La main

Texte de Jacques Rivette, 1957

BEYOND A REASONABLE DOUBT (L’INVRAISEMBLABLE VERITE)
Film de Fritz Lang
1956

Le premier point qui frappe, après quelques minutes de projection, le spectateur non prévenu, c’est l’aspect d’épure, ou plutôt d’exposé, que prend aussitôt le déroulement des images : comme si ce à quoi nous assistions était moins la mise en scène d’un scénario que la simple lecture de ce scénario, qui nous serait livré tel quel, sans ornement. Sans non plus le moindre commentaire personnel de la part du récitant. On serait alors tenté de parler de mise en scène purement objective, si une telle mise en scène était possible ; il est donc plus prudent de croire à quelque ruse, et d’attendre la suite.

Le second point paraît confirmer d’abord cette impression ; c’est l’abondance des refus qui soutiennent la conception même du film, et peut-être la constituent. Refus, flagrant, de la vraisemblance, aussi bien celle de l’affabulation que cette autre vraisemblance, toute factice, de mise en situation, de préparation, de climat, qui permet couramment aux scénaristes du monde entier de faire passer sans difficultés des péripéties dix fois plus gratuites que celles-ci. Rien n’est ici sacrifié au quotidien, ni au détail : aucun propos sur le temps qu’il fait, la coupe d’une robe, la grâce d’une démarche ; si l’on note la marque d’un maquillage, c’est pour la suite de l’intrigue. Nous sommes plongés dans un univers de la nécessité, d’autant plus sensible qu’elle fait bon ménage avec l’arbitraire des postulats ; Lang, ceci est bien connu, cherche toujours la vérité au-delà du vraisemblable, et la cherche ici d’entrée dans l’invraisemblable. Autre refus, qui va de pair avec le précédent : celui du pittoresque ; lès amateurs ne trouveront ici aucune de ces silhouettes plaisamment croquées, de ces répliques percutantes, de ces traits où la surprise tient la place de l’invention, et qui font maintenant, après tant d’autres, la fortune d’un Lumet ou d’un Kubrick. Tous ces refus s’accompagnant d’ailleurs d’une sorte de morgue, où certains voudraient voir le mépris du cinéaste pour sa besogne, mais pourquoi pas plutôt pour ce genre de spectateurs ?

Puis, le film poursuivant son cours, ces premières impressions trouvent leur justification. Le ton de l’exposé était en effet le ton juste, puisqu’il s’agit bien d’un problème, qui nous est soumis avec tous ses éléments, et même un double problème : le premier relève du scénario, il est fort clair, inutile d’y insister pour le moment ; l’autre, plus secret, pourrait vraisemblablement se formuler ainsi ; étant données certaines conditions de température et de pression (qui sont ici de l’ordre transcendantal de l’expérience), que peut-il subsister d’humain dans une telle atmosphère ? ou, plus modestement, quelle part de vie, même inhumaine, dans un univers quasi-abstrait, mais qui est cependant de l’ordre des univers possibles ? Bref, un problème de science-fiction. (A qui douterait de ce postulat, je conseille le rapprochement de ce film avec La femme sur la lune, où l’argument était surtout pour Lang le prétexte d’un premier essai d’univers totalement clos.)

C’est alors qu’intervient le coup de théâtre : cinq minutes avant le dénouement, les données du problème sont brusquement inversées, au grand scandale des esprits cartésiens, qui n’admettent guère la technique du renversement dialectique. Or, si les solutions semblent également modifiées, ce n’est que simple apparence : les rapports restant les mêmes, et toutes les conditions étant alors remplies, la poésie fait son entrée. Ce qu’il fallait démontrer.

Le mot de poésie surprend ici ; ce n’est sans doute pas celui que l’on attendait. Je le laisse cependant provisoirement, n’en connaissant pas d’autre qui exprime mieux cette brusque fusion en une seule vibration de tous les éléments jusqu’alors tenus séparés par la volonté abstraite et discursive ; passons donc aux conséquences les plus immédiates.

Il en est une à quoi j’ai déjà fait allusion : les réactions du public. Un tel film est évidemment l’antithèse absolue de l’idée de « la bonne soirée » ; et par comparaison, Le Condamné à mort ou Le Faux Coupable sont des divertissements de samedi soir. On y respire, si j’ose dire, l’air des sommets, mais en y risquant l’asphyxie ; il ne fallait pas moins attendre de l’ultime dépassement d’un des esprits les plus intransigeants de ce temps, et dont les derniers films nous avaient déjà préparés à ce coup d’état du savoir absolu.

