Qui était Kafka ?

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Texte de Richard Dindo, 2005

 

INTRODUCTION

Franz Kafka était dans mon adolescence, comme pour beaucoup d’autres, l’un de mes éducateurs spirituels et littéraires. Souvent je l’ai accompagné sur son chemin d’école ou dans les ruelles sombres du ghetto. Je lui ai rendu visite dans les sanatoriums où il cherchait à guérir de sa tuberculose, et j’ai entendu les pleurs de Dora Diamant, sa dernière compagne, sur sa tombe, le jour de son enterrement. Je me sentais aussi proche de Kafka que d’un demi-frère lointain, dont je connaissais l’existence, mais que je n’avais encore jamais rencontré, jusqu’au jour où l’on reçoit la nouvelle affreuse qu’il vient de mourir. La conscience douloureuse de l’avoir “raté“, m’a poursuivi pendant toute mon adolescence, et ne m’a jamais vraiment quitté. Kafka m’a aidé à mieux me connaître et à mieux connaître les autres. Il m’a aidé à comprendre ce qu’est la littérature et ce qu’est le langage. Il est non seulement lu dans le monde entier, il est aussi l’un des rares écrivains dont les livres ont transformé nos vies.Il est certainement celui, avec Proust et Joyce, qui a eu l’influence la plus grande sur la littérature du 20ème siècle et il est l’écrivain le plus étudié et le plus interprété de toute l’histoire de la littérature. Il existe des milliers de biographies et de dissertations sur lui. Tant de gens partout dans le monde ont cherchés et cherchent encore à comprendre le sens caché dans son oeuvre, et veulent absolument percer le mystère de sa vie.

Depuis des années je rêve de faire un film sur Kafka pour enfin le rencontrer au-delà de sa tombe et pour entrer dans son monde obscur qui nous vient des siècles et des siècles, de cette histoire juive dont il est l’un des fils les plus glorieux.

En tant que cinéaste, je suis un biographe et un travailleur de la mémoire. Je considère le cinéma documentaire comme “un art de la biographie“. Au cours des années j’ai tourné plusieurs films sur des écrivains. J’ai toujours pensé que l’écrivain est la personne au monde dont on peut comprendre le mieux “la vérité intime“, grâce à son écriture souvent autobiographique. Ce n’est que par l’écriture que l’on peut faire comprendre aux autres qui on est. Notre vérité est dans le texte, plus que nulle part ailleurs. Un film biographique doit donc avoir la prétention de s’approcher et de cerner “la vérité“ de son personnage.

Avec ce film sur Kafka je voudrais continuer mon travail sur les écrivains.
Aller plus loin encore dans la description d’une existence, d’une biographie, en faisant un film sur un homme unique, secret, exceptionnel, un homme de légende, un homme qui a peut-être écrit les plus belles lettres de l’histoire de la littérature, avec celles de Gustave Flaubert, dont Kafka était d’ailleurs un grand admirateur.

Ce sera pour toujours son secret, pourquoi lui, qui ne faisait qu’écrire, qui soumettait toute sa vie et toutes ses relations humaines au besoin d’écrire, pourquoi Kafka a demandé à son meilleur ami, Max Brod, de brûler après sa mort tous ses manuscrits, ceux de ses trois romans, “LE PROCES“, “LE CHATEAU“ ET “AMERIQUE“, ainsi que son Journal et toutes ses lettres. Ce souhait étrange et incompréhensible est l’un des grands secrets de l’histoire de la littérature, comparable au silence subit de Rimbaud, à son reniement de la poésie et à son départ amer dans un exil triste et sans gloire en Abyssinie.

L’idée clé de ce projet est la même que celle dans mon film sur “Arthur Rimbaud, une biographie“ en 1991: puisqu’il n’existe plus de témoins encore en vie, je me servirai d’acteurs et d’actrices qui joueront le rôle des personnes qui ont le mieux connu Kafka de leur vivant, ceux et celles qui lui étaient les plus proches. Les acteurs et actrices du film parleront à la place des morts, avec des phrases que ceux-ci ont jadis écrites sur leur relation à Kafka.

