Nous étions nés pour mettre fin au monde du spectacle, au lieu de quoi nous assistons, doucement pantois, au spectacle renouvelé de la fin du monde. 2022, l’année de la fin, pour Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub, Alain Tanner,William Klein, et avec eux, à travers eux, à nouveau, Rossellini, Bergman, Danièle Huillet, Djibril Mambéty Diop, Eric Rohmer, Chris Marker… Jusqu’à Lumière, à nouveau, toujours éteint à nouveau. Mais qui donc a fait disparaître Louis Le Prince, et où gît son cadavre ?
Est-ce si loin, le temps où le cinéma, voir des films, simplement voir des films, créait du commun ? Pas grand chose, pas un projet politique ni un éveil des consciences (la plus grande réussite politique du cinéma n’est-elle pas d’avoir fait qu’Hitler doive se déguiser en Charlot ?), juste un peu de commun, et pas exclusivement pour quelques universitaires décatis, ou classe moyenne se rêvant éduquée. Plutôt des communs donc. Effet de nostalgie, réévaluation erronée d’un passé peut-être médiocre, in fine, l’ai-je rêvé, l’ai-je inventé, mais j’ai le souvenir qu’il y avait des communs que le cinéma révélait, voire créait. Autrefois, hier. Trop tôt, trop tard. C’était bien plus que des clubs œnologiques, ces communs. Ce n’était pas des franc-maçonneries conviées par goût de lubies esthétiques, guettant la dernière pépite sur laquelle spéculer dans le marché concurrentiel des œuvres de l’esprit. Enfin, si, bien sûr, il y avait déjà des foires agricoles du cinéma, des prix du meilleur bœuf de l’année. Mais il y avait autre chose. Enfin, j’ai dû le rêver.
Nous l’avions même rêvé, à plusieurs, à quelques-uns, au début des années 2000, dans un Dojo, le Dojo Cinéma. Rêvé que par le cinéma, nous pouvions nous ériger en public, nous construire en peuple – non, le contraire. Nous diffusions des films pour renouveler les questions soulevées par le fait d’être ensemble devant eux. Dans l’assistance, justement assistance (même pas publique), des programmateurs venaient découvrir ce qui aurait pu être un énième nouveau lieu de l’expérimental bon chic bon genre. Il a fallu bien vite la disloquer, cette assistance, ce fut simple et rapide. Le Dojo Cinéma lui-même depuis s’est disloqué. Les uns éditent, d’autres naviguent, d’autres encore poursuivent, dans les rares lieux qui se jugent concernés par la proposition. Le Ciné 104 à Pantin, le Videodrome 2 à Marseille, et pour ce dernier humblement, contradictoirement, différemment, en un sens. En tous cas, personnellement, c’est ce à quoi j’essaye de me coller, chaque fois que je propose des films dans ce lieu, avec un formalisme des séances simple, et issu du Dojo : introduction de la séance par un film commis pour l’occasion, et pas de débat (« la fermer pour que ça s’ouvre » était une des injonctions au Dojo Cinéma). Ce sont peut-être des enfantillages mais que voulez-vous, en un sens, le Dojo Cinéma, c’était mon enfance à moi.
Dans un monde où tout n’est qu’objurgation à être, ou pas, membre de communautés préétablies, s’échiner à penser qu’un commun éphémère peut être provoqué par un film dans une salle, c’est vaguement grotesque, et absolument déchirant.
J’ai une chance, néanmoins. Un ami a construit un espace pour la jeunesse pauvre de ce pays (Sup de Sub). Et dans cet espace, avec des jeunes gens nés sous Chirac, et majoritairement deux ou trois ans après le 11 septembre (celui de l’année de l’odyssée de l’espace), je m’efforce de créer du commun avec eux par des films. C’est ce vieil impératif qui taraude toujours un peu : Prolétaires de tous les pays… Et comment faire usage du cinéma à cette fin. C’est aussi le « Frères, sur qui tirez-vous ?», du Potemkine. Il n’y a ni Paradis, ni Enfer. Juste une attitude devant les films construite au XXème siècle qui se frotte au désintérêt que le cinéma provoque dans le monde au XXIème.
