C’est à l’été 1994, à Grenoble, que pour la première fois j’ai développé un film en super-8. Comme la plupart des cinéastes, j’ai été alors étonné de découvrir que je pouvais traiter moi-même mes images, en un quart d’heure, chez moi dans la baignoire, plutôt que de les envoyer à un laboratoire cher qui les garderait au moins une semaine. J’ai fait cette découverte grâce aux membres du groupe Métamkine, à Grenoble, qui ont adopté cette technique depuis la fin des années 80. Je me suis vite rendu compte de l’évidence, pour un cinéaste, de développer ses propres films. Effectivement, 100 ans auparavant, non loin de Grenoble, à Lyon, les frères Lumière tournaient et développaient eux-mêmes leurs premiers films.
Lorsque le groupe Métamkine commença à traiter ses films de cinéma, il s’agissait du prolongement logique de leurs travaux sur diapositives. Dans les années 80, Métamkine faisait des spectacles en improvisant avec diaporamas et musique en direct, et toutes les diapositives, même en couleur, étaient développées à la main, mises sous caches, parfois avec plusieurs diapos montées en sandwich, tout cela de façon artisanale et autonome. Christophe Auger, François-Christophe Marzal et Xavier Quérel s’intéressèrent au super-8 dès 1989, développant leurs pellicules comme des spaghetti, d’abord dans des seaux, puis dans leur baignoire. En 1992, Auger et Quérel mirent en place un atelier privé pour le développement et le tirage en 8 mm et en 16 mm.
L’atelier était installé au « 102 », un squat qui organisait de nombreux concerts et projections, et petit à petit, des cinéastes de Grenoble et d’ailleurs, venus au « 102 » pour montrer leurs films, commencèrent à venir au labo pour apprendre à manipuler leurs émulsions. Tout se faisait sur le principe du « faîtes le vous même » et à prix coûtant. Bientôt des gens vinrent de Paris, de Genève et d’encore plus loin pour travailler au laboratoire du « 102 ».
Lors de ma visite à Grenoble, Métamkine était bien installé : il y avait des spires et des bacs spéciaux, russes, pour développer du 8 mm et du 16 mm sur le terrain, une chambre noire avec de grands éviers, un bain-marie pour garder la température constante, une tireuse optique « truca » pour gonfler le 8 mm en 16 mm, une tireuse contact pour faire des copies d’après négatif, une table de montage, une table lumineuse… Les gens qui travaillaient là avaient appris à faire leur propre chimie à partir des éléments de base. Et tout ce matériel qu’ils avaient accumulé petit à petit avec leurs fonds personnels était à la disposition de leurs amis cinéastes. Si on ne connaissait pas les techniques de laboratoire, il y avait toujours un des membres du groupe qui était là pour donner de petites formations ; le savoir-faire passait de bouche à oreille.
Après mes premiers essais avec Xavier Quérel, développer une bobine super-8 noir et blanc était devenu pour moi aussi facile que de traiter un rouleau de pellicule photo. Tout le procédé était magique : j’étais non seulement étonné de voir à quel point la pellicule était belle quand elle émergeait, humide et brillante, du fixateur (la pellicule couleur est encore plus belle avant qu’elle soit fixée, avec ses couleurs solides et laiteuses…), mais aussi de voir que l’on pouvait aussi détourner le traitement, en sur-développant ou, au contraire, en sous-développant, en manipulant la chimie, ou même, en laissant le film en négatif. La pellicule super-8 étant faite comme une diapositive, je n’avais jamais pensé qu’on pût avoir un super-8 en négatif : c’est pourtant évident, logique et simple.
Ces simples données chimiques, qui m’ont fait redécouvrir le médium du cinéma, me donnèrent encore plus d’enthousiasme pour l’expérimentation. À l’époque, je cherchais à rendre mes images différentes, plus personnelles, et j’étais dans l’impasse quant aux sujets à filmer. La manipulation chimique semblait ouvrir sur des possibilités infinies, quoi qu’on ait filmé. C’était aussi une découverte d’ordre économique : ce procédé coûtait de 25 % à 90 % moins cher que les laboratoires professionnels, avec un meilleur contrôle technique et des résultats immédiats. Il était facile d’être motivé pour tourner beaucoup plus de films.
En 1995, je fis beaucoup d’expériences chez moi, dans la baignoire. Grenoble était trop loin. Le succès du « 102 » obligeait désormais à réserver quatre mois à l’avance. Un autre cinéaste parisien, Nicolas Rey, cherchait aussi un effet chimique particulier, la réticulation, une anomalie qu’il avait découverte en développant des photos : les grains s’accumulent en motifs réguliers « peau de lézard » avant de glisser complètement hors du support. Il était dans l’impossibilité de demander cet effet à un laboratoire professionnel, et les techniciens de la société Kodak l’avaient découragé à le chercher. Nicolas fut alors enthousiasmé lui aussi par la possibilité de traiter lui-même ses films. Après avoir été travailler plusieurs fois à Grenoble, nous avions envie de créer notre propre outil de travail similaire à Paris.
