vous ouvre, brutalement, sur quelque chose qui vous connecte en direct avec votre imaginaire, votre matière fantasmatique, votre pensée… c’est de la pensée. Tout à coup ça s’élabore en direct. Clac ! 1
La sensation
C’est justement parce que ce n’est pas suturé par le récit mais juste sur la sensation – et effectivement entre autres sur celle de chute, d’effondrement, qui continue d’ailleurs : la caméra vient ensuite sur une petite fille – le plan est accéléré à ce moment-là – puis ça tombe, il y a la montagne qui vibre, et on va dans la chambre où il y a le personnage. Ce qui fabrique les relations de montage ce sont effectivement des relations liées à la sensation pure. Ma préoccupation était de placer le spectateur dans un certain état de perception, un état à la fois inquiet, hyperactif, halluciné, de perception. 1
L’inconscient
Quand on rêve, c’est un monde étrange dans lequel on est plongé et pas un monde qui divise dans ce qui serait possible et impossible, permis et interdit, c’est un monde plus confus, plus obscur, opaque. La matière de Sombre vient beaucoup de ça, pas comme une représentation du rêve au cinéma, mais bien quelque chose d’inconscient. 2
Le son
Le son est un élément décisif pour moi, autant que l’image. Le son et l’image, c’est quand même ce qui fonde le cinéma et le regard et l’ouie sont les deux premières pulsions qui nous constituent. La sensation que j’en avais pour ce film dès le départ, c’est que la source, lumineuse et sonore, est très intense mais ce qui en est perçu est très faible. Nous avons tourné sous un soleil presque toujours éblouissant mais en prenant tous les moyens pour que la lumière ne parvienne pas à impressionner la pellicule ; l’idée qu’elle doive traverser quelque chose de trop dense. 2
Le son est une question importante parce que ça fait partie de ce qui fonde notre rapport aux choses et, comme pour la lumière, dans Sombre ça vient beaucoup de la petite enfance, d’avant qu’on ne commence à parler. 2
Intensité, flux, énergie, ligne…
(à propos de la vie nouvelle)
Tout le travail était pris dans cette question là : arracher des blocs de sensations, d’affects, que l’on ne comprend pas très bien, qui d’un coup nouent les personnages, et puis ça se défait pour devenir autre chose. C’est comme une météorologie fragile, un climat incessant, perturbé, fait d’éclaircies ou d’assombrissements. C’est une météorologie, les films. Je travaille beaucoup sur des questions d’intensités, de flux, d’énergie, de ligne. Et qui correspondent pour le spectateur à des variations de son affect qui peuvent aller de la colère à la joie, à la répulsion, au malaise, à l’exaltation, à la tristesse… 5
La mise en scène
On remontait du lac, on a couru comme des fous pour faire ce plan, et Marc, je lui ai dit : « Mets-toi là ! », et puis il vibrait devant moi… Il y avait tout : la course, l’essoufflement… Encore une fois, c’est un truc de corps… Et tout à coup il était là, il y avait la lumière et en descendant le diaph, en basculant le point, tout à coup il s’est mis à être là comme moi je désirais qu’il soit, une sorte de pure terreur, quelque chose dont on ne peut pas s’approcher. Le cinéma est fort lorsque le dispositif que l’on met en place permet la fabrication, le prélèvement, la production, au sens fort du terme, de ce plan-là. Sinon, s’il avait fallu le machin, le pied, le truc, le rendez-vous, le déjeuner, « Marc, tu te mets là », on fait le point, etc. : c’est autre chose, ça devient tout à fait autre chose – le maquillage, le costume… Ce plan-là n’aurait pas été possible. Il a été possible parce qu’on étaient essoufflés, qu’on n’en pouvait plus, que le soleil tombait, qu’il y avait ce plan à faire ; parce que la journée avait été dure. 1
Disons que pour moi la question de la mise en scène passe par la mise en place d’un dispositif de production dans lequel le plan désiré peut être produit. 1
Faire film
C’est une question aussi de relation à son désir, qu’est-ce qui met en mouvement son désir de faire un film, donc cette question de réalité « charnelle », corporelle du cinéma, en documentaire ou en fiction, est quelque chose de très important pour moi. Alors quand je filme un visage, l’engagement que j’ai en tant que cinéaste en train de filmer ce visage – ma distance, la focale que j’utilise,la manière dont je prends la lumière – tout ça sont des actes dans lesquels il y a un engagement de nature morale de la part du cinéaste. Si la distance n’est pas la bonne, que la focale n’est pas juste, etc. la parole ne sera pas véritablement engagée dans une relation à l’autre, ce sera quelque chose de pris, de volé, une certaine malhonnêteté du cinéaste au moment où il filme. Quand je filme je dois sentir que c’est juste, comme quand on peint… 2
