Pentacle pour conjurer la narration

Portrait de Hollis Frampton par Marion Faller, 1975
Texte de Hollis Frampton, 1972

Un spectre hante le cinéma : le spectre de la narration. Si cette apparition est un ange, il nous faut l’étreindre ; et si c’est un démon, alors il nous faut le bannir. Mais nous ne saurons pas ce que c’est tant que nous ne nous retrouverons pas face à face avec lui. A cette fin, je propose donc ce pieux.

I

Un de mes amis s’est récemment plaint à moi que son sommeil était troublé par un rêve récurrent dans lequel il vit deux existences complètes.

Dans la première vie, il est d’abord l’héritière belle et brillante d’une immense fortune. Son père aimant et excentrique fait en sorte que la naissance de sa fille soit filmée, de même que le moindre de ses moments de conscience, en couleur et sur film sonore. Il finit par laisser un capital en fidéicommis garantissant que l’enregistrement pourra se poursuivre durant chacune de ses heures de veille, pour le restant de ses jours. Son propre héritage est subordonné à l’acceptation de cette invasion de sa vie privée à laquelle, de toutes façons, elle est habituée depuis le plus jeune âge.

Devenu femme adulte, mon ami mène une longue vie, active et passionnée. Elle parcourt le monde et va même visiter la lune où, à la suite d’une erreur de calcul, elle donne naissance à une petite fille normale à l’intérieur d’une capsule d’alunissage. Elle épouse, parmi des dizaines d’aventures érotiques, pas moins de trois hommes : un décathlonien médaillé olympique, un radioastronome et, pour unir, le caméraman de l’équipe qui la suit partout.

À vingt-huit ans, elle devient lauréate du prix Nobel pour ses recherches pionnières sur le cortex optique du cerveau des mammifères ; pour ses quarante-six ans, une double citation lui est attribuée par le Congrès des États-Unis et le Comité central de la République populaire de Chine, en reconnaissance de son difficile rôle de médiateur pour la conclusion d’un traité réglementant l’exploitation des ressources minières en Antarctique. Dans sa soixante-septième année, elle suit les conseils de ses avocats et décline une mystérieuse offre faite par un panchen-lama décati qu’elle avait jadis rencontré, dans sa jeunesse, lors d’un dîner donné en l’honneur du nonce papal par le gouverneur du Tennessee. Bref, elle encombre tellement ses journées d’expériences de toutes sortes qu’elle ne prend jamais le temps de regarder les films de son propre passé en expansion.

Parvenue à une vieillesse extrême – elle a survécu à tous ses enfants -, elle lègue par testament sa fortune au premier enfant qui naîtra après l’instant même de sa mort, dans la même ville… à la condition unique que cet enfant consacre toute sa vie à regarder l’accumulation des films de sa propre vie. Peu après, elle meurt tranquillement dans son sommeil.

Dans son rêve, mon ami vit sa propre mort; puis, après une brève interruption, il découvre, avec un étonnement indigné, qu’il s’apprête à se réincarner dans son héritier.

Il émerge des entrailles pour être aussitôt confronté aux images filmées de sa naissance à elle. Il reçoit une éducation complète, mais bizarrement périmée, grâce aux films de sa scolarité à elle. Garçonnet rondouillard et asthmatique, il apprend (sans même quitter son fauteuil) à danser, à monter à cheval et à jouer de l’alto. Au cours de son adolescence, de riches jeunes hommes tripotent le désordre de ses vêtements à elle pour caresser ses propres seins inimaginables.

Lorsqu’il a atteint l’âge adulte, il est totalement sédentaire et reclus, monstrueusement obèse (en raison d’un régime exclusif de pop-corn au beurre), résolument homosexuel par inclination (bien que la masturbation soit son unique activité), hypermétrope, blême. Il ne parle plus, sauf pour hurler : « LE POINT ! »

Parvenu à l’âge mûr, sa santé commence à décliner, ainsi que, imperceptiblement, le souvenir de sa vie antérieure, de sorte qu’il dépend de plus en plus des films pour savoir comment agir. En fin de compte, son héritage sert à le garder tout juste en vie : des décennies durant, il reçoit un filet continu de médicaments en intraveineuse tandis que, derrière lui, le projecteur tourne sans arrêt.

Enfin, il a regardé la dernière bobine du film. Le soir même, après le spectacle, il meurt tranquillement dans son sommeil, sans savoir qu’il a accompli sa tâche… et c’est à ce moment-là que mon ami se réveille brutalement et se découvre vivant, chez lui, dans son lit.

II

Tout ce qui est inévitable, quelles qu’en soient les origines arbitraires, acquiert par l’habitude une sorte de masse gravitationnelle et crée autour de soi un halo résonant d’énergie métaphorique.

Je me souviens, lorsque j’étais enfant, d’une apparente infinité de photos de paysages japonais, parmi lesquelles il y avait, inévitablement, l’image du mont Fuji Yama. Naïvement, j’attribuais cela à la vénération locale pour cette montagne sacrée. L’exception rare ou imaginaire souffrait mystérieusement, dans les plans lointains de ses illusions, de l’absence d’une masse, comme si un grand cône tronqué d’air déplacé pouvait, d’une manière ou d’une autre, réfracter l’énergie de conscience aussi sûrement qu’un solide rocher reflétait une lumière plus visible.

Plus tard, je finis par comprendre que le Fuji Yama est visible de n’importe quel endroit du Japon et qu’il se dresse dans toutes les directions à la fois. Dans ce pays lointain, le moindre acte de perception doit comprendre (doit même se fondre de façon inextricable dans) le segment contemporain qui est le sien, d’une entreprise de l’esprit incomparablement vaste et continue : la contemplation de l’inévitable montagne.

Une structure stable d’énergie avait jadis enchâssé du granit dans de la glace pour en faire une forme immuable au-delà de tout souvenir ou toute conjecture de l’homme ; c’est cette même structure qui, au ou cours de longues périodes, a façonné les esprits physiques de ses observateurs, comme les forces magnétiques dessinent dans la limaille de fer les contours d’une rose. De sorte que, en fin de compte, toute chose allait être analysée selon le nombre de qualités qu’elle paraissait partager avec le Fuji Yama, la métaphore suprême.

Bien évidemment, les Japonais savent cela depuis des siècles. Dans un magnifique inventaire des façons dont l’esprit acquiert le savoir par l’oeil, Hokusai expose toute cette combinaison de terreur et d’humour : Je veux parler des Cent vues.

III
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IV
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V
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