En raison de la réelle envie suscitée par cette manière artisanale de travailler le cinéma, en juin 1995, Métamkine, qui avait ouvert au public son « outil personnel », réunit les cinéastes qui venaient au « 102 », pour leur annoncer que leur groupe était saturé de demandes, à tel point qu’ils ne pouvaient plus travailler pour eux-mêmes : ils étaient prêts à œuvrer pour l’ouverture de labos dans d’autres villes. D’autres cinéastes parisiens, et notamment Anne-Marie Cornu et Yves Pélissier, répondirent à l’appel et organisèrent une rencontre avec tous les cinéastes qui voulaient ouvrir un labo. C’est à ce moment-là que naquit L’Abominable, dont le nom fut trouvé très spontanément par Yann Beauvais. Les membres fondateurs étaient, par ordre alphabétique : Emmanuel Carquille, Denis Chevalier, Pip Chodorov, Anne-Marie Cornu, Anne Fave, Jeff Guess, Miguel Mont, Yves Pélissier, Nicolas Rey et Laure Sainte-Rose.
Au même moment, des projets de laboratoire prirent forme à Genève, au Havre, à Nantes, à Bruxelles, à Marseille, à Strasbourg et ailleurs, souvent au sein d’associations qui faisaient déjà de la programmation de films expérimentaux. Métamkine insistait sur la facilité de monter une structure comme la sienne : « Il suffit d’un bac et d’une spire, d’une arrivée d’eau et d’une pièce noire : il suffit d’acheter quelques produits chimiques et il peut y avoir un début, un embryon de laboratoire dans n’importe quelle petite chambre, cave, grenier ou salle de bains . »
C’est en s’appuyant sur l’exemple de Métamkine que ces autres laboratoires virent le jour, tout comme Métamkine s’était appuyé sur l’existence du Studio Een, à Rotterdam, qui existait depuis 1990, où sur l’exemple du London Filmmakers Coop, créé en 1966 ! « Le fait d’avoir des exemples nous a débloqué l’imagination ; jamais on ne s’est dit : c’est impossible à faire. Puisque ça existait déjà à Londres et à Rotterdam, on se disait, tous, que c’était possible. On ne partait pas dans l’inconnu. »
Ces deux laboratoires étrangers, antérieurs à celui de Grenoble, furent également mis en place par des cinéastes qui en avaient besoin et envie, pour leur propre compte, avec leurs fonds propres, avant même de s’ouvrir à d’autres. Studio Een fut créé par trois étudiants de l’École des beaux-arts d’Arnhem qui travaillaient en super-8, comme l’école voulait se débarrasser de tout son équipement de matériel de cinéma pour investir dans un banc de montage vidéo. À cette époque, la vidéo était très prisée par les écoles. Ces trois étudiants se réunirent pour créer leur propre structure, en dépit de l’avis contraire de leurs professeurs et des techniciens, parce que le prix des copies super-8 était exorbitant. Ils achetèrent des tireuses à un laboratoire professionnel qui était en train de fermer et par nécessité apprirent seuls à faire le traitement chimique. Deux types d’aide, aux Pays-Bas, leur permirent de fonctionner : d’une part, le soutien de l’État à l’installation d’artistes dans les squats et ce, pour lutter contre un puissant mouvement de squatters, et d’autre part, l’aide à l’embauche de chômeurs de longue durée, qui permit à Karel Doing, membre fondateur du Studio Een, de toucher un salaire qui ne pouvait pas être pris en charge par le studio.
En France, avant Métamkine, il n’y avait jamais eu de laboratoire indépendant ouvert au public. Il y eut en revanche un projet d’atelier en 1978, lors du colloque de Lyon . À l’époque, il semblait possible que le Centre national du Cinéma (CNC) apporte une aide aux cinéastes dits « indépendants », « différents » et « expérimentaux ». La condition était que tous ces cinéastes se réunissent et trouvent un accord pour faire une proposition cohérente à l’État. Le CNC ne voulait avoir qu’un seul interlocuteur. Malgré des rivalités et des tensions qui existaient déjà dans le milieu, la plupart des cinéastes, représentant une demi-douzaine de groupes, purent mettre de côté leurs dissensions. La majorité d’entre eux, plutôt que de réclamer des aides directes, sélectives et individuelles, choisies par un comité de sélection, voulait mettre en place un atelier de production financé par l’État, avec des caméras, des tireuses, des bancs titres, des tables de montage, un équipement son, etc., disponible à tous. Mais certains ne voyaient pas l’intérêt d’un laboratoire qui ne répondrait pas à leurs besoins spécifiques. Un tel atelier aurait fait doublon avec les structures déjà existantes, les labos professionnels, dont il n’aurait su égaler la qualité : personne n’aurait les connaissances d’un technicien et les films se ressembleraient car ils seraient tous produits avec le même équipement. Par ailleurs, ils étaient contre une structure qui serait forcément centralisée à Paris. Derrière ces critiques pointait surtout la revendication d’une aide sélective, répondant aux demandes des cinéastes au cas par cas, et reflétant la particularité du travail de chacun.