De ce travail, qui dure depuis près de quatre ans, rien, ou bien peu, serait susceptible d’être énoncé, qui pourrait servir à d’autres. Il ne s’agit que de moments partagés. Une chose néanmoins, à toutes fins utiles : en dépit de toutes les précautions et préventions dont j’ai pu me parer, force est de constater qu’il m’a fallu plusieurs années pour ne plus retenir, pour ne plus commettre de rétention. J’ai mis du temps à me détacher de l’idée que certains films ne pouvaient être vus qu’à condition d’en avoir vu d’autres auparavant. Par exemple, qu’il fallait prendre des précautions et préparer le terrain, en somme, pour proposer, que sais-je, un film de Straub et Huillet. C’est véritablement ici de la rétention, car en fait, je le vois bien dorénavant, c’est uniquement un prétexte pour garder pour moi quelque chose de précieux, et finalement me dire que je l’ai mérité, et que peut-être d’autres, ces jeunes gens, ne le méritent pas encore. On le sait bien, que la culture sert à diviser, à séparer, à dominer, et qu’il est facile de se placer dans un rapport culturel à des œuvres…
Une incise ici : « voir des films, c’est déjà en faire. » Plus précisément, on ne fait des films que parce qu’on en a vus, c’est la seule raison, depuis la Sortie de l’usine Lumière. Mais il ne me semble plus si clair qu’on voit des films uniquement parce qu’on en a déjà vus. Qu’il faudrait peut-être en voir à chaque fois comme si c’était simultanément le dernier et le premier, le seul, à dire vrai.
En tous cas, la position de « programmateur », « curateur », « commissaire » ou « enseignant -intervenant », c’est une position de maîtrise, confortable et valorisante, et il ne suffit pas de clamer son ignorance et se cacher derrière Rancière, lui-même dans sa tenue de camouflage griffée Jacotot, pour s’en libérer. Arracher le maître en soi pour laisser advenir quelque chose qui ne soit pas la reproduction du même. Hommage ici à la forme trouvée par Dérives et par l’intelligence de son utilisation d’internet.
Marseille a longtemps été si petite qu’il faut maintenant la voir en grand, dit-on. « Marseille est petite, Marseille est grande. Une ville de Province. Le monde. » écrivait Kracauer. Et dans Marseille en grand, il y aura une antenne de la Cinémathèque Française.
C’est réjouissant, parce que c’est un lieu de plus où pourra s’inventer du commun. Pas exhumer du commun autour de cadavres comme Louis de Funès ou René Goscinny, mais en inventer.
Pourquoi pas rêver ? Il se chuchote, mais ce sont des bruits, que l’époque n’est pas à l’expérimentation, et qu’il n’y a d’autre issue pour redonner aux gens l’envie de se constituer en public que de leur proposer des avatars, d’eux-mêmes, du cinéma. Que seuls des historiens ou esthètes, dûment diplômés des écoles d’art ou de l’université, peuvent encore se sentir concernés par des films tournés autrefois, et encore le sont-ils pour des raisons historiques ou esthétiques, justement. Que notre temps a suffisamment d’amour, ou de haine, de lui-même, qu’il déclare « patrimoine » tout ce qu’il colporte, en bon comptable, et que tout se vaut dès qu’amorti sur le marché, et s’équivaut dans un bourbier inutile. Et donc que les lieux de conservation, malgré eux, sont bien des lieux morbides, où rien n’advient, sinon le renouveau de l’industrie du tourisme et de la culture.
Bref, qu’il faut être un peu con, ou bien naïf, pour rêver. Et que Lumière avait raison d’être dégoûté par sa propre invention, et que la seule dignité devant le cinéma, comme Einstein le disait de la physique, ou Grothendieck des mathématiques, c’est de s’en détourner.
Mais pourtant, le cinématographe n’est-il pas une onirocritie en actes ?
(La rédaction ayant signifié à l’auteur son insupportable préciosité, ce dernier livre ici la définition du terme onirocritie : explication des songes, art d’interpréter les rêves.)
Pour Dérives, à sa demande.
Julien Chollat-Namy
23 janvier 2023.
supdesub.com
www.videodrome2.fr