Ceux et celles qui parleront dans le film sont en quelque sorte des survivants, non seulement par rapport à Kafka lui-même, mais par rapport à ses amis morts qu’ils représentent devant la caméra. Ces entretiens, ou plutôt ces “monologues intérieurs“, permettront d’éviter un commentaire, qui sera donc remplacé par ces entretiens fictifs. Le cinéma documentaire qui travaille sur le passé est toujours confronté à un problème de représentation. Ce qu’on ne peut pas montrer, il faut en parler. Il doit trouver des mots et des phrases pour parler de ce qui n’existe plus, de ce qui n’est plus visible, de ce qu’il faut pouvoir s’imaginer. On se pose toujours la même question : comment montrer le passé ? Avec quels mots et avec quelles images ?

Contrairement à ce que j’avais fait dans le film sur Arthur Rimbaud, je ne me servirai pas d’une voix off pour lire des extraits de l’œuvre de Kafka. Cela me paraît trop compliqué; son langage est trop complexe, trop pro-fond, pour pouvoir être compris en quelques phrases. Ses textes ont besoin de continuité et de durée pour exister.

L’écriture de Kafka est fluide comme un fleuve qui coule sans jamais s’arrêter. Ses récits sont la somme presque sans fin de phrases qui s’additionnent les unes aux autres dans une implacable logique qui ne s’arrête jamais vraiment. On dirait que Kafka a écrit dans une espèce de transe ou d’hallucination. Son écriture est comparable à celle d’un prophète biblique, au sens de la Thora et du Talmud.

Il n’y aura donc pas de lectures en off de certains des textes de Kafka. La particularité de son langage, sa manière de s’exprimer, la profondeur de sa pensée deviendront tout à fait vivantes et compréhensibles à travers de ce qu’en diront les témoins de sa vie. Grâce à eux on comprendra très bien le personnage, mais aussi son style unique et exemplaire, sa manière de s’exprimer, sa poésie très particulière, avec souvent un humour sous-jacent et ironique. Il joue avec les mots, questionne le sens et les énigmes des phrases et, au-delà, les secrets de la vie, en racontant sans arrêt des histoires toujours semblables et toujours différentes. Il partage avec les rabbins cette obsession juive des mots et des vocables, dans le sens où l’avait écrit un rabbin polonais, cité par le philosophe Emmanuel Levinas: “Tout le judaïsme ne consiste peut-être qu’à connaître la véritable signification des mots.“

C’est Walter Benjamin qui le premier a comparé l’écriture de Kafka à celle du Talmud et a parlé de son oeuvre comme d’une “prophétie“. Brecht a considéré “Le Procès“ comme un livre prophétique. La logique de Kafka est une logique juive, elle vient du livre des livres, des lois de son peuple auquel il se sentait profondément appartenir, ce peuple qui seul a survécu depuis l’antiquité, quoique dispersé dans un exil douloureux et interminable. La culture juive est par définition universelle, parce qu’elle était en quelque sorte déjà là “dès le départ“, et parce qu’elle est la seule qui a sur-vécu à toutes les autres cultures de son époque; sans doute à cause de cette fidélité incomparable et unique à son livre. Ainsi la littérature de Kafka, dans la mesure où elle est juive et talmudique, est en même temps métaphorique et universelle; son oeuvre est lisible dans toutes les cultures et dans toutes les langues.