Ceux qui défendaient le projet d’atelier mettaient en avant le fait que tout cinéaste a besoin du matériel de tournage et de tirage, que tout cinéaste doit faire des copies, que de toute façon tous les labos étaient à Paris, et que c’était la manière la plus juste et la plus démocratique de répartir l’argent. En outre, il ne s’agissait pas juste de créer un autre labo ; ces cinéastes-là voulaient leur « London Filmmakers Coop », un épicentre qui regrouperait tous les cinéastes de France d’une manière égale, proposant labos, mais aussi salles de projection et structures de diffusion. Les autres revendiquaient un autre mode de fonctionnement. C’était un schisme politique et éthique. En septembre 1978, à Lyon, devant l’impossibilité de trouver un accord, les rivalités entre les groupes remontèrent à la surface, et, dans un orage chaotique de cris et d’injures, le projet avorta .
À l’inverse du projet de laboratoire financé par l’État avec de vrais techniciens qui fut l’enjeu du colloque de Lyon, les laboratoires « faites le vous mêmes », qui se montèrent 15 ans plus tard, aux Pays-Bas, en France et en Suisse, furent créés par nécessité et par passion par ceux qui voulaient y travailler, sans aucune aide ni aucune formation. La plupart de ces cinéastes apprirent sur le tas, sur des machines récupérées dans les laboratoires moribonds, dans les ventes aux enchères, ou encore dans des bennes ou des dépotoirs. Ils s’aidaient les uns les autres, et ils bricolaient les solutions, techniques ou administratives, au cas par cas. Au début, les laboratoires s’autofinançaient et furent mis en place avant tout comme outils personnels. Pendant longtemps, certains cinéastes furent même opposés aux aides de l’État, au nom de l’indépendance.
De toute façon, à part certaines aides locales, il n’y a pas d’aide pour ces laboratoires. Leur activité tombe toujours en dehors des cases : aucun organe de l’État n’est habilité à aider des structures proches des arts plastiques, mais créant du cinéma, et qui se présentent sous forme d’atelier technique.
L’association l’Abominable chercha en vain des locaux et des aides auprès de nombreuses mairies d’arrondissements de Paris et de banlieue avant de louer un sous-sol de 25 mètres carrés à Asnières (du vrai cinéma underground !). Le laboratoire ouvrit en septembre 1996. Nous fîmes surtout beaucoup de travaux nous-mêmes avant de pouvoir installer de l’équipement que nous achetâmes sur nos fonds personnels – fournitures de labo humide, spires russes et allemandes, banc titre, tables lumineuses, table de montage, tireuse optique, enregistreuses de magnétique son 16 mm… La tireuse contact fut trouvée dans une casse à Bourges et remise en état par Nicolas avec des pièces détachées en provenance de l’épave d’une machine similaire donnée par les Archives nationales du Film de Bois d’Arcy. Le développement des technologies multimédia dans les années 90 permit à de vieux appareils cinématographiques de tomber entre nos mains. C’est grâce à Internet que nous reçûmes des États-Unis une caméra son pour faire des pistes optiques, ainsi qu’une machine pour coller des pistes magnétiques. Nicolas construisit également un sèche-spire avec un moteur de perceuse, une tourneuse de salade et un sèche-cheveux.
À Grenoble, jusqu’en 1995, le laboratoire du « 102 » ne se constitua jamais en association et ne demanda jamais d’aide, et n’eut même jamais de compte en banque. Cependant, lorsque la décision fut prise de monter un laboratoire plus important, ses membres durent alors fonder une association, l’Atelier MTK, et passèrent des mois à rediger des demandes d’aide. Un local leur fut donné par la ville de Grenoble. La DRAC leur accorda une subvention de 7 600 euros, non reconductible, pour démarrer le projet. En revanche, le CNC refusa de les aider, car les films qui sortaient du « 102 » n’étaient pas des films commerciaux. Une bonne partie des fonds du CNC provient de la vente des billets des films distribués en France et est ensuite reversé à de nouveaux films. MTK, qui faisait des films expérimentaux, se trouvait à l’extérieur de ce circuit. « Je ne peux rien pour vous », annonça la personne du CNC à Xavier Quérel. Celui-ci expliqua : « Sans visa de censure ni visa d’exploitation, ces films n’allaient pas participer à la grande machine du cinéma commercial, et ils n’allaient pas rapporter d’argent dans les caisses du CNC par la billetterie commerciale ».
