l’humain, cela ne tombe pas du ciel…

Entretien entre Fernand Deligny et Jean-Paul Monferran, juillet 1996

CET homme n’a pas cessé d’être «à côté», dans «la marge», à «contre-courant». Des écoles, des institutions, des hôpitaux psychiatriques… Il dit: «Je ne me ressemble pas», il veut «laisser des traces de l’écriture de Janmari», l’enfant autiste, devenu adulte, dont il partage l’existence depuis 1967. Cet homme fut un temps à la mode (comme on dit), «éducateur» réputé, auteur d’une «Graine de crapule» sans cesse réédité depuis la Libération, sorte de viatique – l’horrible mot! – pour tous ceux qui se destinent à faire métier de la relation à l’enfance. Cet homme, pour qui un coq peut exister autrement qu’à l’âne, écrivit un jour: «Quand tout marche bien, il est grand temps d’entreprendre autre chose»… «Etrange, insaisissable, déconcertant», disait de lui Roger Gentis, en septembre 1980, dans «la Quinzaine littéraire»: «Toujours ailleurs que là où l’on croit le situer. S’employant au demeurant lui-même, assidûment, à brouiller les pistes»… Cet homme pose de drôles de questions – «le pouvoir, d’où ça vient?» – procède par aphorismes – «prendre la parole, c’est être pris par elle» – et n’a eu de cesse, sans doute, de chercher «à vivre à l’infinitif». Rencontre avec Fernand Deligny au hameau des Graniers, commune de Monoblet, département du Gard, les 18 et 19 avril 1996.

Voilà plus de quinze ans que vous semblez avoir choisi le silence…

Je ne vois presque plus personne. Et puis, je n’aurais pas le temps, parce que j’ai recommencé à écrire. Il arrive que des étudiants me demandent un livre qu’ils n’ont pas trouvé en librairie… Je me contente de penser que je suis oublié. Ce n’est pas bien méchant.

Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire à nouveau?

Je me suis cassé la hanche. Comme je ne peux plus bouger, j’écris. Ce sont des petites choses sans importance. Des copeaux. J’ai cherché le souvenir le plus lointain. J’avais quatre ou cinq ans. C’était la guerre. Mes parents étaient réfugiés à Bergerac. Il y avait un menuisier, qui nous avait laissé son appartement. J’étais toujours fourré dans son atelier. Je regardais ce bonhomme. Je m’étais dit – parce que je ne demandais jamais rien à personne -, je me disais tout seul: «Il fait des copeaux.» Les copeaux, c’est ce qui reste, et c’est ce qui était peut-être le meilleur…

Est-ce que vous pourriez nous parler de votre démarche – le mot n’est peut-être pas très convenable?

J’ai été élevé dans le culte. Ma mère a été veuve de guerre. Elle travaillait à la Banque de France. Il y a des images qui font des empreintes: la photo annuelle des employés de la Banque de France sur le perron de la Banque de France. Il y avait tout le monde – les directeurs, les employés… Ma mère, elle, était toute seule. Parce qu’elle était syndiquée. Parce qu’elle était «rouge». Et parce qu’elle était mécréante. Elle ne s’est jamais mise en colère qu’en cette occasion. Au moment de la photo… Elle me poussait à aller à l’église parce que je devais hériter d’un parrain qui était le «riche» de la famille, elle me poussait aussi à la mécréance absolue…

Vous avez dit: «On dirait que ce pour quoi les hommes vivent ne les regarde pas»…

Je ne m’en souviens pas. J’ai toujours pensé par formules lapidaires. Aujourd’hui, la seule chose que je peux me demander, c’est ce que j’ai voulu dire. Il faut que quelque chose sorte, après, qui permette de réajuster une position moderne, actuelle – non pas moderne, actuelle. Je me demandais bien ce que vous me vouliez.

(Rires.)

Alors, je me suis dit: «Ne parlons pas des autistes!» On ne peut pas rêver plus bel obstacle à tous les éducateurs que l’autiste qui n’a rien à faire de rien. Et l’on voudrait absolument qu’il s’intéresse… Pour un autiste, le moindre geste devient un rite. Tout le secret, c’est de ne rien guérir. Ce qui fait que l’on s’entend bien avec Janmari, c’est que l’on peut d’autant moins le guérir qu’il n’est pas malade. Voilà. Il n’a rien. Alors, pourquoi faire comme s’il était atteint de quelque chose? Un enfant autiste joue tout seul, sauf qu’il n’est pas seul. Il n’est pas seul et il ne joue pas, d’ailleurs…

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire, il y a longtemps déjà, que vous vous méfiiez de «l’Etat qui commande ou qui demande un homme nouveau?»