Une autre objection me tient plus à cœur : ce film serait purement négatif, et tellement efficace dans ses aspects destructeurs qu’il en arriverait au bout du compte à se détruire lui-même. Ceci n’est pas sans vraisemblance ; je parlais tout à l’heure de refus ; j’étais timide. C’est bien destruction en effet qu’il faut dire ; destruction de la scène: aucune n’étant traitée pour elle-même, ne subsiste qu’un enchaînement de purs moments, dont n’est retenu que l’aspect médiateur : tout ce qui pourrait les déterminer ou les actualiser plus concrètement n’est ni abstrait, ni supprimé — Lang n’est pas Bresson — mais dévalorisé et réduit à la condition de pur repère spatio-temporel, dépourvu d’incarnation. Destruction même du personnage : chacun n’est vraiment plus ici que ce qu’il dit, que ce qu’il fait : qui sont Dana Andrews, Joan Fontaine, son père ? Ces questions n’ont plus aucun sens ; car les personnages ont perdu toute valeur individuelle, ne sont plus que des concepts humains. Mais, par conséquence, d’autant plus humains qu’ils sont moins individuels. Nous rencontrons donc ici une première réponse : que reste-t-il d’humain ? Il n’y a plus que pur humain, au lieu que les exhibitionnistes felliniens le réduisent aussitôt en le compromettant dans leurs mensonges et leurs pitreries (mensonges obligatoires dès que l’on veut reconstituer n’importe quel fait de surprise, pitreries d’autant plus choquantes de se vouloir « réalistes », et non simples grimaces). Qui ne sort pas plus bouleversé de ce film que de tous les appels à la complicité, ignore tout, non seulement du cinéma, mais aussi de l’homme.

Étrange destructeur, qui nous conduit déjà à une telle conclusion, et oblige à reprendre à l’envers l’objection : si ce film est négatif, ce ne peut être qu’à la façon du pur négatif, dont on sait qu’il est aussi la définition hegelienne de l’intelligence (1).

Il est difficile de préciser en une formule la personnalité de Fritz Lang (ne parlons pas de l’idée que peut s’en faire un Clouzot) : cinéaste « expressionniste », soucieux de décors et de lumières ? Un peu sommaire. Suprême architecte ? Ceci parait de moins en moins vrai. Admirable directeur d’acteur ? Bien sûr, mais encore ? Je propose ceci : Lang est le cinéaste du concept, ce qui indique qu’on ne saurait parler à son propos sans méprise d’abstraction, ni de stylisation, mais de nécessité (nécessité qui doit pouvoir se contredire soi-même sans perdre sa réalité) : encore ne s’agit-il pas d’une nécessité extérieure, qui serait par exemple celle du cinéaste, mais de celle qui naît du mouvement propre du concept. Au spectateur de prendre sur lui, non plus seulement les pensées des personnages, leurs « mobiles », mais ce mouvement même de l’intérieur, à partir des seules apparences du phénomène ; à lui de savoir transformer ses moments contradictoires en concept. Qu’est donc enfin ce film ? Fable, parabole, équation, schémas ? Rien de cela, mais la simple description d’une expérience.

Je m’aperçois que je n’ai pas parlé encore du sujet de celle-ci ; il n ’est pas non plus sans intérêt. Il ne s’agit d’abord que d’une nouvelle variante du réquisitoire habituel contre la peine de mort, d’ailleurs assez subtile : une série d’apparences accablantes risque d ’envoyer à la chaise électrique un innocent ; mieux : celui-ci fut-il enfin prouvé vraiment coupable, ce ne serait que par son propre aveu, au moment même où son innocence était effectivement reconnue : d’où vanité de la justice humaine, ne jugez pas, ainsi de suite… Mais ceci semble vite un peu facile ; le dénouement ne se laisse pas si aisément réduire, et conduit aussitôt à un deuxième mouvement : il ne saurait y avoir de « faux coupable » ; tous les hommes sont coupables, à priori ; celui que l’on vient de gracier par erreur ne peut s’empêcher de se condamner immédiatement de lui-même. Nous entrons du même mouvement dans un monde impitoyable, où tout refuse la grâce, où le péché et la peine sont irrémédiablement liés, et où la seule attitude possible du créateur ne peut être que celle du mépris absolu. Mais une telle attitude est difficile à soutenir ; alors que la générosité s’expose à la perte inévitable de ses illusions, à la rancoeur et l’amertume, le mépris ne peut que rencontrer des bonnes surprises, et s’apercevoir enfin, non que l’homme n’est point méprisable (il le demeure), mais qu’il ne l’est peut-être pas autant qu’on le pouvait supposer.

Tout ceci nous oblige donc à dépasser également ce deuxième stade, et tenter d’atteindre enfin, au-delà, celui de la vérité. Mais de quel ordre celle-ci pourrait-elle être ?