Si l’atelier proposé au colloque de Lyon avait pu se monter, il aurait peut-être ressemblé au grand laboratoire imaginé par Métamkine. Après quatre mois de travaux, l’atelier MTK ouvre au public en novembre 1996, juste deux mois après l’ouverture de L’Abominable. C’est le projet le plus ambitieux de l’histoire des laboratoires indépendants. MTK a un local de 400 mètres carrés et 6 100 euros en caisse après travaux. L’atelier passe d’un seul laboratoire muni d’un bac, celui du « 102 », à trois laboratoires sur un seul lieu. L’atelier rachète une tireuse et des tables de montage. La chimie est commandée en gros chez des fournisseurs de produits chimiques pour fabriquer révélateurs et fixateurs, noir et blanc et couleur. L’atelier acquière du matériel pour faire du son (les projections de Métamkine se faisaient avec de la musique « live » . Jamais le groupe Métamkine ne s’était occupé du son auparavant).
« On est parti dans ce grand projet en disant à tout le monde “oui, venez”, on voulait aider la terre entière, c’était un peu naïf. Et puis ça a pris deux ans, on s’est complètement usés, petit à petit. Ça a été une escalade de services offerts, et le volume de travail augmentait pour nous. En même temps que Métamkine continuait à tourner, Etienne Caire commençait à travailler, Laure Sainte-Rose faisait un film de 30 minutes. Il y avait en même temps nos travaux personnels, ce laboratoire qui nous tirait en avant, il fallait y aller tous les jours, tous les jours il y avait des gens qui venaient travailler. Et au bout de deux ans, on s’est rendu compte qu’on s’était trompés. On avait fait un mauvais choix, c’était impossible. Des tensions commençaient à naître entre nous, et toute l’ambiance un peu amicale d’un cercle de gens qui sont d’abord amis avant de travailler ensemble, avait été renversée. On ne venait plus pour se voir en tant qu’amis, on venait travailler dans un lieu de travail quotidien, tous les jours, et on se retrouvait à aider des gens qui venaient développer des tests caméra parce que c’était moins cher et plus rapide, et une fois que les tests caméra étaient développés et qu’ils avaient payé 6 euros de facture à l’atelier MTK, ils allaient vite faire leurs demandes de subventions au CNC pour faire un court-métrage à la “mords moi le nœud” avec cartes professionnelles et tout le tintouin, et ensuite le présenter dans tous les festivals de court-métrage de fiction. C’est pas que je veuille que tout ça meure, mais en tout cas, il y a un décalage complet entre la qualité du travail qui pourrait être fait à MTK et les possibilités qu’offre ce labo » . Xavier Quérel, Christophe Auger et leurs collègues ont fermé au public l’Atelier MTK, le temps de se réorganiser en plus modeste deux ans plus tard.
Toujours est-il qu’une véritable fédération de labos indépendants s’est construite. L’Abominable, qui lui aussi reçoit beaucoup de demandes et qui a dû refuser pendant plusieurs mois de nouveaux adhérents, a reçu déjà plus de 200 personnes et continue à tourner, ainsi que MTK à Grenoble. Il existe également des laboratoires plus petits qui fonctionnent dans plusieurs villes : Zebra Lab à Genève, Broq’Prod à Strasbourg, Mire à Nantes, Les Films de La Belle de Mai à Marseille, Elu Par Cette Crapule au Havre, et Kino Trotter à Bruxelles. Une revue qui circulait entre les structures, L’Ebouillanté, publiée à chaque fois par un groupe différent, a donné lieu à un réseau internet, Nyctalope. Les laboratoires sont à la disposition des cinéastes, mais offrent parfois aussi des formations. Ils ont permis à de nombreux cinéastes qui dans les années 80 ont eu des pratiques non-standard de reprendre leurs travaux aujourd’hui dans des conditions qui leur conviennent, et aux nouveaux venus de démarrer leur grande carrière de cinéastes expérimentaux.
Pip Chodorov, juin 1999, révisé avril 2003.
Merci à Nicolas Rey, Xavier Quérel, Karel Doing, Claire Lagrange, Coralie Le van van, Deke Dusinberre.
Ce texte a été publié en 2001 dans Brenez, Nicole et Lebrat, Christian éds, Jeune, dure et pure ! Une histoire de cinéma expérimental et d’avant-garde en France, Paris/Milan, Cinematheque Française/Mazotta, pp. 519-521.
La photographie a été prise par Wei Gao, “Pip Chodorov à l’Abominable, 2019″