Peut-être l’empreinte de mon professeur de philosophie. Il disait: «Demain matin, composition philosophique. Surtout, n’emmenez pas de livres»… Tout le monde arrivait avec des cartons pleins d’ouvrages. Il écrivait le sujet du devoir au tableau, d’une belle écriture soignée. Puis il quittait la salle en disant: «Je reviendrai chercher les copies dans quatre heures.» Alors, évidemment, tout le monde sortait les livres et recopiait dix, quinze, vingt pages. Le plus possible… Au bout de huit jours, nous nous inquiétions des résultats. Il disait: «C’est très intéressant ce que vous avez fait. Il faut du temps pour corriger»… Et puis, un jour, il arrivait avec le paquet de copies, il le lançait en l’air – le plus haut possible – et commençait: «Bon, premier, M. Untel; deuxième, M. Untel…» Je me souviens avoir été dix-septième. Cela m’a marqué jusqu’à l’os. Ma mère, c’était la mécréance; lui, il était incrédule…

Double figure…

Rien ne peut jamais se figer dans un état. Quand ça se fige, c’est monstrueux.

Vous avez dit de Makarenko: «Il a été très fier de fabriquer plein d’ingénieurs en Union soviétique»…

Pour moi, le communisme, c’est un mouvement. Un mouvement permanent. J’ai perdu l’habitude d’avoir les idées de mes propres croyances. Il faut que je les retrouve à l’occasion. J’ai adhéré six fois au Parti communiste quand j’étais jeune. Encore une empreinte: Pierre Simonot, qui était médecin à la Sécurité sociale. C’était dans les années trente… Du temps où j’étais militant, j’étais gâté. Je tombais en plein dans ce que le Parti voulait avoir avec les intellectuels communistes. J’étais choyé. Je pouvais dire ce que je voulais: je n’ai jamais rien dit par peur qu’ils veuillent me conférer des vérités premières. Alors, quand on se sent à ce point privilégié, on abandonne. C’est ce que j’ai fait… Mais j’ai toujours eu la pensée communiste.

Mais encore?

La mécréance. D’abord la mécréance…

Vous dites: «Quand on se sent à ce point privilégié, on abandonne»… Cela fait penser aux manifestes surréalistes. Au «lâchez tout, partez sur les routes!»…

Je connais. Ou plutôt, je reconnais. Au fond, c’est tout simple de penser de cette manière…

Fernand Deligny s’interrompt. Se saisit d’une sorte d’écritoire. Lit quelques «copeaux».

– Un coq nain se met à chanter à 11 heures du soir.

– La mémoire a la charge de tout ce que l’on a lu.

– Mes voisins portugais sont des maçons. Ils ont un camion que j’entends partir le matin et revenir le soir.

– Toujours aux murs de plâtre blanc, pour qui veut bien y voir, il y a un petit graffiti tracé pour l’éternité par la main de celui qui nous amène ici.

– Je crois que l’homme peut devenir ce qu’il peut devenir.

– Ma vie a été longue. J’ai eu le temps de travailler à motocyclette.

– Il m’est arrivé d’attendre dehors, de ne pas entrer en classe, alors que les autres étaient tous dedans, la porte refermée.

– J’entends la Terre qui tourne.

Ce que j’écris ne demande pas d’explication. Par exemple, je suis cacochyme. Il y a des mots, comme ça, il faut les voir passer pour les comprendre. Cacochyme, je n’avais jamais su ce que cela voulait dire. Un mot grec, paraît-il… Tout à l’heure, j’ai parlé du Parti communiste. L’erreur, si l’on peut dire, fait partie du mouvement. Pourtant, il faut que ça craque. C’est à cela que je tiens, que je tiendrais, si je tenais à quelque chose…

Vous avez parlé d’erreur…

Longtemps, il y a eu des mots d’ordre. On disait: «Des sous!» Les travailleurs, je crois que ça leur coupait la chique. On croyait qu’ils pensaient comme ça. Et ce n’était peut-être pas comme ça. En tout cas, ils ne pensent pas «Des sous!» En vrai, dans la vie, on pique, il faut piquer… Il y a là tout un pan qui est négligé, abandonné, qu’il faudrait peut-être revigorer…

Un pan de l’appropriation par soi-même d’une autre culture…

C’est ça. La classe, elle parle ou elle ferme…

Vous avez parlé de mécréance et d’incrédulité. On peut pourtant croire à autre chose qu’en Dieu?