J’entrevois une solution : c’est qu’il est peut-être vain de vouloir opposer ce dernier film de Fritz Lang à d’autres plus anciens, tels Fury ou You Only Live Once ; qu’y voyons-nous en effet de part et d’autre ? Ici, l’innocence avec toutes les apparences de la culpabilité ; là, la culpabilité avec toutes celles de l’innocence. Qui ne voit qu’il ne s’agit de la même chose ? ou du moins, de la même question ? Au-delà des apparences, que sont la culpabilité et l’innocence ? Est-on même jamais innocent ou coupable ? S’il y a, dans l’absolu, une réponse, elle ne peut être sans doute que négative ; à chacun donc, pour soi-même, de se créer sa vérité, si invraisemblable soit-elle. A la dernière image, le héros se conçoit enfin lui-même innocent ou coupable. A tort ou à raison, qu’importe pour lui ?

On connaît les dernières phrases des « Voix du silence » : « L’humanisme, ce n’est pas dire : ce que j’ai fait, etc… ». Saluons donc, à l’avant dernier plan, cette main à peine ridée, posée inéluctablement près de la grâce, et que ne fait pas même trembler cette forme la plus secrète de la force et de l’honneur d’être homme.

 

(1) Je sais quelle objection on ne manquera pas de me faire : il ne s’agit ici que d’un procédé classique du roman policier, spécialement du policier de seconde zone, celui dit justement du « coup de théâtre », par retournement o u altération des données. Mais si nous retrouvons cette notion du coup de théâtre dans le scénario de tous les grands films récents, c’est peut-être que ce qui paraissait d’abord de l’ordre de l ’arbitraire dramatique est au contraire de celui de la nécessité, c’est sans doute que, malgré la diversité de leur contenu, tous ces films supposent précisément la même démarche profonde, dont Lang fait son sujet immédiat. De même que le pacte qui lie Von Stratten à Arkadin ne prend toute sa réalité que lorsqu’il se trouve nié sous sa première forme, ou la peur d’Irène devant le chantage que lorsque nous le savons machiné par son mari, de même la seule nécessité du mouvement dialectique rend-elle crédibles la résurrection d’Ordet, l’abandon du Carrosse d‘Or, la conversion de Stromboli, Rossellini, Renoir, Dreyer ayant ouvertement dédaigné toute justification extérieure à cet ultime renversement. On voit bien au contraire que c’est ce mouvement qui fait le plus défaut à des scénarios tels que ceux d’Oeil pour œil ou des Espions ; et que l’insatisfaction où nous laissent des films par ailleurs aussi accomplis que le Condamné à mort ou Le faux coupable n’a sans doute .pas d’autre cause. Non que Hitchcock, ou Bresson, ignorent un tel mouvement, qui inclut dans son processus l’élément de la contradiction (il n’est que de repenser, par exemple, à Soupçons ou aux Dames du Bois de Boulogne), ni qu’il soit tout à fait absent de leur dernier film, mais plutôt à l’état implicite et sans relever jamais de la rigueur du concept : il y a de la gageure dans l’évasion de Fontaine, mais surtout la conséquence logique de son obstination ; la réussite n’y paraît être rien d’autre que l’égalité finale d’une démonstration de théorème (erreur que n’a jamais commise le plus grand cinéaste de l’effort humain : cf. les dénouements de Scarface, To have and have not, Red river, etc.). Et il suffit encore d’opposer au miracle du Wrong man celui de Voyage en Italie pour voir s’affronter deux idées diamétralement antithétiques, non seulement de la Grâce (récompense ici de l’effort dans la prière, la pure délivrance, que rencontre, au fond même de l’abandon, la foi brute qui s’ignore elle-même), mais aussi de la liberté, et qu’un tel souci de la nécessité, ou de la logique, pour reprendre un des termes favoris de Rossellini, n ‘est si loin poussé chez tous ces cinéastes que pour mieux affirmer enfin la liberté du personnage, et tout simplement la rendre possible ; liberté impossible au contraire dans l’univers arbitraire d ’un Cayatte ou d ’un Clouzot, où ne peuvent se mouvoir que des pantins. — Ce que je dis de cinéastes récents est aussi vrai, me semble-t-il, pour le tout du cinéma, à commencer par l’œuvre de F.-W. Murnau ; et L’Aurore reste un exemple absolu de construction dialectique rigoureuse. Au reste, je ne prétends nullement faire ici une découverte (cf. entre autres, l’article d’Alexandre Astruc : « Cinéma et dialectique ».)

 

Texte initialement paru dans la revue Cahiers du cinéma n° 76, Novembre 1957, p. 48-51

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