Kafka est un prophète qui, comme l’a remarqué Walter Benjamin, a ressenti l’avenir comme une punition. Pour cette raison on a vu dans ses romans une vision prémonitoire du goulag soviétique et des camps de concentration nazis. Ses livres étaient d’ailleurs interdits dans les pays socialistes, même à Prague, et les Nazis les ont brûlés. L’idée d’être innocemment accusé et exterminé a hanté Kafka toute sa vie et traverse comme un fil conducteur toute son oeuvre. Ce n’est donc pas un hasard, mais une tragédie qu’on pourrait appeler “logique“, que ses trois sœurs aient été assassinées à Auschwitz, après être passées par Theresienstadt.

En tant qu’écrivain, Kafka était un somnambule, quelqu’un qui n’écrivait pratiquement que la nuit; ses textes ressemblent à des rêves ou alors à des cauchemars. Non seulement ses livres, mais toute son existence a quelque chose d’onirique, comme s’il n’avait pas été toujours sûr de vraiment exister. Cela venait sans doute de son rapport difficile à son père, mais aussi de son existence juive, de ce peuple sans terre ni patrie, ce qui lui a donné ce sentiment d’être un étranger parmi les autres, et souvent aussi à soi-même. On dirait que Kafka était “l’un de ces survivants d’une enfance morte“ dont a parlé Imre Kertész. La terreur que son père a exercé sur lui, l’a à jamais empêché d’avoir confiance en lui et de savoir qui il était. De ce fait, il ne vivait pas vraiment dans le monde, mais d’abord dans le langage et dans les livres.

Kafka avait une relation pathologique à son corps, un sentiment d’irréalité, mais aussi de honte et d’extrême pudeur. La sexualité était pour lui quelque chose de foncièrement sale. C’est sans doute lié à son enfance, même s’il n’en a jamais vraiment parlé. Ses parents avaient leur chambre à coucher à côté de la sienne, pour y parvenir ils devaient traverser sa chambre à lui. Il a dû entendre et s’imaginer pas mal de choses. Il a écrit un jour dans son Journal que les draps de lit et les chemises de nuit le dégoûtaient littéralement. Sa haine du père a dû commencer là.

Emmanuel Levinas a écrit ces phrases qui évoquent à merveille le rapport de Kafka à la réalité: “Pour le juif, rien n’est entièrement familier, entièrement profane. L’existence des choses lui est quelque chose d’infiniment étonnant. Elle le frappe comme un miracle. Il éprouve un émerveillement de tous les instants devant le fait si simple et si extraordinaire pourtant que le monde est là.“ Personne mieux que Kafka a exprimé et vécu cet émerveillement presque enfantin et poétique devant le simple fait que le monde existe et qu’il existe lui-même.

Il a dit un jour à son jeune ami Gustav Janouch qu’il était aussi vieux que le peuple juif lui-même. Kafka avait conscience qu’il ne pouvait être compris qu’à travers son peuple, ses origines, sa famille. L’individu pour lui n’est qu’un passant dans ce monde. Ce qui reste, c’est l’histoire et les souvenirs, mais seulement s’ils ont été racontés. Pour un écrivain juif, écrire veut toujours dire, continuer la tradition des pères, toujours relire le livre et toujours le réécrire et le commenter en le réécrivant.

Comme le disait si pertinemment Edmond Jabès: “Le juif a, de tout temps, compris que sa vérité se trouve dans le livre, dans chaque mot du livre. L’être juif est un livre.“

Peut-être que Kafka ne voulait pas publier ses romans, parce qu’il avait peur de se confronter au Talmud, parce que le Livre des livres l’intimidait; peut-être n’osait-il pas le concurrencer, trouvant cela sacrilège. Comme il s’était toujours senti tout petit à côté de son père, il se voyait sans doute aussi tout petit à côté de la tradition rabbinique. A cause de sa modestie, de sa timidité, de sa peur, il croyait ne pas pouvoir se permettre de faire publier ses romans, qui manqueraient toujours de sagesse, de profondeur, de vérité, de légitimation à ses yeux. Il n’avait accepté de son vivant que la publication de quelques nouvelles. Quant à ses trois romans, il ne les a jamais terminés. Ce qui rappelle encore ce Talmud toujours relu, réécrit et commenté sans fin. Kafka ne pouvait donc pas terminer ses livres. A ses histoires qui venaient du fond des âges, il ne pouvait y avoir de fin, car ces histoires-là ne s’arrêtent jamais.