Alors, ce n’est plus croire. C’est autre chose. C’est avoir confiance. On joue toujours sur les mêmes mots. Croire est un terme qui est sous-jacent à chaque pensée. Ne pas croire est toujours défini par rapport à croire. Et la négation est toujours seconde par rapport à l’affirmation. Comme si l’état naturel était de croire!

Vous avez eu cette phrase terrible, il y a deux ou trois décennies: «L’humanisme porte en germe le totalitarisme»…

C’est une vieille histoire. Je me battais dans le monde à ce moment-là. Je ne dirais plus les choses ainsi. Ce n’est plus vrai, cela date d’une autre époque… Quand j’écris, c’est pour protester contre quelque chose. Et, en général, pour protester contre les idées en vogue. C’est comme lorsque j’entends parler de l’humain. Comme s’il était tombé du ciel! Et l’humain, ça tombe loin… Comment c’est arrivé? J’ai vu beaucoup de gens essayer de décortiquer l’inné et l’acquis, mais c’était toujours mal décortiqué. C’est ce que je dois à Wallon….

Vous étiez à contre-courant?

Je ne sais pas. Pour être à contre-courant, il faut connaître le courant…

Vous avez tout de même la mémoire de vos contre-courants?

J’essaie de penser au plus près, au plus juste. Mon maître à penser, c’est Janmari. Parce que les bêtises que l’on dit sur l’autisme me renseignent toujours sur l’air du temps. On parle des autistes de loin, jamais de près. Janmari, c’est un sacré lien. On oublie toujours que ce n’est pas l’autiste qui est en réaction à l’égard de ce que l’on propose. On fait comme si c’était quelqu’un qui était tombé du ciel doué de réactions. L’agir n’existe pas. C’est une formule à l’emporte-pièce. On agit toujours en réaction à quelque chose. Or, cela, qui le matérialise? L’autiste. On oublie toujours de dire l’impact de l’entourage, de la mort, de tout ce qui entoure la différence. On a une pensée concassée. En 1967, on avait le souci d’échapper à la société. Et n’importe quoi était l’occasion d’échapper. C’est comme cela que Janmari et ses semblables – si l’on peut dire – ont trouvé une aubaine. Nous voulions faire quelque chose d’utile pour leur sauver la mise, empêcher qu’ils ne soient dans un hôpital psychiatrique…

Vous y êtes parvenus…

J’ai vécu pendant cinq ans à Armentières, dans ce qui était alors le pire hôpital psychiatrique de France. Ce n’est pas du tout effrayant, comme on le dit. Dans chaque pavillon, se crée une espèce de climat qui provoque en réalité la manière d’être. Ma philosophie de l’existence, je l’ai acquise au regard de ceux que l’on appelait alors les «mabouls». Puisque nous avions à vivre avec, comment faire pour s’installer dans l’humainement possible? Donc, nous nous sommes demandés: l’humain, qu’est-ce que c’est? On en parle tout le temps, mais on ne sait pas l’humain ce que c’est. Il n’y a pas d’«espèce» humaine. Le livre que je veux écrire aujourd’hui, ce serait les morceaux d’une pensée qui s’oppose…

Tout à l’heure, vous parliez d’échapper…

Il s’agit très clairement d’échapper à l’intimidation dominante. A chaque fois, j’ai échappé à ce que je faisais. Près d’ici, il y a une grande maison: j’avais le rêve d’établir une communauté de cent cinquante ou deux cents individus… Pour bien parler des choses, il faut vivre avec. Le mot «asile» veut dire refuge, il est devenu le symbole de pire que tout, de l’endroit d’où l’on ne sort jamais. L’asile, cela a été créé pour absorber les gens. A Armentières, le directeur d’alors était une crapule. Quand il y avait du chahut, il arrivait avec son vieux vélo. En entendant le bruit, les «mabouls» s’arrêtaient. Il était mû par une sympathie incroyable à leur égard, et il était considéré comme une brute. On parle des choses et, vous voyez, on ne touche jamais à la vérité de ces choses. Quand on touche à la réalité dans ce qu’elle a de plus profond, il n’y a plus rien à dire…

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