On fait des films avec… des trucs qu’on sait pas, des bouts de rêves, la fatigue du corps, un arbre… avec sa bêtise, avec sa névrose. On fait des films avec ce qui est notre appartenance extrêmement intense à l’espèce humaine… avec une manière de s’approcher, de bouger la tête, d’avoir mal à la nuque – c’est ce qui fait faire les films. 1
Pour que le cinéma soit du cinéma
Blanchot, je crois disait cela, qu’au fond l’écriture, c’est ce qui échappe à la maîtrise, ce qui se dépose, la trace qui est là, qu’on ne connaît pas très bien mais qui est apparue dans le rythme de la phrase, dans les points de suspension, ou dans la façon dont la page est couverte, dans la scansion même de la dimension de la feuille. C’est ça qui fabrique la littérature, et non de se dire qu’on va écrire un livre sur… Pour que le cinéma soit du cinéma, il doit poser ces questions-là, de cadre, de lumière, de corps d’acteurs, de rythme, de montage, tous ces enjeux-là. 5
Une expérience du monde sensible
C’est ça le cinéma, filmer la présence, l’être-là des choses, filmer les arbres et les montagnes et le ciel et le cours puissant des fleuves. C’est ça être acteur, pouvoir soutenir la puissance du réel, son jaillissement, sa vibration hallucinée, pouvoir l’incarner (peu y parviennent), et l’espace d’une prise, le temps d’un plan, devenir ciel et montagne et fleuve et la masse houleuse de l’océan. Alors le cinéma est immense. Alors on se sent gagné par l’oubli de soi, et ce que l’on porte, ce que l’on ne sait pas, que l’on ne peut pas savoir et qui pourtant nous tient, nous donne à la vie, à la vie vécue, alors ça se dévoile. Ce rythme, cette manière de cadrer, d’éclairer les corps, d’interrompre la prise, ça vient, c’est là, et le cinéma touche au plus près ce qu’il est profondément, une expérience sensible du monde, touche son destin qui est de transmettre par la sensation, par les seuls moyens qui lui sont propres, de transmettre une part du monde qui passe, du monde sensible, aussitôt dissipé, perdu, emporté dans le temps, une part du temps, et par là même que retentisse en chacun de nous le sentiment d’une » inévitable solidarité « . 4
Avenir du cinéma
L’avenir du cinéma, c’est d’être libre et grand et fort, de laisser passer un peu de ce « chaos venteux » dont nous nous protégeons tant bien que mal, voulant croire désespérément que le monde est ordonné, raisonnable, possible, alors qu’il est exactement l’inverse : chaotique, délirant, intenable, emporté par la force irrépressible du désir. 4
…le destin du cinéma, de ce cinéma que j’aime, celui qui nous met en relation avec les forces les plus archaïques, avec ce qu’il y a d’originaire, de pulsionnel, en chacun de nous, et tisse indissociablement, l’image et le corps, l’étoffe même de notre relation affective au monde, en nous plaçant sous la menace du surgissement stupéfiant de ce qui ne peut être ni vu, ni entendu. 4
J’en attends une expérience beaucoup plus totale, et surtout nerveuse. C’est du flux, du sang, du rythme, c’est le cœur qui bat, qui pompe… 5
L’emprise
Ca l’attire, effroyablement. Il doit voir. Je tiens sa main. Je sens la pulsation rapide du pouls. J’entends son souffle court, et quoique je sois si proche de lui, je discerne avec difficulté les traits de son visage. Alors il fait un pas de plus et soudain se fige. Livide, bouche bée, sans un cri, il s’effondre. Générique de fin, les lumières se rallument, il faut sortir de la salle, retrouver le poids de corps et le cours de sa vie.
Le cinéma se fait sous la menace de la coupe, du prochain plan, de ce qui pourrait devenir visible, revenu du trou de la mémoire, refoulé de la nuit, de l’oubli.
– Le suspens ?
– Disons l’emprise. 7
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*Les propos de Philippe Grandrieux ont été glanés dans divers entretiens parus dans (1) Balthazar n°4, été 2001 ; (2) Hors Champ, 1999 ; (3) Les Cahiers du Cinéma n°532, octobre 2000 et (4) hors série « Le siècle du cinéma », novembre 2000 ; (5) Les Inrockuptibles n°366, décembre 2002 ; (6) L’image le monde n°1, automne 1999 ; (7) Trafic n°38, été 2001 et (8) radio libertaire .
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