Les entretiens qui suivent sont donc un montage de textes réellement écrits par les témoins les plus importants de la vie de Kafka. Ainsi Max Brod a déjà publié en 1937 une première biographie de Kafka. L’entretien avec l’acteur qui représentera Max Brod est tiré de cette première biographie. Les autres témoins ont laissé des articles sur Kafka, des lettres, des nécrologies, des témoignages oraux. Seule Felice Bauer qui a été par deux fois fiancée avec Kafka, n’a jamais parlé ou écrit sur sa relation tumultueuse avec lui. Pour elle, je me suis permis de me servir des magnifiques lettres que Kafka lui a écrites entre 1912 et 1914, lettres peu connues et mal lues, qu’Elias Canetti a considéré comme le meilleur de ce que Kafka a écrit. On y comprend bien la psychologie infiniment compliquée de Kafka, son caractère dépressif, sa peur de la vie, de la mort, des autres; son incapacité à aimer, à avoir des relations sexuelles avec une femme et la volonté inébranlable d’écrire qui dominait entièrement sa vie. Presque tout ce qu’on peut savoir de Kafka est contenu dans ses lettres à Felice Bauer.

Jamais un écrivain n’a autant mis “son cœur à nu“, ne s’est autant humilié et détruit lui-même que Kafka dans ses lettres à Felice. Ce fut un long processus qui a duré toute sa vie et qui passait à travers son écriture nocturne; un travail qui le désespérait souvent, car il n’avait pas la moindre confiance en lui-même et ne pensait pas que ses romans valaient quelque chose. Jamais aucun écrivain n’a autant douté de son travail, tout en écrivant de si beaux romans, de si belles lettres.

Il n’est peut-être pas essentiel pour lire un écrivain de connaître sa vie, mais plus on la connaît, plus la lecture de ses livres devient passionnante et lumineuse et mieux nous les comprenons. Je voudrais que le spectateur après ce film sache un peu mieux qui a été Kafka, quelle a été “sa vérité intime“ et ce qu’il nous apprend aujourd’hui. Et que le spectateur comprenne un peu mieux e qui se cache derrière l’écriture comme travail, comme souffrance, comme insomnie, comme solitude.

Kafka est mort en juin l924. Cela fait donc 80 ans cette année. Ce sera peut-être une “année Kafka“. De toute manière, Kafka est entré depuis longtemps dans l’inconscient culturel de l’humanité. Il est l’un des écrivains les plus lus, l’un de ceux qui ont laissé les traces les plus profondes dans la mémoire des gens. Kafka est un illustre inconnu, quelqu’un qui voulait rester anonyme après sa mort comme de son vivant, quelqu’un qui avait honte de son oeuvre et qui est aujourd’hui célèbre dans le monde entier. Sa littérature rappelle quelqu’un qui était déjà mort de son vivant et qui se souvient de sa vie. On pourrait dire de Kafka ce que disait Michelet de lui-même: “Moi qui suis mort tant de fois, en moi-même, et dans l’Histoire.“

Walter Benjamin a écrit que chez Kafka “le monde apparaît en crise“. Que c’est la pitié envers la misère des hommes et la honte envers lui-même qui ont déterminé sa vie. Les livres de Kafka contiennent les métaphores les plus importantes du 20ème siècle, qu’il a représentées comme aucun autre écrivain de son temps. C’était un homme miraculeux, un homme hors du temps, mais aussi un homme de son époque; quelqu’un qui vit toujours parmi nous, que nous relisons sans arrêt, auquel nous pensons souvent, et qui est aujourd’hui, plus que jamais, d’une actualité presque inquiétante.

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